samedi 13 décembre 2025

Le grand retournement !


Grâce à toi Annick de Souzenelle


Le 11 août 2024, à l'âge de 101ans. Annick de Souzenelle a quitté ce monde pour naître au Ciel. En juillet dernier nous annoncions en son hommage la publication sur ce blog de quelques textes et entretiens éclairant sa vie et son oeuvre lumineuses. Annick de Souzenelle a consacré une bonne part de sa vie à traduire et pénétrer les textes hébreux de la Bible afin de dévoiler leur sens caché. Son premier livre publié, Le Symbolisme du corps humain, ouvrit la voie à de nombreuses publications parmi lesquelles les deux volumes essentiels de Alliance de feu, que Jean-Philippe de Tonnac présentait ainsi dans Le Monde des religions. : « L’actualité du récit de la Genèse n’est pas affaire d’histoire, mais d’être : le mythe fondateur de notre civilisation nous parle en réalité de notre vie profonde, de notre rapport à l’Origine et à nos fins dernières. Encore faut-il pouvoir lire ce premier livre de la Bible au-delà du moralisme et de l’étroitesse d’esprit des interprétations classiques. Pour Annick de Souzenelle, seul le regard de l’Homme intérieur, pénétrant le caractère fondamentalement hébreu du texte biblique, permet une telle libération et nous ouvre à la Parole de Dieu Verset par verset, mot à mot, lettre par lettre, l’auteure du Symbolisme du corps humain nous invite à une nouvelle lecture du récit de la création - les deux premiers chapitres de la Genèse. Mêlant érudition et ferveur spirituelle, Annick de Souzenelle nous introduit dans une véritable « danse du sens », où s’allient la logique quasi mathématique de la langue hébraïque et la grâce d’une inspiration enracinée dans la tradition chrétienne. Refusant le prêt-à-penser et les réponses définitives, Annick de Souzenelle pioche dans les Évangiles, la kabbale et la psychologie pour questionner le message biblique. Sa méthode ? Bouleverser les habitudes de lecture du Livre, "que la paresse d’esprit et de cœur a figées." Notre  publication d’aujourd'hui sera dédiée à son ouvrage intitulé Le Grand Retournement (éditions le Relié) qu'elle publia à 97 ans.  Consacré au chapitre V de la Genèse qu’elle n’avait pas encore traité, cet ouvrage examine la généalogie d’Adam - Nom signifie, du sang de Dieu ou Dieu dans le sang - c'est-à-dire l’histoire des Patriarches depuis Caïn et Abel jusqu’à Noé, une généalogie que nous devons lire comme la généalogie inachevée de notre humanité. Annick de Souzenelle découvre en effet que ces grands ancêtres symbolisent chacun un moment du développement de l’être humain depuis Adam : « Mais aucune sagesse ne nous ayant arrêtés, écrit-elle, nous nous approchons aujourd’hui du viol de l’arbre de vie »  Par sa méconnaissance des lois métaphysiques et écologiques, l’humanité se trouve au bord du gouffre. De même qu’au septième mois le foetus se tourne dans le ventre de sa mère pour se préparer à sortir dans une nouvelle vie, de même la gestation symbolique de l’être humain doit le conduire à se retourner pour retrouver le sens perdu de son origine et de sa destinée  divines, et muter par un grand Retournement intérieur.


Entretien de Annick de Souzenelle par Laure de Germiny


            Qui sont ces ancêtres que vous avez en quelque sorte « rencontrés » ?

    Je me trouvais à Safed, patrie des kabbalistes, lorsque j’ai fait ce songe rappelé en introduction du Grand Retournement : « Tu ne quitteras pas ce pays sans avoir rencontré ton grand-père ». Les kabbalistes sont presque tous enterrés dans ce petit cimetière que j’ai parcouru religieusement le lendemain matin me demandant si c’était charnellement que je descendais de l’un d’eux. Je ne me connais pas d’ascendance juive, mais cela ne constitue pas une preuve. Il semble que le langage du rêve rende plutôt compte d’une autre dimension : « Dieu nous parle par songe », est-il dit à Job. Et je crois que mon ancêtre relevait d’une famille spirituelle ; de cette qualité de famille aussi le rêve m’apportait la connaissance, ce qui a été une force parce que, dans le monde, j’étais très seule.

    Tout cela veut dire, sur le plan anthropologique, que tout être humain a deux origines, l’une que je qualifie d’animale car elle relève de la création du cinquième jour de la Genèse, et l’autre d’origine divine, celle-ci plus connue mais non encore vécue – sauf par les grands saints de toutes les traditions – qui relève de la création du sixième jour de  la Genèse et qui fait de nous des Adam.

           Pouvez-vous préciser ce regard nouveau porté sur l’anthropologie ?

    Il m’est très difficile dans un échange comme le nôtre qui se veut simple, de résumer ce que j’ai écrit dans Alliance de Feu, édité chez Albin Michel en deux tomes de 700 pages environ chacun. Pour dire l’essentiel des choses, je comparerais la création divine à un grand expir divin, Dieu se vidant de lui-même d’une richesse au bout de laquelle l’un des vivants créés, l’Adam, accepte de se charger de l’inspir.  Appelé « Adam » – ce qui veut dire « de sang divin » – cet animal qui a accepté la lourde tâche d’assurer l’inspir divin, cet animal devenu humano-divin est l’Homme, qui est alors créé une deuxième fois, mais alors en qualité d’« image de Dieu », et, comme telle, « mâle et femelle ».

    L’Adam se révèle être maintenant le féminin de Dieu et être appelé à faire œuvre mâle en son propre féminin qu’est le reste du vide divin dont il s’est chargé. C’est ici que se précisent les données anthropologiques du Livre de la Genèse. Je résume : l’Adam, dernier des vivants dont Dieu se vide comme dans un expir, se charge de l’inspir, soit de reconduire à Dieu la totalité de ce dont Dieu s’est vidé. Créé animal au cinquième jour de la Genèse, il vit alors au sixième jour une création nouvelle qui le fait « image de Dieu », c’est-à-dire recevant en lui-même une semence divine qu’il aura à faire croître – ce qui le fait aussi femelle par rapport à Dieu et mâle par rapport à son propre féminin fait de toute la création dont il s’est chargé pour la reconduire à Dieu.

         Notre humanité toute entière est saisie par un bras puissant 

    Nous, aujourd’hui, nous ne connaissons encore que l’homme animal, dont très peu d’êtres se vivent « image de Dieu », même si leur mental le sait. Mais la réalité ne se vit pas dans le mental, c’est dans une actualisation expérientielle qu’elle se joue. C’est pourquoi il m’est très difficile de vous parler de ce qui n’est pas vécu, de ce qui n’est pas objet d’expérience. Et les mots ont été employés dans de telles confusions qu’il est difficile de les arracher au sens qui leur a été donné pour les remettre dans leur vraie lumière.

        Pouvez-vous donner quelques exemples de cette confusion ?

    Le plus lourd est le nom de « Ishah » vulgairement donné à la femme par rapport à l’homme animal que nous sommes. Or Ishah est le féminin intérieur de l’Adam qui, lui, est homme et femme. Cesféminin intérieur est redécouvert aujourd’hui sous le nom d’inconscient. Lorsque Ishah se retrouve seule devant le serpent  – Satan, qui vient vérifier si l’Adam est devenu capable de commencer le chemin ou s’il doit retourner en arrière -, ce n’est pas la femme appelée Ève à la suite de ce drame qui se présente mais Ishah, soit un Adam confondu avec son inconscient, totalement inattentif à l’information reçue de son Dieu. Aussi mute-t-il en régression – jamais Dieu ne condamne à mort ! Et lorsqu’il s’adresse à l’Adam, ce n’est pas pour le condamner mais pour lui montrer les conséquences inévitables de son erreur, eu égard aux lois du créé. Et cela jusqu’à ce qu’il se retourne. Ce retournement proposé est aussi le terme de l’errance et de l’esclavage dans lequel l’Adam s’est vu reconduit. Ce verbe Tashoub (prononcer Tashouv) « Retourne-toi ! »  est une instante prière de Dieu faite à l’Adam pour qu’un jour il se retourne vers son Ishah et reprenne le chemin ontologique (Gen 3,19).

Voici deux exemples de mots, Ishah et Tashoub, qui ont été compris dans un sens complètement faux. Et il y en a beaucoup d’autres. Je me permets alors d’ajouter que sans doute beaucoup plus d’êtres humains que nous le pensons ont fait dans leur personne ce grand retournement et construit le levain d’une pâte qui s’apprête aujourd’hui à lever ; et peut-être aussi notre Dieu aime-t-il l’humanité, son épouse, d’un tel amour qu’il l’arrête avant qu’elle ne saisisse le fruit de l’Arbre de Vie, car aujourd’hui, à n’en pas douter, cette grande Teshoubah, ce « grand retournement » se profile. Notre humanité tout entière est saisie par un bras puissant (cavod en hébreu !)

        Œuvre humaine de la lente formation d’un levain pour l’humanité, œuvre divine qui intervient avant qu’il ne soit trop tard… N’est-ce pas là l’histoire de l’humanité que nous révèlent ces patriarches que vous avez retrouvés dans la Bible ?

Il y a, vous le savez bien, l’histoire et l’Histoire qui correspondent à des réalités d’ordres différent : celle de la création est mythique, ce qui veut dire parfaitement réelle mais d’une réalité autre pour laquelle nous n’avons qu’un langage approchant. Celle des patriarches en fait partie mais, à un moment, elle glisse aussi sur l’historique que nous connaissons. Et c’est là que commence une concordance assez fascinante entre ce que permet de lire la Bible depuis environ 10 000 ans avant notre ère et ce que découvrent les archéologues et anthropologues aujourd’hui. Lorsque j’ai repris la plume ces derniers mois, je n’ai pas cherché la confirmation – ou l’infirmation- de ce que je découvrais, ne pensant alors que prendre des notes personnelles. Lorsque ces notes personnelles prenant consistance se sont orientées vers leur édition, j’ai poursuivi mon étude sans revenir en arrière, et ce n’est qu’aujourd’hui que me tombent sous les yeux les travaux d’Anne Lehoërff, archéologue et anthropologue, études réunies dans un petit livre de la collection «Que Sais-je » intitulé Le Néolithique. L’auteur fait remonter cette période de l’histoire à environ 10 000 ans avant notre ère, comme marquant « un vrai début de nos sociétés allant de pair avec un début de réchauffement climatique, et sur un autre plan, l’inauguration de la domination masculine ». En un mot, une grande part de ce qui fait écho à ce que je découvrais de mon côté !

        «Inauguration de la domination masculine », que voulez-vous dire ?

    Le néolithique, dit Anne Lehoërff, serait comme un vrai début de nos sociétés ! Elle met l’accent sur l’augmentation progressive de la population, sur les nouvelles sociétés agricoles et l’autorité grandissante des hommes pour un bon ordre du monde, les femmes s’effaçant dans la vie domestique, mais aussi dans celle de l’évocation des mystères de la vie – dont le côté sombre ne leur serait pas étranger !

    De quoi ce côté sombre est-il constitué ?

    Vie et mort sont jumelles ! Dans l’ontologie des profondeurs de l’Adam, elles sont jumelles et cette part ontologique affleure inconsciemment mais constamment dans l’humanité ! Et la confusion entre Ève et Ishah dont je viens de parler en est un des signes les plus clairs.

    Qu’a fait l’humanité d’elle-même depuis ces premiers temps du néolithique ?

    Pour répondre à votre question, j’expose rapidement l’hypothèse qui a présidé à ma lecture biblique, à savoir : regarder l’humanité comme un fœtus dans la matrice cosmique et les six premiers patriarches comme présidant aux six premiers mois de gestation. Adam, premier patriarche, donne son nom à toute la lignée. Il a deux fils Qaïn et Habel, et [voici] le commencement des jalousies, des rapports de force et de ce que nous appelons aujourd’hui le règne de la logique binaire ; et le vainqueur crée des villes, des civilisations. C’est là le début de ce que notre archéologue appelle le « néolithique », soit celui d’un nouveau travail de la pierre ; mais on peut aussi entendre créations mentales, philosophiques, idéologiques… de plus en plus intelligentes. Si intelligentes que le fœtus du cinquième mois, Mehouyaël, nous dit qu’il « oublie Dieu » – car tel est son nom. La mémoire qu’il avait de son Dieu à travers des rituels chantés et dansés s’est affadie au bénéfice des idoles qu’il s’est créées à partir de ses œuvres. Mais vers la fin du cinquième mois, le nom de Mehouyaël devient Mehiyaël, une lettre – yod en hébreu, symbolisant le Saint Nom (YHWH) – s’est introduite dans l’écriture, symbolisant le retour du divin. Et si le sixième mois commence, comme je le montre, par la naissance du Christ, le cinquième patriarche devenu Mehiyaël semble indiquer le surgissement d’une authentique spiritualité autour du VIIe siècle avant notre ère avec les prophètes en Israël, le Bouddha en Inde, Lao-Tseu, Zoroaster et tant d’autres. Et tous sont là comme pour préparer l’Adam à recevoir le divin qui va venir se glisser avec une discrétion étonnante dans le tissu encore animal de l’humanité.

        Pourquoi l’humanité ne s’accomplit-elle pas alors au sixième mois ? Les textes ne disent-ils pas : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu » ? Le ciel est-il resté étranger à l’Homme à ce moment-là ? Vous citez les premiers Pères, saint Irénée en particulier, qui à ce moment des premiers temps de l’Église sont encore proches des textes sacrés, le psaume 82 du premier testament et saint Jean rapportant les paroles de Jésus : « Vous êtes tous des Elohim – des dieux » ?

    Mais pour répondre à votre question je vous demanderai à mon tour pourquoi un enfant totalement achevé sur le plan anatomo-physiologique à la fin du sixième mois ne naît-il pas ? Pourquoi reste-t-il encore trois mois dans le ventre maternel ? J’ai toujours répondu dans mon cœur à cette question en me disant que l’enfant devait recevoir en ces trois derniers mois une information supplémentaire et d’un ordre beaucoup plus subtil, sans doute concernant sa vie spirituelle. D’ailleurs Marie, venant de recevoir la visite de l’ange au sixième mois de l’année et allant voir sa cousine Élisabeth, alors enceinte de six mois, le confirme lorsque l’Évangile nous dit que, dans le ventre d’Élisabeth, « l’enfant bondit à la vue de son Seigneur ». Je ne pense pas que l’on puisse dire que le ciel soit resté étranger à l’Homme à ce moment-là, mais je renverserais la proposition et dirais que l’Homme est alors resté très étranger à son Dieu !

        D’après votre méditation, nous sommes parvenus au temps de Lemek, septième mois de gestation de l’humanité, et la mutation s’accomplit aujourd’hui. Nous sommes secoués par des épreuves que nous ne comprenons pas plus que les Hébreux avant le grand départ, mais qui nous « sculptent le cœur » dites-vous. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’épidémie qui secoue la planète ?

    2020 ans après la naissance du Christ, qui fait l’an zéro, c’est aujourd’hui. Aujourd’hui aussi que s’achève l’ère des Poissons et s’ouvre celle du Verseau, symbole de connaissance.

J’ouvre une parenthèse pour résumer ce que je vois se jouer aujourd’hui. Nos lettres de l’alphabet, nées de ce que les Hébreux appellent les Grandes-Lettres-d’en-Haut, le Verbe divin, sont des idéogrammes, dont le premier exprimant la lettre «A» est la tête d’un animal cornu dont les cornes vont chercher les informations à la verticale ; elles vont maintenant chercher ces informations à l’horizontale. C’est intéressant d’entendre et de voir le coronavirus nous inviter à redresser nos cornes. Je referme cette parenthèse.

C’est pour donner naissance à ce «fils de l’homme» que nous sommes aujourd’hui retournés. Mais en réalité, pour ne pas dire autre chose car tout fœtus au début du septième mois de gestation se retourne dans sa matrice – et le grand fœtus adamique est aujourd’hui retourné – une immense mutation se prépare. L’humanité a peur, d’une peur dont elle ne conscientise pas encore la nature de l’ogre qui la mange et deviendra sa puissance d’intégration. Elle réagit dans son mode encore dualiste par une violence destructrice inquiétante mais aussi par une solidarité, un communautarisme jamais vus. Elle est retournée car elle ne sait pas se retourner, et c’est parce qu’elle va à la mort que ce retournement, agi d’en Haut, la sauve. Pour le dire vite, elle actualise le mythe de l’exil et mange le fruit de l’arbre de la connaissance qu’elle a fait mûrir par la seule voie extérieure sans l’être devenu ; elle est  arrêtée maintenant alors qu’avec ses travaux pour éradiquer la mort elle touche à l’Arbre de vie, au niveau de la tête.  Le verset de la Genèse concernant cette étape est formel : « Empêchons le … » (Gen 3, 22). Nous sommes empêchés comme un père aimant empêche son enfant de se noyer en le rattrapant par les cheveux.

        Cette « irruption du divin » nous arrête, dites-vous. Le vaccin n’est donc pas pour demain ?

  Ce qui arrêtera cette pandémie sera un changement radical de niveau de conscience – cela est symbolisé par une décapitation. Jean-Baptiste, « le plus grand parmi les fils de la femme » dit le Christ, Jean-Baptiste est décapité. Symboliquement, il recouvre une tête nouvelle dans la personne de Jean l’Évangéliste qui est alors reconnu comme « fils de l’Homme » par Jésus lorsqu’au pied de la croix il est présenté à Marie comme étant son fils, et Marie lui étant confirmé être sa mère. Nous ne sommes plus ici dans un langage d’exil car Marie est l’Adam totalement accompli.

    C’est en effet un langage difficile à comprendre ! Que dit le virus de notre anthropologie ?

    Que l’humanité a un virage radical à prendre, mais pas à l’horizontal, à la verticale. Je viens d’introduire les notions de « fils de l’Homme » et de « fils de la femme » dont aucun catéchisme ne nous a parlé jusqu’à aujourd’hui. Je ne sais pas quel terme hébreu le Christ a employé pour parler de l’enfant qui naît de notre retour à l’état animal en situation d’exil, sans doute est-ce celui de Hawah -- prononcer Rawah, Ève -- qui donne la vie animale, alors que le « fils de l’Homme » dans le langage divin a dû être « fils de l’Adam ». En tout Adam – homme ou femme – en effet, la fonction matricielle est assumée par son « autre côté » qui, s’il est Ishah en sa qualité d’épouse, est appelé « Adamah » en sa qualité matricielle ; cet unique féminin est lourd de la semence divine fondatrice de l’Adam, image de Dieu, portant l’information de son devenir. Ishah-Adamah se présente ainsi comme étant la crèche, puis le temple de chaque être humain, nidifiant l’enfant divin que chacun de nous est appelé à devenir. C’est pour donner naissance à ce « fils de l’Homme » que nous sommes aujourd’hui retournés, invités à revenir en Eden et à recouvrer notre ontologie première.

L’humanité vit là quelque chose de grandiose, de redoutable aussi, compte tenu du réactionnel que cette totale dé-sécurisation dans un premier temps commence à instaurer ; et je crains que l’on ne puisse éviter cette étape encore très « animale », non pas au sens péjoratif du terme, mais au sens impulsif, imprévisible, lorsque nos animaux de l’âme, non travaillés et alors affolés, ne savent que détruire.

        Ce travail sur nos « animaux de l’âme », la psyché, constitue donc  un élément central de l’anthropologie nouvelle que vous proposez…

    Il n’y a pas plus ancien que cette anthropologie proposée par les premiers Pères de l’Église, mais oubliée. Origène, Évagre le Pontique, et même plus tard encore, au IVe siècle, Eusèbe de Césarée nous mettaient en garde par rapport à ces animaux de l’âme, et, de mémoire, je cite Eusèbe concluant cette nomenclature animale en disant : « …et chacun hennit après la femme de son voisin » !

Notre Ishah intérieure, notre inconscient, est habitée de ces énergies sauvages dont la violence peut nous tuer ! Les lois religieuses invitent à en devenir maître, mais nous savons combien, dominées un jour, elles peuvent échapper à notre vigilance le lendemain ; ou refoulées un autre jour, faire des dégâts encore plus considérables. Les sciences humaines nous ont amenés à descendre en nous-mêmes pour mieux connaître et mieux maîtriser ce petit monde libéré de culpabilisations paralysantes. Mais lorsque le Christ invite Nicodème à épouser son Ishah, appelée Adamah dans sa qualité de mère pour naître une seconde fois, c’est pour aller plus loin encore. Il s’agit alors de remettre à un moment l’animal maîtrisé dans les mains du Seigneur intérieur à chacun.

         Comme le Christ s’est incarné, des hommes et des femmes se sont transfigurés... 

    La venue du Seigneur est cependant intimement liée au nécessaire surgissement chez l’homme d’un amour infini, purificateur de l’événement qui a fait se déchaîner l’animal, car « seule la force de l’amour permet les mutations » dit le Cantique des cantiques (8, 6). Mais la qualité de cette force est encore peu connue ! Elle n’est pas un sentiment, elle est comme une arme bien concrète qui purifie toute situation pathologique. C’est très difficile à décrire ! Mais seule elle est source de mutation venant de la part de l’homme. Le Seigneur fait la mutation. Et c’est comme si un coup de baguette magique transformait soudain l’animal porté sur l’autel de feu de cet amour en information, faisant croître l’Arbre de la connaissance que nous sommes et dont nous avons à devenir le fruit. Cette opération est illustrée dans les mythes par le surgissement du Phoenix, soudain né des cendres de l’animal et constituant l’inspir divin.

        C’est ce travail qui mène à la transfiguration ?

    Oui, c’est en effet ce travail de mutations successives qui peut mener l’homme, ce grand Adam, à sa transfiguration, son devenir divin. Les sciences mettent bien aujourd’hui l’accent sur la non-discontinuité entre la matière et l’esprit, comme entre l’esprit et la matière. Et comme le Christ s’est incarné, des hommes et des femmes se sont transfigurés. Le long de ce chemin de transfiguration, tout se passe comme si nous recevions une nouvelle tête soudain mise sur nos épaules au fur et à mesure de ces mutations de l’énergie animale en information.



Prière ! Huile sur papier. 21x29 cm. R.E. 1989

        Vous avez parlé plus haut de «décapitation», or l’actualité tragique récente est celle d’un enseignant accusé de blasphème, décapité par un terroriste islamiste…

    Oui,  il y a là une synchronicité qui me bouleverse. Au moment même où Samuel Paty était décapité, mon livre sortait de l’imprimerie. Or il se termine par une invitation à la décapitation symbolique. Car le chemin que nous venons de parcourir et auquel invitent les événements qui bouleversent le monde est celui de l’urgence d’un changement de niveau de conscience. Non pas changement de morale, mais participation à des niveaux de Réel autres. Ils sont symbolisés dans la Bible par des décapitations.

« Ô peuple à la nuque raide !» déplore le Seigneur. David tranche la tête du Philistin, Judith celle d’Holopherne, Hérodias fait décapiter Jean-Baptiste, et il n’y a pas si longtemps le peuple français excédé coupe la tête du roi… C’est là, dans ce dernier exemple et de la part du peuple, une demande de changement inconsciente de sa propre tête.

Et je crois que c’est cela même qui se passe aujourd’hui. La tête des peuples, celle du grand Adam est comme coupée. Une nouvelle conscience est proche de l’éveil. Elle ouvrira sur un nouveau paradigme dont le langage est si nouveau qu’il est encore totalement incompris et qu’il est difficile d’en parler ! Il nous faut pour cela un « grand retournement » dont nous ne vivons que les prémices !


mardi 2 septembre 2025

Saskia Weyts. Août 2025. Exposition dans le Parc Naturel de la Brenne - Mérigny - France

 Grâce à toi Saskia Weyts

Je peins comme les rivières et les vents

 Je peins comme les fleuves peignent les paysages

Comme les torrents sculptent les montagnes

Je peins comme les flaques reflètent les nuages

Comme les vagues et les vents dessinent les plages 

Je peins comme la vie coule dans mon âme 

Et fait battre mon coeur 



PROPOS

par Saskia Weyts 

    Ce qu'évoque ce poème et le titre de mon exposition c’est bien entendu mon geste artistique, un geste enraciné dans la Vie et dans la Nature vivante, un geste fluide inspiré par les flux et les reflux, les mouvements et les mélanges incessants des éléments, la terre, l’eau, l’air, le feu et la lumière.


Depuis toujours, je m’émerveille de la beauté inépuisable de la nature et je nourris mes créations de la créativité illimitée de la Création. 


    Je n’imite pas la nature de manière naturaliste, je ne peins pas avec des pinceaux, mais avec le Souffle créateur je cherche à poursuivre la Création en prolongeant ses gestes, en recevant ses énergies, en recueillant les forces qui créent les formes, et les vibrations de la lumière qui pénétrant les matières et les corps vivants révèlent à nos âmes ces émotions subtiles que nous nommons couleurs ! 


Je peins en guidant les flux des couleurs, je peins comme l'eau des océans s'évapore vers les ciels sous la caresse brûlante du soleil pour être guidée par les nuages et les vents partout sur la Terre et parvenir à la blancheur des anges, d'où, peu à peu, elles redescendent purifiées vers l’Océan natal par la voie des torrents, des rivières et des fleuves qui, au passage, peignent ici des paysages verdoyants et là-bas des lacs étincelants où se mirent les nuages revenants. Je peins comme la Vie qui offre à tous  la vie et avec elle la joie de créer et de lui rendre grâce.


Je cherche au fond à célébrer les gestes originels qui nous relient à la Puissance créatrice initiale à l’œuvre sur cette Terre comme au Fond secret de nous-mêmes afin que nous sentions en nous l’Uni - vers né du  miracle qu’est la Vie qui vit en nous et se révèle en toute choses créées. 









Phénoménologie radicale et religion de la vie.


L’auto-révélation selon Michel Henry


Radical Phenomenology and Religion of Life. Self-

Revelation according to Michel Henry ; p. 341-368



 Pour une phénoménologie radicale de la vie, en tant qu’effectuation pratique sur le plan d’une phénoménalisation originaire et absolue, le contenu de l’apparaître immanent, correspondant à l’affectivité transcendantale, est identique à ses modes de réalisation. Or, aucune élucidation de cette problématique phénoménologique centrale ne semble mieux convenir à l’« être » de « Dieu » qui — étant le Vivant par définition même — ne peut être différent d’aucun de ses actes impliquant son essence vivante en tant que telle. À la suite de Maître Eckhart et de Michel Henry, les manifestations du phénomène religieux peuvent être considérées — et donc saisies adéquatement — comme les modalités mêmes de la Révélation purement intérieure ou acosmique de l’Auto-donation de la Vie phénoménologique absolue en sa Vérité d’un Vivre éternel où n’intervient aucun élément qui ne réaliserait pas, à tout moment, la substance même de Dieu, c’est-à-dire sa « Parole » vivante comme son Auto-révélation.



Par Rolf Kühn

   



R.E - Résurrection. Tempéra sur papier. 40x60cm. 2025


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Au cours de notre investigation sur l’auto-manifestation, relevant de la phénoménologie de la vie, en tant qu’essence de l’appa­raître et du religieux dans le christianisme chez Michel Henry (1922‑2002), deux compréhensions se sont cristallisées, qui semblent être corrélatives. D’un côté, la Vie absolument phénoméno­logique — en tant qu’essence de Dieu lui-même au sens de son auto-donation se révélant — ne se laisse plus subsumer sous un concept intuitif ; d’un autre côté, la reconnaissance d’une telle réalité privée de toute intuition au sens du remplissement de l’évidence implique la nécessité du recours au concept d’une autre métaphysique afin de souligner la facticité incontournable d’une effectivité absolue de la révélation qui constitue elle-même, d’une façon aussi essentielle, la vérité immanente de l’« homme » en tant qu’être vivant pathique ou passible. Ainsi la détermination de la métaphysique n’a plus recours au concept de l’être et ce, ni au sens onto-théologique, ni au sens de l’herméneutique existentiale. Et dans la mesure où l’analyse radicale et contre-réductive de la vie purement immanente ne contient plus de dispositif de conditions transcendantales a priori au sens d’une opération déductive de principes, une compréhension de la métaphysique en tant que catégorialité de l’essence ou de l’expérience qui précéderait l’apparaître en tant que tel est dès lors fondamentalement obsolète. Donc, sans vouloir restaurer ni une métaphysique générale, ni une métaphysique spéciale1, le fait incontournable qu’on ne puisse renoncer au terme « métaphysique », même si la phénoménologie, pour peu qu’elle veuille se comprendre elle-même, ne peut plus échapper à l’essence de l’auto-révélation religieuse, signifie eo ipso et à son tour une requalification du « phénoménologique » par rapport à sa détermination d’essence classique en tant que remplissement intuitif ou compréhension herméneutique du sens.

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Car, pour le dire en d’autres termes, l’opposition ne semble finalement pas tant être celle entre la métaphysique et la phénoménologie, mais entre la « monstration » (preuve) et l’« épreuve » immanente, où persiste cependant l’idée que la métaphysique au sens habituel vise une dépendance vis-à-vis de la transcendance — mais qu’elle est comprise ici comme épreuve a priori et contre-réductive de la vie absolument phénoménologique en son immédiateté. Ou pour le dire dans les termes de Michel Henry :

C’est seulement en partant du phénomène métaphysique de la Vie, en la reconnaissant comme la Révélation originelle présupposée par tout ce qui éprouve et s’éprouve soi-même, qu’on peut saisir, à partir de cette révélation originelle en lui de la Vie, ce qu’est un individu vivant2.

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Il s’agira par la suite de comprendre cette phrase dans toutes ses dimensions, tout en assumant sur ce sujet, notre responsabilité phénoménologique propre.


I. Concept, métaphysique et mystique

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Le concept et l’évidence sont en effet liés l’un à l’autre dans la mesure où le concept signifie — pour la détermination de l’expé­rience qui se démontre — ce qui constitue l’évidence eu égard au remplissement d’horizon, à savoir le fait de rendre possible l’expé­rience en général. L’évidence phénoménologique veut intuitionner eidétiquement du général à même le singulier et ce, en une essentialité concrète en tant que typique de la conscience et dans une systématique transcendantale et synthétique, c’est-à-dire en tant que cours de l’expérience possible qui, certes, ne doit être réalisée de cette façon par aucune individualité empirique, mais qui reste pourtant tributaire, en son empiricité, de la limitation, à chaque fois régionale, des possibilités internes de variation qui caractérisent cette dernière :

La validité de l’expérience et de la connaissance empirique de l’expé­rience a son corrélat dans certains rapports effectifs et possibles de la conscience de l’expérience et, à l’inverse, si l’on admet que ces rapports existent, la connaissance de l’expérience a aussi une validité3.

  • 3  E. Husserl, Grundprobleme der Phänomenologie 1910/11, dans : Id., Zur Phänomenologie der Intersubj (....  notes complètes en bas de page) 

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L’abstraction apriorique de cette intuition d’évidence phénoménologique ne contredit donc pas la concrétude monadique déployée de la vie subjective, tandis que la détermination conceptuelle classique signifie la représentation d’un objet en général dans lequel des étants singuliers possèdent ce qu’ils ont en commun. Cette essentia ou quidditas désignait en tant qu’idea en même temps la présence d’essence englobante en tant qu’identité du connu et du connaissant, autrement dit le fait de l’expérience en tant que connaissance intuitive par la co-efficience de la raison et de la sensibilité. D’après Kant, une telle synthèse implique d’ailleurs une ontologie métaphysique qui ne conduit pas le rapport être/étant en tant que synthèse véritative à sa fondation, laquelle exige d’après Heidegger la compréhension du rapport transcendant et ouvert entre des déterminations ontiques et le mode de rapport ontologique en général.

  • 4  I. Kant, Kritik der reinen Vernunft, A 320, dans : I. Kant, Werke (Akademie Textausgabe 4), Berlin (...)
  • 5  Cela exclut, à notre avis, la qualification de la phénoménologie de la vie comme un « vitalisme ph (...)

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Quelle que soit dans le détail, du point de vue de la théorie de la connaissance, la détermination relationnelle entre la réceptivité et la spontanéité, l’état de choses d’après lequel le concept (preuve) n’est pensable ni sans le moment rationnel (catégorial), ni sans le moment sensible (passif-matériel), reste valide — même si Kant appelle le concept une « représentation non intuitive » qui ne saurait pourtant agir pour elle seule. En effet, même le concept pur reste en tant que notion une règle de l’entendement qui ordonne l’intui­tion via l’imagination, tandis que le concept empirique se subordonne le contenu de l’intuition conformément à l’entendement4. Mais si la vie au sens purement phénoménologique est toujours déjà présente dans toutes les effectuations rationnelles et sensibles en tant que telles ou si elle y co-opère de façon non thématique (ce par quoi Husserl étend la subjectivité transcendantale par rapport à Kant), alors cette vie elle-même ne peut plus être un concept dans le sens indiqué sans quoi elle se présupposerait elle-même pour sa propre détermination conceptuelle. C’est précisément dans la mesure où une distanciation par rapport à la vie — aussi instantanée soit-elle — ne rend pas possible une intuition de cette dernière, qu’une telle vie reste en tant que force accomplissante de la conscience, dans sa spontanéité tout comme dans sa réceptivité, une réalité irrattrapable au sens de l’inconcussum chez Descartes5. En raison d’une épochè radicale, elle n’est plus soumise à aucune idée de la « présence » ni de n’importe quelle autre substantialité, mais elle est immédiatement un savoir de la vie qui se manifeste en tant qu’affectio dépourvue de tout horizon d’objet conceptuel. La vie en tant que non-concept signifie dès lors une réalité dont l’essence propre se dérobe à la détermination généralisante parce que toute généralité contient nécessairement une abstraction de la « vie » qui, en tant qu’accomplissement, ne peut se manifester justement que de façon individuée, ce qui explique par là même pourquoi, selon Husserl, elle ne pouvait servir de fondement unique pour les sciences :

  • 6 Husserl, Grundprobleme der Phänomenologie, p. 167.

Si l’on voulait se limiter à la donation de la cogitatio en tant que donation absolument indubitable, c’est-à-dire en tant que donation relevant de la perception […], nous ne pourrions jamais que dire : « ceci », mais nous ne saurions prévoir comment une connaissance scientifique pourrait ici être réalisée6.

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Si, par ailleurs, Husserl a, d’un côté, enseigné l’« intuition catégoriale » contre l’empirisme d’expérience de Locke et de Hume, mais si, d’un autre côté, dans son œuvre tardive, il a dû tenir compte de façon plus prononcée de l’historicisation de l’essence — par exemple du géométrique en tant qu’idéalité liée historiquement7 —, cela semble indiquer une fois de plus que la conceptualité pure en soi ne se porte pourtant finalement pas elle-même parce qu’elle requiert une intervention matérielle et vivante sans qu’il faille trancher ici davantage eu égard au statut de la « vie historique ».

  • 7  Cf. J. Derrida, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl (Épiméthée), Paris, Presse (...)
  • 8  À propos de la contamination du concept hégélien de l’apparaître en tant qu’expérience par la néga (...)
  • 9  En ce sens l’interprétation de la Vie phénoménologique comme substrat de la vie individuelle au se (...)

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Le « caractère vide du concept » sans intuition empirique chez Kant, qui est ensuite supprimé par Hegel dans la mesure où chez lui le concept doit désigner l’essence dialectique de l’apparaître en tant qu’expérience elle-même8, renvoie par conséquent à ce que le concept ne puisse nullement être autonome, ce qui vaut cependant justement pour la vie qui possède dans son autonomie en tant qu’absence d’horizons en même temps sa matérialité d’expérience en tant que se-manifester pur en soi-même. C’est dans l’exacte mesure où la phénoménologie, par son auto-obligation (contre-)réductive en vue de l’originaire, a affaire à une telle autonomie de l’apparaître pur qu’elle reconnaît aussi pour elle-même le statut absolument métaphysique de cette origine autonome — en tant que, toutefois, elle ne la confine pas à son exigence méthodique propre de devoir se « montrer » au sein de ses limites d’évidence. La critique de la métaphysique classique comme norme régulatrice de la manifestation grâce à la « lumière de la raison », dans laquelle tout étant doit survenir phénoménalement dans une suite ontologique de principes au sein d’un concept universel de l’être (puisque le concept règle tout in-tuitif en général), est dès lors une critique identique de cette présupposition ontologique de la transcendance en tant qu’« objectivité » conceptuelle de tout apparaissant9.

  • 8  À propos de la contamination du concept hégélien de l’apparaître en tant qu’expérience par la néga (...)
  • 9  En ce sens l’interprétation de la Vie phénoménologique comme substrat de la vie individuelle au se (...)

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Avec cette critique contre-réductive d’un mode de phénoménalisation qui, dans l’espace de l’entendement ou du concept en tant que « lumière », ne tient compte que d’une manifestation ontologique et matérielle, toute possibilité de la métaphysique n’est cependant pas nécessairement détruite — dans la mesure où le caractère « aveugle » de l’intuition sans concept (ou sans dialectique) signifie justement déjà un jugement du point de vue de cette raison conceptuelle dont la légitimité en tant que conscience engloberait en effet tout ce qui devrait d’abord d’être fondée. Autrement dit, le caractère aveugle de l’intuitif sensible, constaté à partir du concept, manque d’une attestation phénoménologique propre, de telle sorte que ce qui est privé de lumière doit — conformément à l’essence — apparaître comme « aveugle ». Si cette élucidation n’a pas lieu, alors on n’en reste (au fond) qu’à un jugement factuel dont le degré de généralité ou la force démonstrative n’ont pas réellement été établis de façon transcendantale.

  • 10  Cette distinction manque chez M. Haar, « Michel Henry entre phénoménologie et métaphysique », Phil (...)
  • 11  Quant à l’opération de la déconstruction par la pensée postmoderne, cf. R. Kühn, Postmoderne und L (...

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Si l’immanence de l’être, invisiblement sombre, de l’affectif est un savoir absolu, alors « la réinscription de la phénoménologie » dans cet absolu est certes une réinscription dans le métaphysique, mais pas nécessairement dans l’histoire onto-théologique de la métaphysique10 telle qu’elle a existé jusqu’à présent, laquelle est soumise à la destruction dans le sens phénoménologique radical11, dans la mesure où l’épreuve intime de soi de l’affectivité n’admet ni l’apparence ni l’apparition comme une conséquence de dont elle a ontologiquement été rendue visible. Cette affectivité exige, en tant qu’auto-apparaître, que sa phénoménologie se règle selon l’essence de l’apparaître en tant que tel et non plus selon la méthode. Par là, non seulement « l’oubli de la vie » en tant qu’« oubli de soi » donné à la seule transcendance devient central, mais, « métaphysiquement », toute propriété phénoménologique qui repose sur la structure d’immanence conduit de façon principielle à l’acte de l’« être » en tant que vie parce que sa réalité n’est plus médiatisée par une compréhension de l’être, mais qu’elle doit devenir compréhensible à partir de la vie absolue elle-même. En effet, par la structure d’unité affective de l’être affecté vivant de toute réalité apparaissante, le cercle — qui soumet d’abord l’absolu à un principe du savoir qu’il reste ensuite à éclaircir à partir de cet absolu lui-même — est rompu. La subjectivité occupe ainsi, il est vrai, une position centrale parce que l’ego (Moi) n’est plus défini par une autre structure que par l’immanence affective passible, ce qui, toutefois, ne signifie plus une dépendance du point de vue de l’histoire de la métaphysique dans la mesure où aucune conscience réflexive et subjective ne fournit le modèle pour ce pathos d’affectivité qui, dans son caractère inconditionné en tant que passibilité pure, doit pourtant être nommé « métaphysique » en un nouveau sens.


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D’un autre côté, le fait de prendre la métaphysique pour la réalité de la vie absolument pathique (subjective) en deçà du concept, ne saurait jamais être un plaidoyer pour l’irrationalisme — comme cela pourrait être dit par exemple des philosophies anachroniques de la vie12 — parce que la légitimité du conceptuel en tant qu’unique autonomie devrait d’abord être fondée afin qu’on puisse ensuite juger de façon distincte qu’il s’agit là en effet de quelque chose d’irrationnel. Par conséquent, une métaphysique contre-réductive ne pose pas l’inconcussum de l’originaire en tant que prétention de la raison conceptuelle qui ne peut reconnaître « quelque chose » qu’à la base d’un tel poser, mais une telle métaphysique veut saper tout primat positionnel pour pouvoir commencer à penser d’abord le se-phénoménaliser dans son auto-apparaître pur en tant que se-manifester. La contradiction apparente — selon laquelle la métaphysique se supprimerait elle-même afin de pouvoir prétendre néanmoins à la méta-physique comme étant une certitude immédiate de la réalité — réside dans le fait que la contre-réduction en tant qu’auto-manifestation de la vie ne connaît justement plus un « quelque chose », mais que, néanmoins, elle ne peut pas simplement appeler un tel non-être un « rien » parce que l’auto-affection de la vie ininterrompue l’interdit. Et puisque cette dernière traverse en outre à la fois le penser et le parler, le discours relevant d’une « métaphysique de la vie » peut pourtant être anti-rationnel dans la mesure où il met en question l’autonomie phénoménologique de l’entendement en tant que penser conceptuel sans devoir abandonner la discursivité philosophique elle-même, puisque les mots tout comme les concepts sont dans la « transparence » de la vie. Cela se laisse aussi exprimer de la façon suivante : tous les énoncés à la troisième personne ou au génitif (apparition de…) ou au datif (ce qui m’apparaît) doivent être déclinés à rebours, en une expérience de la première personne, et mes pensées, volontés, etc. sont d’abord toujours déjà un savoir de soi en tant que pensée ou volonté13.

  • 12  En plus de son livre Généalogie de la psychanalyse, où il est question de Schopenhauer et de Nietz (...)
  • 13  Cf. à propos de cette discussion J. G. Hart, « Michel Henry’s Phenomenological Theology of Life: A (...)

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C’est précisément pour ces raisons que nous pouvons recourir, d’un point de vue structurel, à la mystique que nous n’intégrons certes pas philosophiquement ici à cause de son sentir doxique par rapport à son contenu (comme le fait de « vivre Dieu » d’une façon déterminée), mais dont nous pouvons tout de même tenir compte en ce qui concerne le rapport phénoménologique radical entre le rien et le tout ou la non-connaissance et la révélation, afin d’éclaircir mieux, par là, le statut évoqué de la métaphysique en rapport aussi à une phénoménologie de la vie absolument auto-manifestante14. L’image désigne par exemple très exactement chez Maître Eckhart la fonction de médiation du concept pris absolument — puisque ce n’est qu’en vertu de cette imagination (Ein-bildung) médiatrice que tous les onta du monde (au sens de l’extériorité) peuvent entrer dans l’âme connaissante. Pour cette raison justement l’âme ne saurait cependant se connaître elle-même — parce qu’elle « ne peut produire une image d’elle-même » (ce qui explique pourquoi elle ne se connaît pas, contrairement à toutes les autres choses). Or ce caractère métaphysique aveugle ou obscur de l’âme vis-à-vis d’elle-même en tant que non-savoir principiel n’a pas seulement une fonction réductrice dans la mesure où l’âme renoncerait à tout afin de « traquer » justement cette obscurité, mais (comme le développe le sermon 57) c’est avant tout le pur quod d’un tel non-savoir — à la différence de tout quid relatif à un contenu — qui fait que le fondement caché de l’âme devient le lieu, en elle, de la naissance divine totalement décisive : « Dieu le Père a une intellection parfaite en lui-même et une connaissance pleine et abyssale de lui-même par lui-même — non pas par n’importe quelle image. Ainsi, Dieu le Père engendre son fils dans la vraie unité de la nature divine. Voyez, c’est de cette même manière et aucunement d’une autre façon que Dieu le Père engendre son fils dans le fondement de l’âme et dans son [scil. de l’âme] être et qu’il s’unit de la sorte avec elle. Car s’il y avait là n’importe quelle image, alors il n’y aurait pas de vraie union 16 »

  • 14  Cf. plus en détail R. Kühn, Lebensmystik. Ursprüngliche Erfahrungseinheit von Religion und Ethik i (...)
  • 15  Meister Eckhart, Deutsche Predigten und Traktate, éd. J. Quint (Diogenes Taschenbuch 20642), Munic (...)
  • 16  Pour une comparaison entre Anselme de Canterbury et Eckhart, voir M. Henry, Phénoménologie de la v (...)

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Si, par conséquent, nous prétendons à une telle détermination du métaphysique afin de rendre compte de la naissance transcendantale de tout vivant dans la vie purement phénoménologique et ce, à partir de la structure du mystique, c’est que les conceptions extatico-phénoménologiques ne rendent pas justice à l’autonomie pleine et entière de l’auto-donation en tant que se-manifester. Dans la plupart des cas, on soumet le se-manifester à des conditions qui s’opposent à son caractère inconditionné — ce qui explique aussi pourquoi Dieu ne saurait, par principe, être démontré à partir d’un concept ou à partir d’une idée ; en effet, il livre bien plutôt lui-même la « condition d’expérience » propre sous laquelle on peut en faire l’expérience ou l’éprouver. Dès lors, l’absence de conditions extérieures de la naissance divine chez Maître Eckhart est identique avec le fondement privé d’image de l’âme, c’est-à-dire avec l’absence de tout horizon de l’intellection de soi, qui se démontre, en tant que ré-flexion, afin de laisser l’âme être un pur besoin. En effet, dans le même sermon 57 il est dit de la façon la plus claire à propos d’une immanence phénoménologique : « Si je dois connaître Dieu immédiatement et sans image ni parabole, alors Dieu doit devenir tout bonnement moi et moi tout bonnement lui, à ce point que j’agisse avec lui, et ce, non pas que j’agisse avec lui de façon que j’agisse et lui pousse derrière, mais, au contraire, j’agis complètement avec ce qui m’est propre. J’agis proprement avec lui exactement comme mon âme agit avec mon corps. Cela peut nous consoler, et si nous n’avions rien par ailleurs, cela devrait suffire pour nous inciter à aimer Dieu. » À tout égard l’unité efficiente de l’âme avec le corps n’est plus accessible en effet à aucune représentation — et par là elle est également sans concept, car tout concept devrait ici recourir de nouveau à des médiations qui font justement exploser l’unité qui existe toujours déjà — c’est-à-dire il faudrait dire de l’extérieur ce qui a pratiquement lieu en tant qu’immanence purement vivante 17.

  • 17  Voir en outre A. J. Steinbock, Phenomenology and Mysticism: The Verticality of Religious Experienc (…)

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Dans la mesure où l’identité du corps et de l’âme ne présente rien d’autre que le besoin phénoménologique avec ses modalisations au niveau du mouvement, du désir, etc., la co-efficience du corps et de l’âme n’est alors pas une simple analogie de l’« œuvre » de la naissance divine, mais très exactement sa réalité phénoménologique comme vie, car c’est la même vie qui agit dans la corporéité originaire en tant que passibilité et dans la naissance pathique-charnelle en tant que « Moi ». Si aucun étant saisi conceptuellement ne peut jamais dire ce qui a lieu en tant que corporéité vivante, sans que cela porte préjudice à ce qui a lieu, alors le corps vivant est dans cette radicalité phénoménologique très exactement une donation éprouvée métaphysiquement qui est donnée avec la vivification métaphysique en tant que naissance contre-réductive dans la vie transcendantale. Une métaphysique accomplie de cette façon ne présente plus le quid comme une essence ontologique, mais elle réduit les Washeiten (quiddités) à leur structure de donation pure à partir de la vie, ce qui ne veut pas dire que l’apparaître et l’apparition doivent être séparées l’une de l’autre. Un homme sans quid réflexif, sans essentia onto-logique ainsi que sans existentia dont la distinction relative à l’être s’avère déjà pour la phénoménologie husserlienne 17 comme non pertinente d’un point de vue intentionnel en raison d’une pure immanence du vécu, est « né » purement « à partir de Dieu » — il est un « homme » considéré de façon absolument phénoménologique, un « homme » vivant. L’élucidation de cette « transcendantalité » en tant que métaphysique signifie alors épuiser complètement la phénoménologie dans sa possibilité ultime comme une analyse du pur pouvoir-expérimenter sur lequel est encore basé tout « appel » au sens de Heidegger, Levinas ou Marion 18

  • 18  Cf. R. Kühn, Radikalisierte Phänomenologie. Heidegger, Levinas, Derrida, Marion (Reihe der Österre (...)

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En effet, si une union existentielle avec Dieu, conçue de n’importe quelle façon, en tant que vie n’est possible que sur la base d’une unité ontologique dans sa phénoménalisation originaire, alors l’accomplissement réel de l’effectuation de cet Absolu doit justement former l’essence de l’âme elle-même. Le dénudement total de l’âme pour l’action de Dieu en elle n’est pas, par conséquent, une exigence éthico-spirituelle dans ce qu’il y a d’ultime, mais cette « pauvreté » est l’action de Dieu lui-même — en d’autres termes, elle est sa force unique qui n’« énonce » plus rien « à propos » de l’homme ou de Dieu, mais qui désigne une détermination structurelle intérieure de l’essence de l’apparaître originaire. Si nous appelons « métaphysique » cette auto-réceptivité pure de l’essence ou de Dieu, alors cela revient à l’essentialité purement phénoménologique de Dieu et de l’âme à l’exclusion de la catégorie de l’altérité qui n’est justement pas qu’une catégorie logique permettant une comparaison prédicative, mais le médium de vérité phénoménalisant du monde dans lequel tout être est « étranger » par rapport à tout « autre » être, parce qu’il ne peut se donner dans un tel médium qu’en tant que représentation ou image. La « désimagification » (Bildentwerdung) ou la « dé-création » (Simone Weil)19 correspond dès lors à la perte de soi (Entselbstung) phénoménologique/mystique dans l’essence, et ce, en abandonnant nécessairement, de façon contre-réductive, l’extériorité (la création), ce qui explique pourquoi la pauvreté et l’épochè, etc. appartiennent dans cette signification à l’analyse eidétique elle-même qui veut dévoiler l’essence de la vie absolue — et qui ne s’arrête pas au changement simplement exigé de la vie historiquement humaine.

  • 19  Cf. R. Kühn, Leere und Aufmerksamkeit. Studien zum Offenbarungsdenken Simone Weils, Dresden, Text (...)

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Comprendre (au sens de la mystique) l’identité de l’inclusion et de l’exclusion de l’« homme » au sein de l’auto-manifestation de l’Absolu signifie par conséquent, phénoménologiquement, saisir toute manifestation qui participe à l’essence de l’apparaître comme son auto-manifestation sans que soient surmontées par là une étrangeté, altérité ou différence — de même que le corps et l’âme sont une vie. La « métaphysique mystique » en tant que phénoménologie radicalisée (ou en tant que son correctif qui l’accompagne) désigne alors « méthodiquement », à la différence de la métaphysique onto-théologique, le refus de la description en tant qu’accomplissement ontologique de la phénoménalisation où l’étant est chaque fois dans une « image » (concept de la représentation). Ce faisant, on laisse de côté la différence ontologique dans la mesure où l’on indique par là qu’une « médiation », à laquelle on ne saurait renoncer, c’est-à-dire concernant la manière dont l’étant trouve l’être ou peut être rencontré à partir de lui (l’« événement » heideggérien plus tard pouvant d’ailleurs, lui aussi, être compris comme une telle médiation). Tout le refus de Maître Eckhart de comprendre l’agir de Dieu comme une transcendance ne mène pas seulement à la distinction, importante pour lui, entre Dieu et la Déité (où fait défaut toute activité dans un tel sens intentionnel-transcendant), mais il fait exploser précisément le primat (généralement occidental) de la phénoménalisation tel qu’il a été conceptualisé de la façon la plus pure par Heidegger :

Le problème de la possibilité de l’ontologie est par conséquent la question de l’essence et du fondement essentiel de la transcendance de la compréhension d’être préalable […] : comment l’étant fini que nous appelons ‘homme’ doit-il être d’après son essence la plus intime pour qu’il puisse être ouvert, en général, à l’étant qu’il n’est pas lui-même et qui donc doit pouvoir se montrer à partir de lui-même 20 ?


  • 20 Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, p. 46 (les italiques sont les nôtres). Concernant (...)

II. Religion et révélation relevant de la phénoménologie de la vie

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Même si l’on accorde ce renvoi de la phénoménologie à la métaphysique, saisie de façon mystique, en tant que cette dernière constitue son propre potentiel d’explication, il reste encore à clarifier la question de son rapport à la religion. Michel Henry a toujours souligné que le besoin purement phénoménologique en son immanence pathique n’est pas — contrairement à l’apparition empirique — un manque, mais qu’il renferme en lui, dans sa matérialité absolument passive, l’originaireté de la phénoménalisation même. Dans le monde, une telle passivité pure n’est pas possible parce que la coexistence des choses conditionne aussi leur activité mutuelle les unes sur les autres, sans laquelle celles-ci ne seraient pas. Si la métaphysique contre-réductive et la mystique dans le sens d’une phénoménologie pathiquement radicalisée peut déjà poser le non-savoir comme notre authentique « fondement gnoséologique » au sens de cette âme qui reconnaît l’absence d’image comme le but du savoir lui-même, alors dans cette épochè du monde, que nous pouvons comprendre comme l’essence de l’épochè religieuse, apparaît aussi plus précisément la détermination phénoménologique de la religion elle-même : elle est l’unique accomplissement de la vie qui peut vivre sans toute limitation de la passibilité et en elle, parce que la béatitude ne réside pas ici dans un agir qui partirait d’un pôle du Moi imaginaire et intentionnel, mais qui consiste dans le fait d’être un « homme-subissant-Dieu » — pour citer encore une fois Maître Eckhart à la suite de Denys l’Aréopagite 21. Si le recevoir pur en tant que se-donner de Dieu au sens de la vie absolue se trouve au-delà de toutes les possibilités de notre propre pouvoir-donner, puisque nous ne pouvons nous donner ni Dieu, ni la vie elle-même, qui en tant que l’unique origine apodictique sont une seule et même chose, alors une telle passibilité est aussi le seul mode originaire de toute méditation phénoménologique. La phénoménologie — qui plus est contre-réductive — qui peut renvoyer sans toute limitation à une telle auto-affection passible en tant qu’index sui, ne devient pas pour autant une religion ou son supplément puisqu’elle reste, en tant que discours, un dire tandis que dans l’« attitude » religieuse face à la pure auto-donation de Dieu, ce dire n’est pas requis, mais que la pure réceptivité peut être l’essence du religieux — ou religio — en tant que tel.

  • 21  Cf. Pseudo-Denys l’Aréopagite, Peri mystikès theologias (Sur la théologie mystique), dans : Id., Œ (...)

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Si l’on prend cette distinction au sérieux, alors on préserve par là très exactement la différence qui protège la philosophie de toute dogmatisation théologique, dans la mesure où, face à des propositions de foi qui spécifient l’auto-donation de Dieu (par exemple en tant que création, incarnation, rédemption, etc.), elle ne peut persister que de manière passive — de même que tout homme persiste passivement devant l’auto-donation de la vie. C’est précisément parce que la philosophie en tant que penser ne peut aller au-delà de ce point de la passivité dans la passibilité qui s’impose à elle dans son analyse avec une nécessité ultime qu’elle témoigne de la façon la plus adéquate de l’autonomie de cette passivité et de la sienne propre. Si l’analyse avortait plus tôt (c’est-à-dire si elle s’arrêtait au niveau de n’importe quel « ceci » ou « il y a »), elle demeurerait au niveau du penser conceptuel avec un a priori, recherché de façon classique et métaphysique, de la structure de la condition qui rend possible l’expérience moyennant des schèmes et des catégories. La passivité, en revanche, nous permet de nous situer à un endroit qui fait qu’une telle réduction (qui reste au fond a posteriori) devient une réduction véritablement a priori, car cet a priori n’est plus celui où le penser devait se retenir d’une façon régressive afin de présupposer encore quelque chose comme une « origine » ou un « fondement », mais il est en vérité l’a priori du fondement qui se donnant soi-même se « pose » en tant que passibilité et, en elle, en nous à partir de lui-même. À cet égard, la contre-réduction désigne l’in-scription dans une telle passibilité d’une réceptibilité pure en tant qu’a priori absolu en son apodicticité (qui ne requiert plus n’importe quelle position conceptuelle) parce que dans la passivité pure plus rien ne se laisse poser comme in-tuition per se à partir de l’ego, mais cet ego s’accueille lui-même d’abord de façon tout à fait passible en tant que « Moi » — ce que par exemple le troisième genre de connaissance de Spinoza semblait indiquer comme pur amour pour Dieu au sens d’une substance immanente de toutes les nécessités. Néanmoins, d’un point de vue qui relève de la phénoménologie de la vie, il ne pourrait y avoir un panthéisme parce que non seulement il y a deux modes de phénoménalité tout à fait hétérogènes (vie/monde) mais avant tout parce que l’ipséité née dans la vie absolue est toujours un soi concret, individué, qui ne se dissout dans aucun « tout » divin 22.

  • 22  À propos de cette discussion, voir M. Henry, Le bonheur de Spinoza, suivi de J.‑M. Longneaux, Étud (...)

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Appeler, avec la mystique eckhartienne, l’« homme » quelqu’un qui « subit Dieu » (Gott-Erleidender) ou qui « connaît Dieu » (Gott-Wissender), et y voir l’essence du religieux au sens de la religio phénoménologique originaire signifie alors très exactement que la structure unitaire de cette affectivité « intelligible » en tant que passibilité ne s’oriente plus par rapport au mode de manifestation, relevant d’une image ou d’un horizon, du « comprendre », mais par rapport à la « révélation » fondée par cette unité vivante en tant qu’auto-manifestation de la légalité d’immanence pure. L’opposition radicale à tout processus ontologique, métaphysique, de l’objectivation doit dès lors nécessairement inclure la déconstruction évoquée du concept d’intuition, car la « connaissance de Dieu » ne passe plus par n’importe quel concept, mais elle a lieu en vertu de l’essence de l’âme (et finalement de toutes les choses) en tant qu’unité avec Dieu qui s’accomplit comme un se-manifester non transcendant, passible, indépendamment de toute phénoménalisation ob-jective ou intentionnelle-motivationnelle. L’« être » n’est alors plus vu dans l’image de l’altérité de sorte que la phénoménalité des images en tant que représentation, intuition et concept exige une division originaire de l’eidétique — en une manifestation du monde et de la vie — sans toutefois introduire dans l’« être » lui-même un conflit séparateur ou tragique qui caractérise d’autres philosophies comme justement celle de Hegel ou les philosophies de l’existence. Il appartient par principe à l’essence de toute religion que de reconnaître d’une manière à chaque fois différente un hiatus entre « foi » et « monde », ce qui ne veut pourtant nullement dire que la manifestation d’un horizon ontique est simplement juxtaposée à la révélation d’essence, mais elle est portée ou fondée par elle parce qu’en fin de compte il n’y a qu’une réalité vivante — « Dieu » en tant que vivant. Et ce Dieu dans son se-révéler n’est soumis ni à l’histoire de la métaphysique avec sa fin probablement onto-théologique, ni à la phénoménologie limitée par l’évidence23. Mais il appartient, dans son absence conceptuelle-intuitive, à l’« historialité » vivante de l’Absolu qui s’avère être, sur le plan de la connaissance rationnelle, une impossibilité gnoséologique d’être comprise. Cette impossibilité d’être comprise est apodictique et forme en tant que « problématique religieuse » — en dehors du débat sur l’athéisme24 — une manière dont la religion se présente de façon mondaine.

  • 23  Cela coïncide avec le point de vue de J.-L. Marion, « Métaphysique et phénoménologie : une relève (...)
  • 24  Cf. en ce sens pour la discussion avec la psychanalyse R. Kühn, Diskurs und Religion. Der psychoan (...)

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Quels que soient les autres noms que la religion puisse d’ailleurs donner à Dieu — dans la passibilité pure de la vie absolue toujours engendrée « dans l’homme » —, « Dieu » n’est pas un concept, mais seulement la réalité de la vie en tant que son épreuve de soi purement immanente. Cette absence métaphysique de concept, pouvons-nous poursuivre par rapport à ce qui vient d’être dit, ne signifie pourtant pas qu’on mettrait un terme à toute analyse phénoménologique, car la structure de phénoménalisation donation/réceptivité que la mystique appelle par exemple « abîme » ou « unité » s’atteste d’un point de vue d’une phénoménologie radicale, d’après M. Henry, par exemple dans l’état de choses du « plus » de la vie. Cela veut dire que ce qui est reçu est toujours déjà au-delà de toutes nos dé-finitions et de tous nos investissements de sorte que ce n’est pas un paradoxe de dire que l’augmentation par le « plus » de la vie s’accomplit justement dans l’augmentation du pouvoir-prendre. Dans cette mesure la passibilité de la transmission absolue de la vie englobe un pouvoir-agir charnel-sensible autant que spirituel qui, eu égard à sa source, n’a pas à rendre des comptes éthiques-préoccupés parce que la passibilité est justement dépourvue de toute limite-mesure afin de se laisser conduire sans calcul par ce qui est illimité dans le donné — parce que le calcul ne coïnciderait pas avec l’effectivité de l’origine auto-donatrice (comme on pourrait le remarquer face à la critique derridienne du don)25. D’un côté, cette allusion suffit ici pour souligner que cette passibilité n’est pas sans éthos, de même qu’il apparaît aussi encore une fois, d’un autre côté, qu’une phénoménalisation de l’ontologique ne requiert plus d’autre fondement — donc par exemple d’une éthique ontologique ou normative en guise de supplément26.

  • 25  Cf. J. Derrida, Donner le temps, vol. 1 : La fausse monnaie (La philosophie en effet), Paris, Gali (...)
  • 26  Pour l’analyse détaillée, voir R. Kühn, Lebensethos. Inkarnatorische Konsequenzen originärer Leben (...)

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La question qui continue à se poser, en outre, lorsque nous situons la phénoménologie de cette manière entre métaphysique/mystique et religion en tant que religio originaire, est de savoir si l’on prête par là suffisamment attention aux discussions qui considèrent que la phénoménologie constitue une « relève » du discours métaphysique-théologique ou qui, au contraire, contestent cette possibilité27. Si nous adoptons ici cette position du « entre », cela signifie d’un côté que l’ouverture à l’origine, à l’immédiat, etc. a certes lieu au sein d’une phénoménologie contre-réductive de la vie absolue, mais seulement au sens d’une indication et non pas au sens de n’importe quelle substitution de cette dernière. D’un autre côté, cette substitution de la vie, qui est à jamais impossible dans le discours, implique que non seulement la religion préserve tous ses droits propres (appartiennent à cela, en particulier, les questions de la sacramentalité liée au corps)28, mais que l’étant transcendant, lui aussi, n’est pas oublié — voire même méprisé, comme on pourrait le craindre — en faveur d’une phénoménologie invisible des essences. Si la contre-réduction saute, dans une sorte de « tournant métaphysique » — au sens mystique évoqué plus haut de l’épreuve a priori de la vie —, dans l’essence purement pathique de la vie (ou si cette essence est anticipée), alors on n’établit pas par là une méta-phénoménologie du non-objectivable qui ne connaîtrait pas, à titre d’analyse, de tension entre l’eidétique et la métaphysique, d’un côté, ainsi qu’entre l’eidétique et un phénomène concret, de l’autre. Et ce, pour une raison gnoséologique toute simple : la contre-réduction reste naturellement liée à l’épochè, c’est-à-dire que, du point de vue d’une analyse discursive, il n’y a pas d’en-soi atteint une fois pour toutes — ce qui explique aussi pourquoi nous ne voudrions pas parler d’une « relève » de la métaphysique comme le propose Jean-Luc Marion.

  • 27  Cf. la documentation chez E. Gabellieri, « De la métaphysique à la phénoménologie : une relève ? »(...)
  • 28  Cf. par exemple R. Kühn, Gabe als Leib in Christentum und Phänomenologie, Würzburg, Echter, 2005 ; (...)


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La tension de l’épochè demeure, précisément lorsque nous ne contestons pas sa contiguïté par rapport à la mystique, parce que la passibilité pure de la vie ne saurait être un phénomène au sens conceptuel et intuitif et doit pourtant être traduite dans des structures transcendantales et immanentes qui permettront en même temps rendre possible une « description » de l’étant et du monde « dans la saisie de la vie », comme par exemple le passage du « plus » absolu « de la vie » à la modalisation de l’augmentation à chaque fois affective et pathique qui est toujours aussi un mouvement et un faire « à même » les choses. En d’autres termes, le danger d’une dissolution en une spéculation idéaliste n’est pas non plus possible ici, parce que la généalogie naturante de la vie se phénoménalise, à partir de sa passibilité charnelle-impressionnelle, à travers des structures propres telles que l’auto-affection, l’angoisse, la pulsion, l’effort, etc., qui, en tant que manifestations purement immanentes, ne peuvent certes être considérés comme des phénomènes aperceptifs au sens classique du terme, mais doivent être reconduits, précisément dans leur modalisation, à la phénoménalisation originaire de la passibilité elle-même, c’est-à-dire qu’ils sont soumis au commandement phénoménologique le plus important du « quid » en tant que « comment »29. Et ici, la rigueur autant que l’exhaustivité de cette analyse doit suffire à l’exigence de la phénoménologie classique en tant que typique et systématique, dans la mesure où, en général, des structures nouvelles, purement immanentes, de l’expérience de l’originaireté de la vie sont désormais prises en considération.

  • 29  Pour des analyses concrètes, comme par exemple, l’affect, le temps, la jouissance ainsi que la sou (...)

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Cela veut dire en même temps que la passivité pure implique certes une apophatique, mais que la tautologie de la vie en tant qu’identité de ce qui affecte et de ce qui est affecté ne signifie pas par là une unité parménidienne de l’être et du penser comme chez Heidegger, mais justement la différence décisive par rapport au penser en tant que phénoménalisation toujours secondaire au sens de la re-présentation irréalisante ou du comprendre herméneutique. L’apophatique tout comme la tautologie de la vie concernent le caractère accessible à la vie en tant qu’œuvre exclusive de cette dernière qui se suffit en son autonomie originairement engendrante ; mais l’affect vu comme désir modalisé y est en même temps la métamorphose de l’immanence tautologique de la vie en tant que passibilité dans une force — en tant que pratique subjective — qui, en tant que sensibilité transcendantale, forme la teneur du monde. La coïncidence avec la « religion » est ici donnée puisque c’est précisément le christianisme, par exemple, qui parle d’une auto-révélation de Dieu dont seul Dieu lui-même peut à son tour être le caractère accessible. À cet égard, la religion et la phénoménologie n’ont manifestement pas seulement un seul et même « thème », à savoir le se-révéler, mais l’essence de la religion est ici en son cœur phénoménologique, dans la mesure où l’auto-phénoménalisation de cette révélation est en même temps la seule réalité au sens mystique-métaphysique évoqué à l’instant. Autrement dit, l’apophatique et la tautologie ne contredisent pas la question fondamentale de la phénoménologie de savoir comment les choses se donnent, et si une telle auto-donation en tant qu’auto-apparition originaire dépasse la problématique de l’auto-monstration en tant que phénomène eu égard à la validité et à la fondation ; l’objection de l’abandon de la phénoménologie « authentique » n’est alors plus pertinente30. Si la révélation en tant qu’accessibilité à elle-même — qui est la vie — contient en effet tout, alors le se-dire, afin de la « prendre » (comme l’a vu par exemple Hölderlin), ne peut pas non plus en être séparé, parce que sinon quelque chose d’autre ou d’étranger aurait déjà été ajouté à elle pour être ce tout de passivité et de spontanéité.

  • 30  Cf. le dernier ouvrage de M. Henry, Paroles du Christ, Paris, Seuil, 2002, ainsi que le commentair (...)




 Saskia Weyts. Jour dans la Nuit. Huile sur papier coton. 25x30cm. 2025



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Or, on pourrait maintenant dire que le dilemme heideggerien à l’issue de son « tournant » n’aurait pas trouvé ici toutes ses réponses dans la mesure où la naissance transcendantale dans la vie, qui est en même temps la naissance de Dieu au sens eckhartien, ne supprime pas l’hétérogénéité entre la phénoménalité du monde (l’extériorité) et la réalité pathique de la vie (immanence), mais semble au contraire la renforcer parce que toute égologie en tant qu’évidence de constitution — ou analytique de l’être-là — au sens classique serait par là aussi relativisée ou supprimée. Il faudrait ici ajouter, en outre, qu’à côté du caractère surdéterminé de l’ego transcendantal, qui ne saurait jamais tirer sa vie absolument subjective à partir de lui-même, l’idée de la constitution autant que d’un chiasme en tant que corrélation du Moi et du monde cache une compréhension ontique non élucidée de la transcendance et de l’immanence. En effet, tant que je pense encore ces deux modes de phénoménalité différents comme des dimensions, je les saisis dans un rapport chosique à côté ou en face l’un de l’autre, afin de déduire à partir de là également une autonomie relative des phénomènes empiriques-intentionnels, comme Dominique Janicaud l’a déjà fait il y a quelques années. Mais puisque par la contre-réduction est mise hors circuit de toute ontique, comme l’exige le concept de l’auto-apparaître pur (dans la mesure où aucun étant qu’il s’agit d’éclaircir ne saurait y être contenu en vue d’une fondation), le rapport entre le monde et la vie ou l’extériorité et l’immanence ne peut pas être explicité par la représentation du dimensionnel. Le dimensionnel opère comme domaine de l’être avec un concept inhérent de limite ainsi qu’avec un rapport à l’étant — ne serait-ce que sous les catégories de l’ouverture et de l’occultation, voire même du retrait, ici présupposées. Mais cette contiguïté ontique fait justement aussi apparaître le rapport entre le donné et la donation ou entre l’objectivité et l’immédiat comme une « rupture31 » phénoménale, c’est-à-dire l’auto-apparaître pur, immanent-matériel, comme quelque chose d’impossible selon la perspective du devoir-se-montrer qui, lui, est orienté ontiquement.

  • 31  Pour une plus ample discussion sur le concept heideggerien de l’événement et la phénoménologie de (...)

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Mais avant la réduction on ne peut, strictement parlant, mobiliser la limite, la dimension, la rupture, etc. comme des principes phénoménologiques parce qu’elles sont empruntées à l’expérience naïve-mondaine — alors que l’hétérogénéité ou aussi la duplicité extériorité/immanence ne vise quant à elle rien d’autre que le fait d’élucider pour soi de façon principielle le pur pouvoir-faire-l’expérience et ce, justement, dans la « matière » de l’affectif qui lui est propre. En effet, tout appel à la prise en compte de phénomènes ou onta à respecter présuppose justement une telle expérience en tant qu’expérimenter-de-soi, c’est-à-dire l’a priori de l’immanence en tant que principe d’unité originairement phénoménalisant d’un dualisme qui s’instaure ensuite. Mais tout concept de limite, pour autant qu’il n’est pas seulement vu selon la logique d’une téléologie intentionnelle, qui veut naturellement rendre complètement visible la phénoménalité de quelque chose d’originairement invisible, est lui-même encore soumis à une phénoménalisation contre-réductive où la propriété de limite s’accomplit dans des modalités tout à fait concrètes. Mais que la modalité soit thématisée comme échange, tension, réveil ou éveil entre le Moi et le phénoménal, où la vie touche d’une certaine manière la lumière de la phénoménalité du monde, elle s’accomplira toujours de façon à ce que le premier moment de ce qui se montre ne se montrera justement pas comme un caractère de limite de telle sorte que les deux soient donnés : un non-se-montrer qui demeure et une pluralité de niveaux de déploiement du phénoménal qui ne sont compréhensibles qu’à partir de l’unité qui se situe avant toute limite parce que cette dernière ne saurait elle-même instaurer d’unité32.

  • 32  Cette discussion est au centre des débats phénoménologiques actuels, cf. par exemple M. Staudigl, (...)

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Autrement dit, une phénoménalité absolue en tant que phénoménalisation de l’auto-apparaître qui est en même temps identique à la vie de Dieu ne connaît plus, en tant qu’immédiateté radicale, de médiation intuitive en tant que discours, dialectique ou limite. Mais, pourrait-on pourtant encore demander, le statut — relevant de l’histoire de la métaphysique — de cette immédiateté ne continue-t-il pas à dépendre d’une herméneutique, pour autant que « Dieu » est pris à partir d’un horizon commun ou historique de l’expérience au sens d’une tradition ou d’une religion (ce en quoi s’inscrit également le problème du langage) ? Cela est incontestable, dans la mesure où une phénoménologie contre-réductive doit tout d’abord à son tour élaborer sa « problématique » propre, où cependant la question, connue depuis Aristote, de savoir ce qui est premier en soi et pour nous se retourne en s’orientant vers un Absolu inconditionné en tant que commencement apodictique au sens phénoménologique déjà évoqué de l’origine. Cette façon de se tourner vers un Absolu n’est plus médiatisé herméneutiquement ou intuitivement dans un concept, dans la mesure où l’immédiat, ici « métaphysiquement » affirmé, en tant que l’immédiat dont on a fait l’épreuve, ne possède plus de caractère ontique d’un « quelque chose » mais désigne simplement la certitude de soi de l’accomplissement vivant du Moi en tant que « Moi » pathique. Mais si l’immédiat n’est plus un « quelque chose », comme par exemple encore dans les « données immédiates de la conscience » chez Bergson33, cette immédiateté ne résulte plus non plus d’une comparaison intuitive avec le non-immédiat, c’est-à-dire avec l’ob-jectif, donc dans le rapport entre attention et tension vitale au sens bergsonien, mais l’immédiat est le mode du se-donner lui-même dans tout apparaître.

  • 33  Cf. H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience (1888), dans : Id., Œuvres. Édit (...)

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Nous ne parvenons pas non plus à cette auto-donation vivante en empruntant, comme chez Jean-Luc Marion, la voie hiérarchisante à partir des données perceptives habituelles jusqu’aux phénomènes théophanes34 puisque cela nous obligerait à répondre à la question d’un critère du degré de clarté de leur connaissance différente telle qu’elle est déjà donnée de façon problématique pour le passage intuitif entre les idées pures. L’immédiateté est bien plutôt l’inéluctabilité pure du sentir en tant qu’affectivité transcendantale qui ne saurait plus être biffée sans que le soit aussi le pouvoir-faire-l’expérience lui-même. C’est pourquoi l’immédiateté pathique ne possède pas de teneur « numineuse » (au sens de Rudolf Otto) qui fait frissonner ou qui exerce sa fascination transcendante (où l’immédiat serait d’ailleurs de nouveau présupposé) ; elle est au contraire l’inéluctable dans la simplicité la plus extrême ou dans la pauvreté du penser lui-même. Le caractère non intuitif de cette absoluité inéluctable (parce qu’immédiate) est dès lors sans herméneutique, sans médiation, car tout moyen terme qui surviendrait de façon représentative se laisserait encore à chaque fois réduire sans supprimer la pure substantialité du pouvoir-sentir et du devoir-sentir en tant que « vie » même. Dans la mesure où le nom de « Dieu » veut dire plus, sur un plan représentatif, que cette nécessité absolument auto-affective qui inclut ma « naissance à partir de Dieu » purement passible, il est en effet soumis à une contre-réduction, afin d’attester aussi tous les autres attributs divins — en dehors de la simplicité de Dieu, sa toute-puissance, sa justice, etc. — comme des modes phénoménologiques immanents de l’appropriation passive de la vie35.

  • 34  Cf. J.-L. Marion, De surcroît. Études sur les phénomènes saturés (Quadrige. Essais), Paris, Presse (...)
  • 35  Cf. Henry, Phénoménologie de la vie, p. 78-79. (« Acheminement vers la question de Dieu »).

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Par conséquent, comme nous l’avons développé plus haut, l’unité en tant que proximité d’être la plus intime qui ne saurait être atteinte par aucune transcendance repose, en tant que non-fondation par l’ego, sur le pur accueil de la vie dans la passibilité. L’initiative de l’ego, qui fait défaut, face à sa propre vie affective (Moi) est (en tant qu’unité phénoménologique) la parenté ontologique la plus grande entre la subjectivité absolument immanente et Dieu qui n’a plus d’« existence » au sens hypothétique ou doxique, mais qui est l’essence d’une « foi » de l’Absolu même qui est vécue de tout temps. En tant qu’accomplissement pur du fondement de l’immanence, ce Dieu continue à « exister » à l’encontre de toutes les objections de transcendance et ce, de telle manière qu’il est la seule effectivité qui affecte l’ego/Moi en sa racine même. Ce Dieu ne saurait être confondu avec aucun Dieu issu du monde et de l’histoire parce que la vie subjective dans ce pur acte divin se reçoit elle-même à partir d’elle-même dans la naissance exclusivement passive-transcendantale. Ce que l’ego pâtit, en tant qu’il est une telle passibilité, c’est la réalité la plus ultime sans aucune autre « possibilité de révélation » à laquelle on pourrait s’attendre, de sorte que le caractère absolument religieux de la causa sui incombe — en vertu d’un tel enracinement dans la passivité — au sentiment puisque aucun état spatio-temporel ne saurait l’engendrer de la sorte. Mais si l’onto-théologie est ici abandonnée dans une sorte de contre-essence de la métaphysique, puisque Dieu n’apparaît plus comme le fondement causal-posant au sens d’un « principe ultime » (Leibniz), alors nous ne sommes plus devant le problème d’une auto-fondation conceptuelle-logique36, mais l’impossibilité de reprendre le « don » du sentiment dans son auto-donation radicalement phénoménologique est identique à sa causa sui en tant que saisie de soi bienheureuse dans la passion de soi qui, en tant que matière unifiée du pathos, font toutes deux l’historialité de l’Absolu sans aucune déchirure et sans aucune opposition.

  • 36  En d’autres termes, avant la metaphysica specialis en tant que theologia rationalis ; cf. Marion, (...)

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Citons encore une fois, dans ce contexte, Maître Eckhart :

« Qui possède ainsi Dieu en substance [en tant que Dieu essentiel et non pas en tant que Dieu pensé], prend Dieu sous son aspect divin. Dieu brille pour lui en toutes choses. Pour lui, tout a le goût de Dieu. Pour lui, l’image de Dieu se forme à partir de toutes choses. Et sans trêve Dieu se montre en lui : il y a en lui un détachement où il se détourne de tout et l’image de son Dieu bien-aimé s’imprime en lui au présent. Il en est de même lorsqu’on est très altéré et que l’on a grand soif. 37.

  • 37  Meister Eckhart, Reden der Unterweisung (§ 6), dans : Id., Deutsche Predigten und Traktate, p. 60 (...)

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Ici, non seulement le sentir devient une certitude originaire de la révélation de soi de Dieu, mais l’être-monde est intégré d’une manière contre-réductive dans cette dernière, de sorte que l’immédiateté non séparée de l’immanence en tant que vie de Dieu soulève à l’inverse encore une fois la question de savoir si la mystique ne signifierait pas justement un correctif face à une phénoménologie qui ou bien veut se substituer à la métaphysique et la religion, ou bien voudrait se dissocier d’elles. Il est tout de même étonnant que, dans les déterminations actuelles du rapport entre les disciplines évoquées, la mystique ne soit que rarement prise en considération de façon sérieuse pour une telle démarche. Rappelons cependant que les remarques de Husserl sont déjà à cet égard du moins ambiguës, c’est-à-dire qu’elles vacillent entre une coïncidence et une délimitation par rapport à la mystique. En effet, Husserl écrit par exemple en 1907 : Donc le moins d’entendement possible, mais une intuition qui soit aussi pure que possible (intuitio sine comprehensione) ; cela nous rappelle en effet les discours des mystiques lorsqu’ils décrivent le voir intellectuel qui ne serait pas un savoir de l’entendement. Et tout l’art consiste dans le fait de laisser la parole purement à l’œil intuitionnant et […] de mettre hors circuit ce qui relève de l’interprétation38.

  • 38  E. Husserl, Die Idee der Phänomenologie [texte repris de Husserliana 2], Hamburg, Felix Meiner, 19 (...)

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Même si, à partir de là et encore à partir d’autres citations de Husserl39, on pourrait d’une certaine manière justifier une telle analogie, nous ne procèderons pourtant pas — à l’instar de Michel Henry — à une « mysticologie ». Mais puisque, au moins selon l’intention (et en cela c’est en partie conforme avec ce qu’affirme Husserl), l’expérience mystique est justement une expérience-de-soi extrême dans une attitude réductive, il ne faudrait pas complètement l’exclure du moins d’une discussion d’ensemble de la problématique phénoménologique. Car Husserl n’a jamais remis en cause l’immanence, et précisément aussi dans son aspect temporel-hylétique ou en tant que « vivre » pur à la différence de la « sensation », et il a essayé de trouver un équilibre, difficile, avec la transcendance que Heidegger hypostasiait immédiatement à travers la non-identité de l’être-là avec lui-même en tant qu’ekstasis pur du monde en se servant en même temps d’une ambiguïté du concept religieux de la transcendance — ce qui explique à la fois le silence à propos du divin dans Sein und Zeit et le retour, plus tard, à un « Dieu advenant40 ». La position radicalement phénoménologique entre la mystique et la religion au sens décrit par nos soins contribue ainsi en même temps à une certaine clarification du rapport entre Husserl et Heidegger au sein de la phénoménologie, dans la mesure où une simple mondanéité ne saurait guère rendre justice aux motifs de la vie, manifestement présents, dans la phénoménologie originelle ainsi qu’à son telos (dans un sens religieux également).

  • 39  Sur la question d’une théologie et d’une métaphysique phénoménologique dans le domaine de l’infini (...)
  • 40  Cf. R. Kearny – J. O’Leary (éd.), Heidegger et la question de Dieu (Quadrige. Grands textes), Pari (...)

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La phénoménologie — si elle met d’abord entre parenthèses tout ce qui est traditionnellement prédonné en faveur d’une attitude naïve, relevant du monde de la vie — doit en outre répondre à la question de savoir pourquoi elle oriente alors ses analyses seulement sur la base de discours canonisés (tels que la métaphysique et la théologie dans le contexte présent). Les analyses de Jean-Luc Marion ou de Jean-Louis Chrétien restent près d’un « Dieu de la révélation » kérygmatique41 parce qu’ils veulent en même temps rendre profitable la phénoménologie pour une théologie correspondant à une telle conception de Dieu au lieu de reconnaître que la soi-disant « possibilité pure de l’appel » a déjà donné lieu à des formes concrètes d’expériences effectives d’une auto-donation pure — à savoir précisément dans la mystique, sans que la théologie l’ait gnoséologiquement reconnu pour cela (du moins dans la tradition latine)42. Si, dès lors, on veut réserver l’expérience concrète (du point de vue du contenu) de la révélation positive à la théologie, sans condamner à son tour la mystique d’un Maître Eckhart par exemple, alors on s’aperçoit ici d’une tension fondamentale et pas seulement historique, à savoir que la phénoménologie, en tant justement qu’épochè radicalisée, doit aussi affronter selon nous au lieu de séparer pré-réductivement les domaines (ici la théologie et la phénoménologie) l’abîme contre-réductif de l’expérience en tant que telle. Considérer la contre-réduction apophatique seulement comme une « onto-théologie négative » ne rend pas plus justice à cette tension que le fait de lui contester toute métaphysique de l’absolu : même dans la destruction du concept classique-ontologique de Dieu elle reste une « théorie » de l’essence de la religion parce que, d’un côté, toute parole discursive ne peut prétendre qu’au statut idéologique d’une « culture du langage » sans pouvoir abandonner, d’un autre côté, la question du « salut ». Mais si la vie absolument phénoménologique doit englober la phénoménalisation de toute la réalité, alors l’apophatique contre-réductive en tant qu’auto-vivification de Dieu est le mode phénoménologique d’une « spiritualité » qui correspond à la nécessité d’un « salut » sans devenir une initiation éthique ou religieuse directe. En effet, l’accomplissement de l’épochè contre-réductive implique l’auto-objectivation de la vie qui est en même temps ce salut, de sorte que le discours qui porte là-dessus ne saurait être séparé de cette racine religieuse et mystique — ce que veut indiquer notre terme de Lebensreligion en sa révélation immanente en tant que religio originaire

Référence papier Rolf Kühn, « Phénoménologie radicale et religion de la vie », Revue des sciences               

 religieuses, 94/2-4 | 2020, 341-368