mardi 29 janvier 2019

Pour parvenir à la connaissance il faut une douleur durable…



 Grâce à toi Joseph Beuys
 
 Texte extrait de Ad Imaginem Dei II L'oeuvre inimaginable

par Robert Empain 


Joseph Beuys


«Le capital c'est l’homme!» affirme Joseph Beuys en marxiste authentique ; «l’artiste est un humain qui aime désespérément les autres» ajoute-t-il en chrétien — qu’il se soit déclaré chrétien ou pas importe peu, seule cette déclaration d’amour importe ici ; «au centre de toute démarche humaine doit se trouver l’homme» dit-il encore en humaniste , «l’homme est aliéné, et l’art a pour tâche de libérer» clame-t-il en artiste radical pour ajouter aussitôt : «le capitalisme et le communisme sont deux idéologies de nivellement par le bas de l’humanité et cet abaissement va jusqu'à la perte de conscience de l’individu.» Par conséquent : «la conscience individuelle est le but, car l'évolution intérieure est le fondement de l’histoire.»  
 
Je partage totalement ces propos lucides, comme ce dernier encore qui témoigne de l’expérience de survie qui fut à l’origine de ce que Beuys appela sa mythologie personnelle : «Pour parvenir à la connaissance il faut une douleur durable.»


I like America and America likes me, 1974



Son expérience vitale décisive, son mythe fondateur, Joseph Beuys l’a raconté maintes fois et cette histoire est devenue sa légende. 

A vingt ans, Joseph Beuys doit interrompre ses études de médecine pour entrer à la Luftwaffe comme pilote de chasse. Lors d’un raid en Crimée son avion est abattu et s’écrase. Là, selon son récit, il est recueilli mourant par des nomades tartares qui le soignent à leur manière, lui l’allemand, lui l’agresseur. Les nomades le couvrent de graisse, l’enroulent dans des couvertures de feutre et le nourrissent de miel, tant et si bien que le jeune Joseph revient à la vie et à la santé. C’est ainsi qu' à vingt ans et quelques, Joseph Beuys «parvient à la connaissance par une douleur durable»,  à la connaissance de la vérité et de la charité, qui sont des noms de la Vie. Et cela par une suite d’épreuves extrêmes, celles de la guerre, de la mort et de la résurrection Mais encore par la découverte de l’hospitalité et de l’humanité d'étrangers dont il était l’ennemi, par sa descente aux confins de l’abîme de la peur, par la culpabilité peut-être, par l’abandon et la mort et par sa remontée dans laquelle l’étudiant en médecine qu’il était allait rencontrer les esprits de la nature, les esprits purgatifs des plantes et les esprits convoqués par les rites chamaniques. Toutes choses qui éclairent ses engagements ultérieurs d’homme et d’artiste, comme son retrait déclaré de la scène de l’art et l’affirmation de sa geste artistique courageuse et visionnaire.
 


Elch mit Frau und Faunesse (Elan avec femme et faunesse) 1957



Il y a quelques temps, j’ai acheté un catalogue des oeuvres sur papier de Joseph Beuys. Je me suis aussitôt senti en affinité avec son monde et sa manière hallucinée avec sa façon spontanée et universelle de dessiner, avec son style intemporel proche des peintures du néolithique du Tassili, de Lascaux ou d’Altamira que j’ai regardées de près comme lui. Le style de ces peintures on le retrouve aussi sur des terres cuites archaïques grecques ou romaines, dans les catacombes,  dans les dessins les plus libres d’un Rodin ou d’un Turner et parfois dans les dessins des enfants qui n’ont pas été «pollués» par la télévision ou l’école.

Affinité encore avec les sujets de Joseph Beuys : ses corps animaux et humains, ses tons transparent et monochromes, ses couleurs minérales propres aux fresques, des couleurs terres, ocres jaune, rouge, verte, et parfois des bleus…  
 

Indian shot with arrows 1974


 
Récemment, ici et là, j’ai pu voir des installations ou des dispositifs de Beuys qui se référaient à ses performances en n'en montrant que les traces ou les archives ce qui en faisait des reliques dérisoires et fétichistes, des rébus momifiés, dont le sens premier et l’esprit initial me semblaient perdu. 
 
Si pour Beuys ce sens était celui d’une geste, d’une poétique vitale qui avaient une portée anthropologique, sociale, écologique, symbolique, poétique, chamanique et même mystique, et par là révolutionnaire et politique, l’esprit vivant de ses gestes et de ses actions se perdait dans leur muséeification, leur objectivation par le système muséal pour le marché de l’art avec lequel Beuys avait voulu rompre mais auquel, comme tant d’autres, il ne put échapper.
 


Schwangere und Schwan (Femme enceinte et cygne) 1959




Si en chrétien, en mystique, je reconnais avec lui que «la connaissance nous parvient par une douleur durable», je soutiens et je témoigne encore que la connaissance véritable ne se parachève que dans une joie durable et indestructible, et que l’art a pour seule tâche d'accomplir ce parachèvement par une pratique vivante, celles du créateur et du regardeur, de l'auditeur ou du lecteur qui font et refont les oeuvres en les vivant. Car seule la Vie dont nous vivons peut nous donner le pouvoir de transformer notre douleur durable en joie durable, un tel accomplissement étant le désir même de la Vie qui est la Joie éternelle.  Les artistes véritables, à savoir véritablement spirituels, sont ceux qui  plongent au fond de nos ténèbres et en ramènent la lumière dans des oeuvres capables de nous transporter de la Terre des mortels au Ciel des vivants en Dieu. 
 


Unschlitt (Suif) 1977



Un tel art est venu et ne cessera de venir. Le drame de l’homme contemporain est de l’avoir perdu de vue et cela précisément parce que comme tu le dis Joseph Beuys « l’homme est aliéné » c’est-à-dire qu’il a perdu l’Esprit qui libère pour s’enfermer dans le matérialisme, le progressisme, le productivisme, le scientisme, le nihilisme, de gauche comme de droite, oubliant que la révolution véritable est spirituelle et non matérielle et qu’elle doit être intérieure à chacun avant et afin de devenir celle de tous...

Pflockkreuz (Croix cheville) 1952






Illustrations : Oeuvres de Joseph Beuys 
Texte : Robert Empain, 1989

* Joseph Beuys est un artiste conceptuel et un performeur allemand. Connu pour son style théorique controversé et original, ses « sculptures sociales » tentent de rendre l’art plus démocratique en brisant l’espace entre vie et art. I Like America and America Likes Me (1974) reste une pièce importante dans le domaine de la performance : pendant trois jours, l’artiste s’enferme dans une pièce avec un coyote vivant, armé uniquement de plusieurs étoffes de feutre et d’une canne. Né le 12 mai 1921 à Krefield en Allemagne, Beuys combat durant la Seconde Guerre mondiale, se blesse lors d’un accident d’avion en 1943, une expérience qui marquera son style. Il s’inscrit à la Kunstakademie de Düsseldorf en 1947, il y est nommé professeur de sculpture monumentale, puis rejoint le groupe Fluxus aux côtés de Name June Paik et Georges Maciunas qu’il quitte quatre ans plus tard. Il performe lors de sa première exposition lors de documenta au début des années 1960 et est démis de ses fonctions de professeur en 1972 après avoir accepté des étudiants qui avaient été précédemment rejetés de l’académie. Beuys meurt le 23 janvier 1986 à Düsseldorf à l’âge de 64 ans.