jeudi 4 avril 2019

Comment la culture a tué l'art


Grâce à toi Pier Paolo Pasonili 

Hommage rendu en 2015 à Pier Paolo Pasonili, pour les 40 ans de sa mort, par Sylvain Métafiot, de la série «Chroniques pasoliniennes »






Pour Pier Paolo Pasolini, l’art n’est pas un mot doux susurré aux oreilles des bourgeois et ouvrant miraculeusement les vannes des fontaines à subventions. C’est une matière vivante, radicale et désespérée. Une pâte à modeler les désirs et les rêves issus de la triste réalité. Une exception fragile face au règne de la culture. Ou tout du moins de la nouvelle culture moderne.




    En effet, dans l’Italie d’après-guerre, la culture humaniste (l’art) – celle qui mettait à l’honneur Dante et Leopardi, Rossini et Puccini – a laissé place à une culture plus en phase avec les préoccupations matérielles du moment, une culture tournée vers l’avenir électroménager et le divertissement télévisuel : la culture hédoniste de consommation. Une culture qui impose un tel impératif de jouir des biens matériels que Pasolini parle de « fascisme de la société de consommation », le « désastre des désastres ». Un désastre car cette révolution capitaliste impose aux hommes, quelle que soit leur classe sociale, de se couper des valeurs et des passions de l’ancien monde, comme il l’explique dans ses Lettres Luthériennes (1975) : « Elle exige que ces hommes vivent, du point de vue de la qualité de la vie, du comportement et des valeurs, dans un état, pour ainsi dire, d’impondérabilité – ce qui leur permet de privilégier, comme le seul acte existentiel possible, la consommation et la satisfaction de ses exigences hédonistes. »





Le nouveau pouvoir consumériste impose ainsi un conformisme en accord avec l’air du temps utilitariste : la morale, la poésie, la religion, la contemplation, ne sont plus compatibles avec l’impératif catégorique de jouir du temps présent. L’art qui se nourrit des passions humaines les plus tragiques et les plus violentes n’a plus sa place dans un monde soumis aux stéréotypes médiatiques et aux discours officiels. À quoi servent encore des livres qui transmettent une représentation d’un monde passé dans une société exclusivement tournée sur elle-même ?

Ainsi, si le mot « culture » avait encore un sens à cette époque-là (un sens dépréciatif, on l’aura compris : les artistes appartenant au « monde d’avant »), il est aisé de constater qu’il ne désigne désormais qu’un objet de consommation parmi tant d’autres ; l’inoffensive transgression subventionnée de l’art contemporain en est l’emblème souverain. Une transformation due, en partie, à la volonté de l’intelligentsia de gauche de « désacraliser et de désentimentaliser la vie », se croyant la porte-drapeaux d’un antifascisme fantasmé alors qu’elle contribue à développer, selon la nouvelle logique conformiste, le véritable fascisme moderne, celui de la consommation irrépressible : « Venant des intellectuels progressistes, qui continuent à rabâcher les vieilles conceptions des Lumières, comme si elles étaient passées automatiquement dans les sciences humaines, la polémique contre la sacralité et les sentiments est inutile. Ou alors, elle est utile au pouvoir. »

Poète irréductible, cinéaste enragé, Pasolini s’est toujours élevé contre les normes oppressantes du vieux régime clérical-fasciste, bouleversant les codes et les styles. Mais tout à son irrespect aux désuètes hiérarchies imposées par le pouvoir, il est un des rares à avoir compris que le sacré (l’art), débarrassé de sa léthargie bourgeoise, possède une aura de subversion scandaleuse. Que dans un monde spirituellement desséché et ricanant, il ne faut « pas craindre la sacralité et les sentiments, dont le laïcisme de la société de consommation a privé les hommes en les transformant en automates laids et stupides, adorateurs de fétiches ».

    Dans la lutte cruelle, et pourtant vitale, de l’art contre la culture (le cinéma contre la télévision, le poète contre l’animateur, le théâtre contre les créatifs, l’érotisme contre la transparence, la transcendance contre le matérialisme), la voix de Pasolini, tranchant l’air vicié de la publicité et de la vulgarité, rejoint celle d’un autre grand cinéaste ‘‘mécontem-porain’’ italien, Federico Fellini : « Je crois que l’art est la tentative la plus réussie d’inculquer à l’homme la nécessité d’avoir un sentiment religieux. »


Texte : Pasolini : Comment la culture a tué l’art ! In Profession Spectacle, le 20 novembre 2015. A la une, Idées, Tribune libre, par  Sylvain Métafiot   
Illustrations ; dessins de Robert Empain, extraits d'une série d'illustrations réalisée en 1972 pour la brochure de prospection de l'agence du publicité BBDO à Bruxelles