lundi 28 février 2022

A mon frère bien aimé

 Grâce à toi Bertrand Empain, mon frère

Bertrand était le quatrième garçon d'une fratrie de quatre dont j'étais le troisième. Il naquit le 30 décembre 1950, quatorze mois après moi. Nous avons vécu comme des frères jumeaux toute notre enfance. Suite aux difficultés financières de nos parents, il fut envoyé à huit ans chez les Frères de écoles chrétiennes dans un internat non loin de Namur où se trouvait déjà notre frère ainé. Je les rejoignis deux ans plus tard, j'avais onze ans. Par la suite, nous nous retrouvâmes à Saint-Luc à Tournai pour y faire des études d'art, lui la typographie et l'imprimerie, moi les arts plastiques et la communication visuelle, alors que notre frère ainé y enseignait la littérature. Nous avons passé toutes nos vacances ensemble sur la Côte belge, la Côte d'Azur et la Costa Brava. Bertrand était placide et sportif et moi enthousiaste et contemplatif. Il devint champion de volley-ball et rencontra son épouse dans son Club de sport. A force de persévérance et de clairvoyance, Bertrand créa une imprimerie dans notre ville natale et la fit prospérer avec son épouse pendant quarante années. Bertrand et moi partagions le même enracinement chrétien, chacun l'exprimant selon ses talents et sa nature propres, lui dans le don total de lui-même et dans sa fidélité d'époux, de père, d'artisan, de chef d'entreprise, de sportif, d'entraineur, d'ami. Alors qu'il allait prendre sa retraite, il fut atteint d'une maladie grave contre laquelle il lutta six années durant avec un courage qui suscita l'admiration de ses médecins et de ses soignants qui le surnommèrent l'Indestructible. Un surnom qui lui convient autrement mieux qu'ils ne le pensaient car ce qui fut et demeure indestructible en Bertrand c'est précisément son amour de la vie, un amour plus fort que la mort, l'amour de la vie en elle même, de la vie en lui, de la vie en ses parents et de la vie en tous ceux qu'il rencontra, l'amour d'une Vie qui nous a aimé la première et qui ne peut se connaître que par le Coeur, raison pour laquelle il échappera toujours à ceux qui ne vivent que pour eux seuls et pour ce monde tel qu'il persiste à être.

 Je publie ci dessous le texte que j'ai lu aux funérailles de mon frère Bertrand le 10 février 2022,  en l'église du Sacré Coeur à Binche.       



Les quatre frères Empain en 1955 à La Panne


Ces dernières années, mon frère Bertrand et moi nous nous sommes écrits.

À l'occassion de nos promenades à la campagne et à la mer nous avons parlé. 


De quoi et de qui ? De l'essentiel


Au mariage de Charlotte et de son fils Brice, Bertrand fit un discours mémorable dans lequel il dit maintes fois que la Vie est belle et que l'amour est beau mais à condition de les construire avec fidélité et ténacité chaque jour de la vie.


La vie, l'amour, la beauté, la fidélité, la ténacité sont des Noms de Dieu.


Mardi soir, son épouse m'a dit que Bertrand avait demandé cette célébration à l'église. 


Ces dernières nuits, j'ai prié pour lui et j'ai senti la présence de Bertrand à coté de moi. Nous avons prié ensemble. 


Voici ce que disait cette prière.


Dieu est Amour et Amour est Dieu


Un Amour qui ne peut que se donner 

Un Amour qui ne peut que nous aimer 

Un Amour qui nous aima le premier 

Un Amour qui nous aime à jamais


Voilà qui est Dieu.


Un Amour qui nous donne sa Vie sans condition

Un Amour qui aime au risque de ne pas être aimé

Un Amour qui espère notre amour


Voilà qui est Dieu


Un Amour fou pour les sages et les savants de ce monde 

Un Amour fou qui nous dit de l'aimer dans les autres

Un Amour fou qui donne d'aimer à ceux qui ne savent pas aimer 

mais qui lui demandent d'aimer  

Un Amour fou qui pardonne à ses bourreaux

Un Amour fou qui aime ses ennemis

Un Amour fou qui ressuscite les morts


Voilà qui est Dieu


Un Dieu d'Amour qui connaissait par coeur le coeur de Bertrand

Un Amour que Bertrand reconnut dans l'amour d’une jeune- femme, Marie Claire qu'il épousa devant Dieu et qu'il aima toute sa vie 


Un Amour que Bertrand sema dans le coeur des enfants que Dieu leur donna


De l'Amour de Dieu Bertrand ne parlait pas souvent, mais chacune et chacun le reconnaîtra dans l'ami, le frère, le père et l'époux que Dieu lui donna


Voila qui est Dieu


Alléluia ! 



Mon frère Bertrand à l'île de Ré en 2018







                  

samedi 12 février 2022

Monde. La cohérence et le défi du projet phénoménologique de Michel Henry


                                                                     Grâce à toi Rolf Kühn  

1 L’ontologie d’une phénoménologie radicale de la Vie implique, selon les analyses de Michel Henry, une Affectivité transcendantale qui n’est pas seulement la condition absolue de tout apparaître mais qui est présente elle-même comme auto-apparaître sensible ou charnel en tout vécu éprouvé. Si nous comprenons cette Vie nous affectant absolument et en laquelle nous puisons tous nos mouvements, comme un sentir, on ne peut plus aborder ce sentir élémentaire ou originaire comme une simple constatation empirique, puisque tout jugement prédicatif ou catégorial «sur» la Vie absolue ou la nôtre, relève déjà d’une pré-donation réalisée par cette Vie même, de telle façon que toute manifestation de l’ad-venir immémorial de la Vie nous situe dans une généalogie phénoménologique ou réductive de cette parousie pure de l’auto-apparaître d’une telle Affectivité sans âge. Il y a, par conséquent, un sentiment de la vie qui précède toute proposition de nature factuelle, puisque toute approche discursive de la vie se trouve de facto précédée par son se-sentir immédiat ou immanent : nous sommes en effet toujours déjà «dans» la vie, avant de pouvoir formuler le moindre énoncé à son sujet. En ce sens radical d’une contre-réduction phénoménologique, nous ne sommes pas «du monde», dans la mesure où le Monde en tant que spatialité et temporalité de rapports signifiants sur le plan pratique et théorique est identique à une référentialité herméneutique qui nous permet la compréhension de notre situativité mondaine. Une généalogie du sentir dans la Vie pure n’est alors ni possible dans le sens d’une genèse constitutive des « synthèses passives » ni en tant que «compréhension de l’être» à partir des structures existentiales de notre Da-sein jeté dans le monde 1. Avant toute phénoménologie descriptive, herméneutique, différe(a)ntielle ou saturante, c’est-à-dire en radicalisant les acquis de Husserl et de Heidegger, mais aussi ceux de Merleau-Ponty, Derrida et Marion, il faut finalement placer l’analyse de la Vie dans la vie du sentir même — ayant bien présent à l’esprit que nous n’avons à ce moment, à proprement parler, plus aucun langage vraiment approprié à notre disposition pour «dire» l’affection de cette généalogie de la vie dans laquelle nous sommes plongés à tout moment du sentir. Ayant traité du sentir en tant que cette méta-généalogie invisible de la Vie ailleurs 2, nous voudrions faire ressortir ici surtout l’unité des tonalités affectives (1) dans la perspective d’une analyse radicale du sentiment du monde (2) à partir d’un Temps et d’un Espace aisthétiques purs (3). Ainsi nous sera donnée une épreuve du monde à l’intérieur de l’Épreuve de la vie même. 



Huile sur papier. Saskia Weyts. 2020
 


I. Le « passage » des tonalités 

2 Pour rendre compréhensible le sentir intérieur de la Vie en tant que le se-sentir de la Vie en tout sentiment, on peut citer une phrase du Nouveau Testament selon laquelle personne « ne peut en s’en inquiétant, ajouter une seule coudée à la longueur de sa vie » (Matthieu 6, 27 ; cf. Luc 12, 25). Une telle assertion, sous forme interrogative dans les Évangiles, donne une importance singulière à la Facticité de la Vie qui est soustraite à toute comparaison possible avec des objets du monde, et l’apodicticité de cette vérité selon laquelle la vie ne relève pas du « souci », est indépendante  d’une tradition religieuse ou spirituelle particulières et n’implique aucun pessimisme ascétique. Ainsi, la mise entre parenthèses des traditions proposées ci-dessus signifie une réduction phénoménologique ultime que chacun peut vérifier immédiatement : tous les projets que nous entreprenons à partir de nos désirs, soucis ou projets sociaux n’ajoutent, malgré leur utilité pour moi ou les autres, rien à la Vie en tant que telle, c’est-à-dire à cette Facticité déjà nommée — d’être dans la Vie. Ces projets et entreprises vont plutôt amoindrir l’acceptation de nous rendre immédiatement et réellement présents à la Vérité et la Certitude intérieures de la Vie. Mais si je ne peux rien ajouter à ma vie phénoménologique pure, une telle vie possède alors, nécessairement, en son autarcie principielle, non seulement la valeur la plus haute parmi toutes les valeurs, mais elle doit être en mesure de nous faire éprouver cette « Valeur » elle-même qu’elle est — et cela de manière purement immanente 3. L’autarcie de cette Vie en sa Valeur absolue implique, en effet, que rien d’extérieur ne peut s’ajouter vraiment à elle pour la rendre plus riche — ou plus pauvre en absence des valeurs extérieures. Si cette expérience de la Valeur propre de la Vie n’était pas donnée par elle-même, l’énoncé évangélique de Jésus cité auparavant serait une tromperie grave ou un mensonge sans pouvoir revendiquer la moindre importance pour la méta- généalogie de la Vie analysée ici en son sentir unique, c’est- à-dire en sa simplicité et sa transparence ontologiques. Pour la suite de cette analyse, nous ne nous appuierons pas, comme c’est le cas de Michel Henry dans ses dernières œuvres, sur d’autres implications christologiques, comme par exemple sur le fait que Celui qui parle d’une Vie si précieuse ou divine est lui-même cette Vie en sa Révélation même et qu’il doit donc « savoir » de «quoi» relève la Vie originaire absolue. Nous partons seulement de cette donnée phénoménologiquement fondamentale que la Vie — en son Historialité immanente et infinie — connaît en son essence, des passages, des transformations, des accroissements ou des raffinements, dans le sens d’une «différence affective» ou d’une «intensité» pure. Sera-t-il possible de trouver, par le biais des passages, une certaine réponse à cette réalité originaire sans paroles et sans noms pour que l’indépendance de son auto-apparaître à l’égard du Dehors ou du Monde nous conduise à une «Parole de Vie» plus certaine et transparente ? La Certitude d’un tel « Dire » intérieur ne fait plus objet de doute, et c’est seulement son autarcie immanente que nous revendiquons pour l’«existence pré-théorique» dont il est ici question. L’auto- suffisance de la Vie approchée comme Dire affectif immédiat ne signifie aucune répétition muette et monotone d’elle- même dans la mesure où la répétition jamais suspendue de la Vie en ses modalisations s’accomplit en tout nouveau sentir. 



Corps affectif. 2008



Compte tenu de cet auto-mouvement immanent de la Vie comme dynamique propre, les passages (Über-gänge) «entre» les modalisations en tant que «différences affectives» ou intensités signalent des tonalités infiniment nuancées dans leurs transformations possibles que l’on pourrait comparer à des «colorations» en peinture ou en musique. Mais en nous détachant de toute métaphore pour cerner les donnés ontologiques d’une phénoménalisation en sa passibilité radicale, il faudrait dire que l’auto- matérialisation de la Vie comme dynamique ou historialité des passages ne connaît pas, à strictement parler, le sentiment ou un sentiment : ce qui s’accomplit en effet est un sentir s’auto-sentant qui n’a ni commencement ni fin dans le sens de deux points séparés sur une ligne droite 6. Chaque sentir « se colore » de manière spécifique en sa montée ou fulguration affective dans la vie éprouvée, acquiert une certaine tonalité qui se fait sentir comme affection charnelle afin de communiquer ce sentir vivant, sans sa propre perte, à d’autres tonalités données. De cette manière, existe le sentiment du passage à un «autre» sentiment, sans que cette nouvelle affection nous donne pour autant l’impression de glisser hors de la tonalité fondamentale du sentir auto-affectif de notre vie vécue comme un «Demeurer» dans la Vie sans aucune interruption pensable. Des parallèles avec la sensation de la temporalité ek-statique n’ont pas lieu d’être faits ici, car des «sentiments passés» peuvent revenir, et cela nullement comme des sentiments donnés par le souvenir, mais avec leur caractère absolument frais ou vivant, tels, par exemple, l’amour ou la haine. Par contre, l’écoulement du temps à partir du futur vers le passé en passant par le présent ne peut jamais être renversé dans une orientation différente, et chaque ressouvenir temporel reste identiquement lié à un vécu précis du passé impossible à répéter tel quel. 

De quoi «parlent» ces passages les plus minimes, en tant que nuances colorées entre les tonalités affectives, que nous avons désignées comme sentir ou sentiment ? Ils parlent d’une Historialité accomplissant le se-révéler de la Subjectivité immanente en son «devenir» qui n’est ni biographique ni historique, sans pour autant être exempte de toute compréhension herméneutique : «L’affectivité n’est pas comprenante comme le comprendre est affectif, ces deux formulations ne se juxtaposent nullement comme des formulations équivalentes de la structure eidétique ultime du fondement, elles sont entre elles, on l’a vu, dans un rapport de fondation : L’affectivité n’est comprenante que parce que le comprendre est affectif et dans la mesure où il l’est ». Autrement dit, la subjectivité en tant que généalogie du sentir parvient en elle-même en éprouvant la coloration ou «tonalisation» des passages affectifs, en tant que Dire de la Vie s’affirmant et s’auto-donnant. Ce mouvement intérieur des sentiments a été nommé, dans d’autres contextes théoriques, une auto-poèsis dans la mesure où l’auto-régulation d’un système forme son « Soi » (Self) qui se transformera en un « Soi-même » (ego, moi) dès l’instant où la séparation du système en un intérieur et extérieur se produira, c’est-à-dire en se délimitant dans un «environnement». Cela implique non seulement une sorte de «cognition» qui dépasse l’auto-production des parties ou éléments du système grâce à son procès immanent propre, mais aussi que les passages du sentiment avec leurs «entre-tonalités» ne soient pas compris selon un mécanisme du mouvement affectif. Ce mécanisme serait supposé par la théorie de l’auto-poèsis à partir du moment où elle détermine un espace topologique pour l’auto-production d’un système — qu’il s’agisse des cellules ou sociétés. Mais le Soi subjectif ou radical des passages affectifs ne connaît ni une mécanique prospective ni une spatialité intuitive d’abord. Ce que l’on peut dire phénoménologiquement, c’est que l’Historialité transcendantale du Soi forme (en tant qu’affection- mouvement chaque fois actuelle) le fondement se phénoménalisant pour cette Ipséité qui parvient en elle-même grâce à la récurrence du Soi dans la Vie absolue. C’est cette Ipséisation récurrente qui détermine l’identité concrète ou réelle à l’intérieur des accomplissements de la Vie immanente. 

Si nous considérons cette tonalisation des passages du sentir en transformation permanente comme les modes les plus minimes par lesquels notre auto-sentiment peut sentir les «différences affectives» à l’intérieur de l’ensemble de notre possibilité de sentir, il s’en suit une subjectivité de l’Ipséité qui est la réalisation la plus immédiate et la plus originaire de notre Soi généalogique. L’Historialité des tonalisations ou colorations du Soi contient donc un ad-venir de la subjectivité s’ipséisant à l’intérieur de l’ad-venir de la Vie même en son parvenir-en-soi. Par ce Fait, l’Ipséité de la Vie et l’ipséité du soi s’individualisant sont identiques dans le même Sentir en tant que tonalisation chaque fois actuelle de la concrétion du sentiment — et de cette manière purement phénoménologique, la Facticité d’un tel Comment est le «Dire» pur de la Vie s’auto-révélant à elle-même dans le Sentir d’un Soi s’individualisant. Notre sentir permanent et concret en tant que noyau d’unité de Vie/Soi en sa génération ou généalogie permanentes ne connaît, par conséquent, ni un Soi abstrait ou formel préalable ni une Vie-substance au sens métaphysique, mais les deux — la Vie et le Soi comme «moi» — deviennent ensemble ce qu’ils sont en leur phénoménalisation pure, selon l’accomplissement de la tonalisation de la Vie par son auto-affection originaire pour «être», de façon chaque fois concrète, un Soi singulier de la Vie. Ce dont la Vie me parle en son auto-révélation et ce que j’«entends» alors d’une telle révélation-limite, c’est la concrétude d’une Ipséisation qui profère l’in-carnation de l’Absoluité de la Vie éprouvée comme les passages du sentir et de ses «entre-tonalités» en leur réalité phénoménologique d’une transformation-mouvement affective intérieure. Si cette in-carnation est la manière même dont s’accomplit la subjectivation s’individualisant en son essence pathétique comme archi-passiblité indépassable, nous ne pouvons, en fait, rien ajouter à la vie 8. Car ce qui s’accomplit ici, c’est la phénoménalisation de tout apparaître comparable à rien d’autre — et qui implique l’« écoute » d’une « parole » toujours présente dans l’auto-révélation de la Vie en tout sentir.

Vouloir entendre une autre Parole à la place de ce Dire originaire signifie-t-il déjà une régression et un manquement du Sentir en sa tonalisation et son unité puisque le sentir senti ou regardé tombe alors au niveau d’un élément in-formatif pour chercher dans l’espace ouvert de la visibilité perceptive et de son extériorité, la « réalité » et le «sens», sans pouvoir les trouver en ce Dehors qui est justement un Hors-de-soi ? Cependant, grâce au Demeurer pré-théorique dans la Vérité de la Révélation en tant que subjectivation d’un Soi vivant, tout « extérieur » peut être intégré ou repris dans la généalogie affective intérieure. Ceci est une conséquence intrinsèque de l’essence phénoménologique de l’Historialité de cette subjectivation même — car l’Ipséité de cette dernière repose sur l’accomplissement permanent de la praxis subjective de la vie qui forme la seule réalité intégrale. Le renoncement pré- théorique concernant tout logos d’un extérieur pris, par erreur, pour un mode de « révélation » ne conserve donc que cet état-de-chose transparent, c’est-à-dire : le seul Accès à la Vie en tant que la Vérité de la Révélation première et ajouter à la vie . Car ce qui s’accomplit ici, c’est la phénoménalisation de tout apparaître comparable à rien d’autre — et qui implique l’« écoute » d’une « parole » toujours présente dans l’auto-révélation de la Vie en tout sentir ultime n’est possible que par cette Ipséisation de mon « Moi » en tant que le Soi de ce Dire : « Seul ce qui se creuse en soi-même comme un soi, l’unité absolue qui est le sentiment de soi, l’essence de l’affectivité, est, peut être affecté. Toute dépendance [extérieure] suppose une indépendance absolue, l’autonomie originelle de l’être, 9 comme être-Soi, et de la vie »9 .
Si, après une telle actualisation vécue de la Vérité intérieure pratique de la Vie/Soi, le «moi» retombe dans le «désert» et la «nuit» de l’immémorialité thématique du Vivre, c’est-à-dire en-deça des mouvements purs du Sentir en son devenir de tonalisation du Soi comme Moi, il reste cette Certitude, en ce cas, que ce sont précisément le désert et la nuit qui constituent la Révélation de la Vie dans le Soi pur. Car s’il est impossible d’ajouter quelque chose à la Vie, il est également impossible de lui retirer quelque chose. C’est pour cette même raison que le Silence peut être saisi, de surcroît, comme le Dire affectif pur indépendament de toute disparition, perte ou aliénation de la vie. Toute transposition de ces derniers modes existentiels d’expérience, propres à la sphère du monde et du Dasein, dans la sphère de la Vie « en » nous formerait justement une μετάβασις catégoriale erronnée — et comporterait le danger que la Vie reste à jamais inaccessible pour une telle conscience fixée intentionnellement. La perte de la Révélation pure d’une Vie qui ne possède aucune autre réalité de manifestation que cette tonalisation à chaque fois minimale de la « vie dans la Vie » est inscrite dans toute conscience et pensée qui se fient uniquement à elles-mêmes, bien que l’épreuve de la vie reste donnée structurellement en tout événement ou situativité :
 

« Vivre [...] signifie être, de telle manière qu’il ne s’agit pas ici, avec l’intervention du sentiment dans son rapport à la vie, d’un mode particulier et arbitrairement choisi de réalisation de celle-ci, mais de la structure interne de tout ce qui est. Ainsi compris dans sa structure interne, c’est-à-dire dans son émergence, l’être est inséparable de l’affection et trouve dans la possibilité ultime de celle-ci, dans l’affectivité, sa propre possibilité, radicale et dernière, son essence » 10. 

Que la Vie phénoménologique absolue devienne, par de tels passages affectifs, sa propre vie en se vivifiant, autrement dit par elle-même, nous fait revenir de cette structure absolument immanente en sa simplicité transparente vers l’absence de la discursivité et de la nomination proprement dites d’une telle généalogie présentée comme unité du Sentir. Il est patent que tout logos thématisant fait disparaître cette Vie originaire avec sa subjectivation ipséisante, parce que le logos de la thématisation forcément intentionnelle (soit par les discours quotidiens, soit par les théories scientifiques d’abstraction et d’objectivation) déploie un Horizon dans lequel tout Dit apparaît sous l’aspect différentiel d’un En-tant-que. Mais ce dernier ne préside pas seulement à une désignation comparative par laquelle un Quelque-chose s’établit comme un Ceci à la différence d’un autre Cela, mais cet « En-tant-que » ek-statique et herméneutique est finalement la formation de l’Horizon comme tel. Tous les efforts réflexifs pour saisir, en cette différence, la Différe(a)nce même, autrement dit l’auto-apparaître du paraître qui ne devient jamais, de son côté, un ob-jet dans cet Horizon même, n’arrive qu’à ce résultat idéaliste, dialectique, existential ou supplémentaire qui consiste à reconnaître le retrait ou le retard de la Conscience — ou à essayer alors de pratiquer une « autre pensée », comme chez Heidegger, pour s’initier à un détachement de la tradition métaphysique ou philosophique. La nomination par le langage thématisant exige à la fois ce phénomène de différentialité en tant qu’Horizon et le cèlement de l’être relatif à ce Fait ek-statique. Parallèlement, il existe plusieurs tentatives vaines de le nier ou de le dépasser, comme on peut le constater avec les références de la phénoménologie intentionnelle ou de  ’herméneutique existentiale à l’égard du bouddhisme et du Zen, qui recouvrent un certain effort commun pour faire apparaître l’« inapparent » en tant que Néant, ou le « pas en arrière », afin de trouver « derrière » la conscience quotidienne de ce qui est « sous-la-main » (vor-handen), le «sens» retiré ou caché de l’être 11. Le minimum ou la « petitesse » qui caractérisent ce retrait néantisant de tout ce qui apparaît en tant qu’«être» présumé, n’est précisément rien d’autre que la «tonalisation» affective la plus menue de notre «charnalité» vivante ou «aisthétique», qui se donne sans le «En-tant-que». Si le Da-sein est cette situativité de l’«l’être-jeté » (Ge-worfenheit), une telle situation ek-sistentielle n’est pas seulement la possibilité purement transcendante ou temporelle à l’intérieur d’horizons ontologiques se déployant en même temps avec leurs divers modes de «rencontres», mais une situativité absolue dans et par la Vie 12. Aucune réduction, déconstruction ou « pas en arrière » (Schritt zurück), ne parviendra à suspendre cette situativité facticielle intérieure à toutes les situations pensables et réelles, car elle ne peut être suspendue en tant qu’Affection infrangible du Lien Vie/Soi. Si, par exemple, dans la méditation bouddhiste13 la plus parfaite du «Vide» en tant que «Néant» de l’apparaître, il n’est pas possible de faire lever dans et par la « Conscience » purifiée ce dernier lien du Corporel avec la «Vie», c’est finalement la relativité du retrait postulé du paraître qui se manifeste en cette dernière donnée invisible de la vie corporelle en tant que chair originelle en sa révélation affective indépassable. Cette dernière phénoménalité n’est pas seulement valable pour la sphère purement immanente du Sentir en tant qu’auto- sentiment — le « phénomène du retrait » est à ce niveau le plus reculé de nos épreuves, un paralogisme. Puisqu’il est relatif à la « thématisation » de la Vie au moyen de l’Horizon, l’échec de cette thématisation n’est que le mode réflexif pour saisir l’impossibilité d’une telle tentative, sans pour autant s’être approché de la «Vie» en tant que telle en son Auto-révélation.



Receuillement. 2006


 
II. Le sol du monde et l’impression aisthétique 

Après avoir analysé avant tout notre naissance transcendantale dans la Vie en nous limitant au lien abyssal et affectif entre Vie et Sentir, il convient maintenant de s’approcher de l’autre manifestation à l’intérieur de l’immanence même, à savoir de la même Épreuve radicale habitant toujours l’intentionnalité et impliquant précisément l’épreuve affective d’un monde affectif. Michel Henry écrit à ce sujet : 

« L’opposition [entre affectivité et monde] peut se produire, le monde est susceptible de nous affecter et de nous toucher, parce que le pouvoir qui nous ouvre le monde et est affecté par lui s’affecte lui-même originellement. Le monde ne nous est pas donné pour ensuite et éventuellement nous toucher et nous émouvoir ou nous laisser dans l’indifférence, il ne peut précisément nous être donné que comme ce qui nous touche et nous émeut, et cela parce que l’affection de la transcendance par le monde a sa condition dans l’auto- affection et dans l’affectivité. La sensibilité est précisément la transcendance elle-même comme affective en son essence. L’essence de la sensibilité se trouve dans  l’affectivité 14 »

Si c’est l’Affectivité en tant que Vie phénoménologique absolue qui constitue le fondement de notre expérience sensible en nous affectant dans le Fond même d’une telle Auto-affection acosmique, le Monde ne peut pas être, en dernière instance, le Fondement de nos impressions en leur aisthétique vivante — le monde n’est que le « contenu » d’une telle impressionnabilité. En considérant ici ce contenu mondain en sa généralité la plus grande ainsi que dans sa nécessité phénoménale stricte, c’est-à-dire en tant qu’Ob-jectité ou Quelque-chose (Etwas), le caractère pur du Monde se donne alors comme cet En-face dans lequel tous les phénomènes visibles peuvent se montrer en leur caractère intentionnel ou noématique. L’En-face en tant que Distance ou Transcendance, comme nous l’avons déjà vu au sujet du statut phénoménologique de tout savoir théorique, signifie l’Ouverture d’une Extériorité qui s’accomplit comme le Hors-de-soi en son devenir temporel permanent pour être, sans faille, l’Ex-tériorisation de l’Ob-jectité du Monde. Une telle genèse ek-statique du Hors-de-soi en tant l’affectivité qu’extériorisation en sa transcendance ob-jectivante implique (vue du côté de la subjectivité phénoménologique pure) l’intentionnalité ou le Da-sein. De cette façon, l’analyse réductive ou transcendantale de l’En-face du Monde avant tout contenu particulier se trouve renvoyée au mode immanent de cette intentionnalité même par laquelle l’être mondain se donne comme l’extériorisation par une telle transcendance. Mais si toute mondanéité en son être intentionnel ou temporel s’enracine en fin de compte dans une telle vie intentionnelle, le dualisme apparent Intérieur/Extérieur ne peut constituer une condition ultime, car sinon il y aurait une séparation ontologique, voire métaphysique préalable, là où il ne faut voir qu’une «duplicité» de phénoménalisation n’excluant nullement l’unité phénoménologique dernière par la Vie et dans celle-ci. Même si l’on dépasse la problématique husserlienne de la constitution intentionnelle du monde pour retenir davantage la vue heideggérienne du « Seinsereignis » comme le « don » (Zureichen) et l’« envoi » (Schicken) du Temps, on ne peut accepter une telle analyse de la mondanéité pure, puisque la question se pose alors : par quelle force ou puissance un tel événement-propriation (Ereignis) devient le «propre» de sa manifestation (sich er-eignen), si une telle puissance originaire en tant qu’accomplissement de l’Ouverture de l’Horizon ne devait être pensée que comme la substance ou une qualité de l’être en question 16

Dans la mesure où l’Intentionnalité se pro-jette, ainsi que le montre tout vécu immanent (Erlebnis) de la conscience, elle est de prime abord Mouvement, de telle manière que l’être-du-monde doit être saisi à partir de cet auto-mouvement de la vie phénoménologique immanente qui s’expérimente «jetée» comme un «Là» (Da) en tant qu’ek-sistence mondaine. Cependant, ce «Là» n’est pas l’origine première, étant déjà le résultat d’un accomplissement dans lequel ne règne que la mouvance d’auto-impressionnabilité de la vie qui se donne à elle-même en et par une auto-donation généalogique sans fin et limite. Toutefois, lors de cette auto-donation du se-donner sans aucune interruption imaginable, la Vie (qui s’actualise toujours en son individuation comme le Moi de son Auto-affection) traverse cette Archipassibilité par laquelle elle se-reçoit également en se-donnant. Cette réception d’elle-même en sa réceptivité pure et abyssale n’est pas encore la Transcendance de l’En- face mondain, mais la réceptivité d’une Force qui s’éprouve (en tant que l’auto-mouvement charnel ou aisthétique) comme l’auto-déploiement d’elle-même — ce que Maine de Biran nommait justement déjà le sentiment d’effort musculaire ou volontaire 17. Aussi longtemps que ce dernier se réalise dans l’affection charnelle immanente ou «organique», il n’existe pas encore un «Là» de l’Ouverture transcendante ou mondaine pour des contenus sensibles, mais ce mouvement intérieur de la vie subjective établit néanmoins une «spatialité kinesthésique» ayant le caractère d’une épreuve charnelle de la Force originaire de la Vie en nous. Cette expérience éprouvée d’un déploiement de notre Force charnelle intérieure précède toute catégorie de substance, toute res extensa, puisqu’aucune catégorie ne peut jamais être posée au sens de la mondanéité phénoménale, si elle ne se donnait pas d’abord par les prestations transcendantales de la Vie elle-même. L’être mondain, en sa première donation stricte, ne se manifeste donc que lorsqu’un Obstacle se présente ou s’ouvre qui se distingue, par sa contiguïté même, de la «spatialité» intérieure de la Force de l’auto-mouvance impressionnelle et son aisthétique charnelle pour être ressenti clairement en sa nature de résistance continue. 

14 En conceptualisant une telle Ob-jectité en sa résistance originaire moins à partir de la transcendance de l’En-face (que suggère trop facilement la métaphore optique de la distance ou du lointain), mais en partant du sens tactile ou de l’odorat et du goût, il en résulte pour une telle analyse une impression en laquelle l’effort éprouvé comme force et le corrélat mondain se co-appartiennent sans exclure la passivité aisthétique qui s’enracine dans la passibilité charnelle de la Vie. Le Monde en tant que Résistance sous le doigt palpant, ou bien en tant qu’odeur ou goût, n’est pas donné avant le fait de palper et de sentir (à savoir comme espace de la vision), mais il «est» seulement par ce palper et sentir ou goûter aussi longtemps qu’ils durent, si l’on réduit la possibilité du ressouvenir. La façon immédiate et élémentaire dont, par exemple, un nouveau-né éprouve le monde, n’est d’abord que le corrélat purement pratique de sa mobilité, dans laquelle l’effort charnel peut, en tant qu’épreuve intérieure, relier simultanément l’«aperception» simultanée du «moi» et sa spatialité intérieure avec le continuum résistant impressionnel, afin de pouvoir recevoir le caractère du monde élémentaire comme un Dehors. Un tel Hors-de-soi ne signifie cependant pas que notre Sentir se retrouverait en ce Dehors en tant que le se-sentir de l’auto-sentiment aperceptif, ce qui justifierait d’ailleurs aussi de nommer le «Monde» à partir d’une telle résistance éprouvée du non-moi, comme le font Maine de Biran et Fichte. Une telle conceptualisation pourrait induire phénoménologiquement l’erreur que ce «Hors-du-moi» impliquerait une autonomie quelconque de cette ex-tériorisation devenue un Extérieur au sens d’une substance métaphysique — car un tel ordre ontologique n’est précisément pas pré-donné concrètement et ne peut être maintenu spéculativement que par une possibilisation vivante antérieure qui nous intéresse ici en son accomplissement et ses prestations aisthétiques fondamentales : 

«L’affectivité n’est pas la condition du sentir au sens d’une condition dégagée par l’analyse réflexive, d’une condition logique, elle constitue bien plutôt l’effectivité de l’acte de sentir considéré en lui-même, sa phénoménalité propre, irrécusable et concrète, l’expérience du sentir, identique à celui-ci et constitutive de sa réalité. [...] Comme affectif en son essence, comme se sentir soi-même, comme Soi, l’acte de sentir, l’acte de l’opposition, s’oppose, s’oppose à un Soi, à ce Soi qu’il est lui-même, ce qu’il sent, et est affecté par lui, comme Soi-affecté, comme un Soi seul peut être affecté par le contenu sensible de son affection » 19

15 Par conséquent, en chaque conscience de sensation en tant que vécu subjectif et noématique, il y a deux faits : la représentation d’un senti comme un «quelque chose» ainsi que le se-sentir du senti en son immanence affective qui plonge dans le Fond même de la Vie et sa passibilité impressionnelle en tant qu’Aisthétique originelle. Dans cette sphère d’apparaître primordial le «Monde» ne se trouve jamais séparé de la Vie et de ma praxis subjective comme «Moi» du mouvement charnel qui est un «Je-peux» aperceptif ; le Monde est, bien au contraire, donné par une telle «saisie de la vie» (Griff im Leben), pour employer une expression de Husserl, et par laquelle s’explique la possibilité de l’identification d’une ob-jectité en l’enrichissant d’aspects infinis dans une suite de variations  phénoménologiquement possible d’intégrer la critique nécessaire d’un soi-disant primat de la Différence : cette dernière forme est en réalité le trait fondamental du Monde dans la mesure où le Dehors, posé une fois comme le Hors-de-soi isolé en sa temporalité et sa spatialité, s’accomplit en tant qu’ex-position infinie, pour constituer le déploiement du Monde articulé comme une Différance sans fin selon Jacques Derrida. Si l’on considère cette opération sans lien aucun avec sa possibilisation concrète ou pratique, il n’y a alors aucune raison de toucher d’autre réalité que ses «effets» différe(a)entiels sans finalité ni unité. C’est très manifestement cette voie descriptive d’horizons infinis en leur «dissémination» que suit la modernité «post-métaphysique» en exposant l’époque présente et future à une extériorisation sans bornes de la manipulation technique dont la visée scientifique — mais aussi «plurale», «altériologique» ou «mondialisante» — doit intégrer aussi le corps vivant ou l’«âme» pour former également, de leur eidétiques. Dans une telle perspective, il s’avère côté, les effets différe (a) ntiels. Si l’effet «déconstructif» est encore une sorte de représentation pour le « sujet » ou la conscience, on peut lui opposer le constat phénoménologique radical de Michel Henry : 

«Précisément le lien de l’affectivité et de la représentation n’est pas un lien synthétique et comme tel contingent. Parce que ce lien est au contraire un lien de fondation, le rapport qui existe chaque fois entre l’acte positionnel et la tonalité qui l’affect inévitablement se laisse comprendre » 22

16 Si le rapport entre affectivité et monde représenté n’est pas contigent, mais une question de fondement, il importe peu, en dernière analyse, que l’on parle de « différence » ou de « différance », car tout éclatement du sentir dans le Monde doit encore être éprouvé pour prendre forme dans un discours — même « déconstructif ». L’analyse rigoureuse de notre sentiment originaire du Monde n’est donc pas anodine ou poétique, car une telle analyse maintient le lien et le mode nécessaires pour concevoir aussi notre avenir qui doit se baser sur la co-appartenance du Monde et de la Subjectivité dans leur généalogie et originarité vivantes. Saisir le monde afin de le « dominer » par le « sujet » devient impossible, culturellement ou éthiquement. Pour la même raison, une domination quelconque de la « subjectivité » dans le but de l’égaler à l’être du monde, comme cela arrive déjà dans les théories politico- économiques et techniques actuelles est impossible. En son commencement phénoménologique pur le monde impressionnel en tant qu’aisthétique subjective forme le « sol » de notre épreuve de résistance et d’extériorisation — et cela en tant que vécu affectif d’abord. Durant toutes ses phases, une telle épreuve du monde s’établit en lien co- substantiel avec l’accomplissement de l’auto-mouvement du Moi en tant que caractère immanent et vivant de notre sentir. 

17 En ce sens précis, il n’y aurait donc aucun sentiment sans un monde possible, car par l’accomplissement du se-sentir immanent à chaque affection charnelle comme auto- mouvement subjectif, nous nous trouvons alors inchoativement dans l’éclosion ou l’« éveil » d’une intentionnalité qui pré-trace par une anticipation affective (ou « intuitive » en ce sens aisthétique) l’être du monde en tant que relief d’une première discrétion phénoménale (Abgehobenheit) en sa contiguïté avec le sentir même. 

Autrement dit, l’éveil aisthétique annonce le « Là » de l’être en tant que le « Il y a » d’une étantité. Que l’esthétique veille attentivement à cette première éclosion du monde, comme chez Cézanne ou Monet par exemple, et que la phénoménologie partage une telle attention, se trouve bien établi, puisque pour l’une comme pour l’autre il existe la même fascination pour l’apparaître à partir de lui seul, sans dépendre encore d’autres éléments préalables 23. Dans un tel contexte d’aisthétique élémentaire, le sentiment du sublime peut trouver un sens. Il s’agit déjà d’une vue partagée par Kant qui reconnaît (malgré sa métaphysique d’une ontologie «objective» du monde) que l’« admiration pour l’ordre de la nature en sa multiplicité ouvre une sorte de frayeur sacrée de voir ouvert devant soi l’abîme du sur-sensible (Übersinnliches) » que l’on traduit aussi, en général, par « surnaturel. » 24

18 Mais déjà avant un tel étonnement (qui correspond à une première transcendance intentionnelle à l’égard de l’En- face), il existe cet abîme relatif au sentiment pur du monde, à savoir la Force innommable de cette Vie originaire qui s’étreint en elle-même par elle-même pour être cette aisthétique d’une Impressionnabilité en laquelle toutes les formes et couleurs sont seulement possibles. Car avant même qu’une couleur m’émeuve, que ce soit par l’éclat de sa beauté visible ou par sa convenance avec la forme d’un objet ou d’un paysage qu’elle offre à mon regard en tant que l’unité d’une surface avec la couleur en son étendue, cette couleur fut déjà pour l’immanence pure du sentir une résonnance intérieure — une manière absolue de sentir du rouge, du bleu ou du jaune à partir desquels les peintres réalisent des « mondes d’âme », comme chez Rothko et ses murals, pour donner ici un autre exemple que le  « Kandinsky » de Michel Henry 25. En ce point d’émergence d’un monde vécu comme esthétique, qui est donc, en lien avec notre charnalité impressionnelle, un monde esthétique par essence, il n’y règne pas seulement une «phénoménologie minimaliste» qui s’efforce d’enregistrer les données empirico-transcendantales en leur possibilisation pour la connaissance, comme nous l’avons déjà signalé auparavant ; en effet, tout «minimum» esthétique comme aisthétique donne déjà la plénitude de toute « saturation », parce que la phénoménalité du Plus que donne l’essence de la Vie pure excède toujours ce que nous retenons par la perception et les jugements 26. Percevoir «quelque chose» signifie en ce sens, et par conséquent, sans aucune limitation empirique ou intentionnelle possibles, accomplir la Vie en sa totalité immédiate d’auto-donation : si tant est que je ne me fige pas seulement dans l’attitude d’une description mondaine avec ses constats objectifs, mais que je réalise encore en tout caractère transcendant du monde le «Don» immémorable de la Vie même en tant qu’Origine et Unité de tout apparaître. 

19 Vouloir éprouver le monde en son impressionnalité pure, ce qui revient à expérimenter ou vivre un monde principiellement culturel, ne conduit donc pas à supprimer son caractère mondain en tant que tel, mais rend plutôt le monde à lui-même : avant d’être le panorama ou la pellicule d’un film pour le regard et sa re-présentation, le monde est d’abord constitué par la passibilité de l’auto-réceptivité de la force en nous, comme la coïncidence ou l’identité pratique de toute force en nous qui permet, en tant que la praxis subjective de la vie est aisthétique, le sentiment de toute « altérité » au sens de la présence du monde.  L’hétérogénéité Vie/Monde est bien une Archi-facticité phénoménologique radicale, mais elle s’enracine dans l’unité de l’opérativité de la sphère la plus intime de l’Immanence avec ces affections permanentes en lesquelles s’éveille le monde. La difficulté de l’analyse réside alors en ceci : il ne faut pas réduire la contemporanéité du Monde et du « Moi » à une dialectique en laquelle le « Je » se trouverait naturalisé, car l’ego constitue en fin de compte un moi vivant transcendantal passible — ne pouvant être réduit à une pure fonction de l’être du monde . De telles tendances a-subjectives qui traversent, depuis l’idéalisme allemand, la phénoménologie classique, veulent apercevoir dans le vécu du Moi l’« expression » de la transcendance du Monde par laquelle ce monde devient présent à soi-même et où la « vie » disparaît dans le « savoir » mondain même. La vie individuelle ou subjective reste donnée dans une telle constellation phénoménologique « derrière » les développements infinis d’horizons, puisqu’elle se manifeste comme l’« inapparent » de son retrait au moment de l’apparence des onta, mais elle ne quitte jamais cette fonction de la négativité d’un « médium de manifestation » pour être la Révélation de soi-même. Or poser une « Vie » dans la « dimension de profondeur du Monde », une vie qui ne devrait jamais apparaître pour elle-même en s’auto- révélant en son essence, revient à élever le sentiment du monde donné, certes partout, à un absolutisme du monde, déjà dénoncé, il y a un siècle, par Husserl, puisque le monisme mondain ou intentionnel fait sombrer l’Auto- puissance de la Vie en sa Révélation pure dans un seul mode d’apparaître transcendant. Car le sentiment du monde pris à titre de justification unilatérale ne peut faire oublier que, dans un tel sentir, le monde ne se suffit aucunement à soi-même, puisque ce « sentiment du monde » fait co-sentir une origine vivante inaltérable. « Ne pas être du monde » au sens d’une naissance transcendantale par la Vie phénoménologique absolue, n’implique aucune négation métaphysique ni même une fragilité seulement ontologique de l’autonomie apparente du monde, mais ce qui est décisif en chaque apparaître même, à savoir les rapports d’une manifestation ou révélation originaires au sens de rapports fondamentaux. Dans une dialectique ou un chiasme Vie/Monde, rien ne peut se révéler de ce qui peut être considéré comme l’essence propre d’une phénoménalisation, puisque toute relationnalité  d’apparaître/disparaître dans la spatialité d’un En-face ne peut être qu’une différence ou négation de la conscience dialectique ou chiasme ne peut être une réalité vraiment individuée, car ce manifesté n’émerge que par son altérité en tant que « autre », dans le sens d’un singulier numérique ou temporelle 28.


20 Ce qui se manifeste en tant que singularité en une telle générique — sans être un véritable Soi dans l’Ipséité originaire unique de la Vie phénoménologique comprise comme affection chaque fois concrète. Si c’est cette Vie qui est co-donné en tout sentiment du monde en tant que « dépassement du Monde » dans la mesure où aucun être- mondain ne peut jamais constituer une « Demeure » pour nous, cela signifie radicalement qu’un tel sentiment ne vient pas du Monde lui-même, mais qu’il émane ultimement de la Vie — même si le Monde est tenu par elle. Dans le « sublime du monde », ce monde ne se sent pas soi-même de manière naturaliste ou événementielle : un tel sentir n’est donc possible et réellement donné que dans l’auto-sentiment vivant, par lequel la vie se révèle d’abord à soi-même comme non-monde, afin de rendre possible tout apparaître en sa force immanente. Sentiment du monde et ne pas être du monde ne s’excluent donc nullement, comme le pensait encore Hegel, c’est seulement leur inclusion et leur exclusion qui font comprendre toute l’étendue de la phénoménalisation du Monde. 



Je suis dehors et dedans. R.E. 1996


III. Sentiment du Temps et de l’Espace 

21 Si en approfondissant le phénomène-monde — qui constitue le sol et l’horizon  de tout phénomène — nous interrogeons l’existence d’un sentiment spécifique du temps et de l’espace, nous ne pensons pas à ce fait connu que nous expérimentons, dans nos vécus quotidiens, de manière chaque fois particulière, en éprouvant la temporalité et la spatialité, à savoir, par exemple, l’ennui ou l’attente accrue mais aussi l’abattement ou l’exaltation. Les arts se dessinent sur ses sensations multiples, particulièrement la musique et l’architecture, lorsqu’ils nous font éprouver le sentiment d’un temps et d’un espace structurés : un édifice avec beaucoup de recoins et de couloirs bas ou étroits exprime pour nous l’impression d’être enserrés, tandis qu’une mélodie rapide fait précipiter le temps en accélérant le mouvement vers le dénouement d’une tension dramatique avec sa retenue intérieure. Ce ne sont donc pas de tels sentiments que nous interrogeons ici, mais le sentiment du Temps en tant que tel, c’est-à-dire sans un sentir particulier d’une qualité attribuée au temps en sa situativité chaque fois spécifique — et ceci vaut aussi pour l’espace. À partir des analyses précédentes, nous pouvons déjà retenir ici que le temps et l’espace existent pour nous seulement par le fait de notre Ouverture au Monde, sans que nous soyons nés en ce dernier, car au sens phénoménologique strict, nous ne naissons que dans la Vie. En une telle Vie phénoménologique absolue dans laquelle et par laquelle nous naissons, il n’y a aucun temps, car cette Vie ne vieillit pas ; elle est, au contraire, toujours la Vie en son immédiateté principielle, indépendamment de notre âge biographique. S’il n’y a donc un temps pour moi que parce que je rentre dans le temps-monde, ce dernier « passage » doit être lié à une condition propre de pouvoir sentir le temps, étant donné que le sentir en son auto-sentir — ou en tant que vie immanente — ne connaît précisément pas la temporalité (ni la spatialité). 

22 En un certain sens, nous nous situons ici encore une fois dans le débat entre Hume et Kant, car, d’un côté, tout est expérience (Erfahrung), sans revenir seulement à un empirisme sceptique et, de l’autre, il faut bien que des intuitions de la sensibilité transcendantale précèdent toute «association» de notre expérience, afin de pouvoir être des synthèses du vécu. Mais la problématique d’un criticisme transcendantal, justifiée par la nécessité d’une telle analyse, consiste en ceci que le temps et l’espace ne s’y présentent que de manière purement formelle et ne vont pas au-delà d’une conscience vide et universelle qui n’est pas, au fond, le cogito véritable d’un individu concret. Un sentiment ne peut, en fait, avoir le caractère d’une affection phénoménologique que là où est donné le sentiment d’un moi vivant, c’est-à-dire là, en d’autres termes, où le vécu du temps et de l’espace se trouve individué et charnalisé. La phénoménologie historique a essayé, par conséquent, de continuer ici l’analyse de Hume et de Kant en précisant que les «associations» d’impressions et d’idées ne sont pas seulement contingentes et habituelles au sens d’un belief, mais qu’elles reposent sur des synthèses pulsionnelles et kinesthésiques réelles qui, en leur intentionnalité téléologique, font aussi saisir la formalité kantienne du «Je pense» par une genèse passive de la subjectivité continuation phénoménologique de Hume et Kant, on peut retenir que le sentiment, le temps et l’espace ne s’excluent pas mutuellement, mais qu’ils co-appartiennent à la matérialisation primordiale d’une phénoménalisation originaire, sans être toutefois identiques par une immédiation. 

23 La matérialisation originaire et ultime, par ma naissance à la fois concrète et transcendantale dans la Vie, est cette archi-passibilité en laquelle la vie m’est donnée en tant qu’auto-affection de soi dans l’auto-affection de la Vie absolue. Dans le langage de la métaphysique et dans celui des ontologies classiques, cela signifie pour le moi une Finitude radicale, de telle manière que ce sentiment indépassable d’un vivant d’être né dans la Vie implique toujours aussi ce sentiment de ne pas avoir posé ou voulu cette vie dans son commencement radical. Ce sentiment premier ou élémentaire de toute réalité sensible ou émotionnelle signifie donc, en ce contexte, que sentiment et finitude s’appartiennent constitutivement. Autrement dit, le sentiment de ma vie, en tant que finitude, possède ce caractère que l’on attribue habituellement au temps, dans le sens où il «passe» ou «disparaît», avec cette conséquence précise : quelque chose qui ne pourrait pas être principiellement ne se trouve pas garanti par le temps même. Que co-originairement existe également un sentiment d’éternité en toute finitude passible n’est pas pris en considération ici, afin de creuser uniquement le mode tout spécifique de ce sentiment du temps qui s’étend à travers toutes les ek-stases particulières du temps en tant que glissement, coulée et disparition, pour imprégner en ce sens tout vécu multiple du temps dont nous parlions ci- dessus. La matérialisation du sentiment «fini» du temps en tant qu’archi-passibilité phénoménologique est donc. De cette premièrement un sentiment de notre corporéité à partir de sa dépendance radicale dans la Vie. Cela se manifeste, sans pouvoir être révoqué, par le sentir de notre vieillissement, sans que nous n’entendions ici une comparaison chronologique ou un regard en arrière sur notre vie existentielle, mais cette facticité historiale ou immanente consistant en cette « disparition » des forces qui nous approche de manière affectivement récurrente de notre passibilité originaire pure — comme elle existe au moment 30 de notre naissance transcendantale . Dans tout sentiment charnel nous pouvons connaître, par conséquent, en tout son déploiement, une force ou potentialité spécifique d’un sentiment purement immanent du temps qui nous « rappelle » l’origine pathétique de nos facultés — et, avec la même certitude, l’accomplissement du « Je peux » en notre « possession ». 

24 Est-il possible de trouver un sentiment d’espace correspondant qui ne signifie pas seulement l’ordre formel de la « co-existence » de tous les phénomènes mondains, mais la matérialisation charnelle » spatiale » en un sentir affectif ou aisthétique ? Lors d’une telle analyse on ne peut plus supposer spéculativement une spatialité en tant que telle ni une sensation a-spatiale, car ceci amènerait toutes les difficultés bien connues du «non-spatial» en tant qu’«âme» (aujourd’hui le «cerveau») sensé apercevoir le spatial, ou encore comment l’espace lui-même peut accueillir la sensation. Husserl avait essayé de résoudre cette problématique d’une double substance cartésienne par les sensations intérieures kinesthésiques, ce qui fait dépendre la constitution d’espace de la disposition chaque fois précise du corps vivant (Leibkörper), par lequel les «aspects» spatiaux des choses se modifient de manière continue pour situer ces derniers de cette façon dans un espace. Mais en faisant une telle description phénoménologique, il faut se demander si la spatialité n’est pas déjà supposée alors plus ou moins, car il s’agit plutôt d’éprouver les choses en leur aspect spatial que de produire l’espace lui-mêmedonation kinesthésique du corps en repos et en mouvement 31. Certes, la constitue ici le «point zéro» (Nullpunkt) de toutes les orientations spatiales vécues comme proximité, lointain et direction, mais il reste la question du caractère originaire d’une telle situativité du corps en tant que tel. Or si cette dernière doit précéder le sentiment de l’espace dans la mesure où l’espace n’est érigé que successivement par le mouvement dans le temps, on comment éviter de retomber dans une « situation » pré-spatiale purement formelle, sans pouvoir montrer en quoi une telle « situation » est véritablement à saisir comme situative, puisque tout cas d’une situation sans ce rapport spatial propre reste une contradiction. 

25 En analysant cette difficulté phénoménologique d’un sentiment originaire de la situativité à partir de la vie auto- affective ou charnelle, il s’ensuit que la « situation » absolue, en tant que moi passible, se trouve donnée par l’Auto- affection indépassable de la Vie en tant que telle — une situativité absolue qui n’est changée ultérieurement par aucune situation existentielle ou mondaine. En un sens strict, on ne peut plus faire varier eidétiquement cette situativité première et absolue de la vie, mais toute variation d’un vécu spatial la suppose nécessairement dans la mesure où je dois être situé dans la vie pour expérimenter, grâce aux mouvements, les orientations spatiales les plus diverses au niveau perceptif. Cette Facticité archi-spatiale d’être-situé-dans-la-vie peut être lue continuellement par ce donné que je suis constamment « enveloppé » par la Vie et son Affectivité en tant que Passibilité ; ce sentiment fondamental qui s’accomplit en tant que sentir vivant ne me quitte en aucun vécu mondain considéré ici comme un vécu spatial. Ce savoir d’une praxis « spatiale » intérieure s’accomplit en tout faire, autrement dit « dans » ce sentiment même d’être vivant, ce qui correspond exactement à ce sentir « enveloppant » selon lequel toutes les apparences et situations n’existent que grâce à la vie et dans la mesure où elles sont éprouvées en tant que vivantes. N’être abandonné par la Vie en aucun « point » du Faire, l’expérimenter plutôt sans cesse par une certitude infrangible en tant qu’« espace » de toute réalisation — c’est cela ce qui forme le sentiment originaire « spatial » de la situativité absolue ou charnellement aisthétique. 

26 Le sentiment de cette archi-spatialité en tant qu’être-vivant n’est pas un espace catégorial d’intuition sensible, car il ne s’agit pas d’abord de la co-existence spatiale des objets, mais de leur donation vivante simultanée à laquelle ils participent, par leur corrélation immanente, en leur affection charnelle, à partir du continuum résistant éprouvé. Ce sentiment archi-situatif d’une spatialité vivante immanente signifie aussi plus que les mouvements spatiaux corporels des kinesthèses, puisque toute sensation de mouvement suppose déjà, en déroulant la typique perceptive des aspects-choses dans l’espace de l’En-face, l’auto-affection de la vie en tant que pathos immanent de la Vie. Étant donnée la difficulté, lors de la perception quotidienne, d’abstraire du concept d’espace l’étendue, l’orientation et les volumes, il reste indiqué de désigner ce sentiment originaire de l’espace à partir de son rattachement à la vie également comme force qui se déploie en tout mouvement pour ériger l’espace d’abord subjectif ou intentionnel et ensuite euclidien pour la représentation.

27 Par une telle reconduction du sentiment de l’espace au sentiment de force on garderait, d’un côté, l’impression vivante intégrale de chaque faire en toute situativité spécifique et, d’autre part, on tiendrait aussi compte de la nécessité eidétique selon laquelle l’espace n’est pas donné passivement, mais qu’il reste lié, en sa constitution phénoménale, à l’effort et l’aperception immanente du moi. En ce dernier sens, la réalité de l’espace coïnciderait avec le caractère déjà analysé du Monde en tant que Distance, Transcendance ou Extériorité, afin d’éprouver aussitôt avec chaque « Là » une expérience spécifique du monde en tant qu’emplacement spatial. Les lieux vécus ne sont plus alors des endroits neutres de l’espace en tant que dispersion de points qu’il faudrait relier de manière physique ou mathématique pour savoir où je suis. Mais ces lieux du sentir et de l’agir sont des sentiments de situations centrés aisthétiquement par le corps-chair — et c’est de cette façon que la vie se lie à tel Ici ou en assimilant ces derniers à son Hic absolu 32.

28 De cette manière, les sentiments temporels et spatiaux s’entrecroisent finalement, car relativement à tout lieu intégré dans le Hic de la situativité absolue de la Vie, il en résulte le sentiment de la Demeure qui peut être considéré comme l’éthos fondamental du fait d’être-vivant. Pouvoir demeurer dans la vie est cette hicceitas absolue en tant que le sentiment élémentaire de tout vécu intègre alors également la finitude des sentiments temporels considérés ci-dessus en ce « lieu » pur de la vie afin de transmuer ce sentiment d’une finitude passible en la Certitude d’une Demeure immémoriale. Les analyses philosophiques classiques qui veulent faire dériver l’intuition de l’espace de la représentation du temps, ou vice versa, dans la mesure où la succession et co-existence d’objets mondains ne peuvent être isolées l’une de l’autre, ne trouvent pas ici de réponse en favorisant l’une par rapport à l’autre. Car partout où un « Extérieur » s’ouvre, qu’il soit temporel ou spatial, une Demeure est donnée d’avance — et une telle Demeure en tant que « demeurer » est valable pour le temps et pour l’espace. Ce Demeurer originaire est donc plus ancien que les deux derniers, et dans le sentiment de la vie en tant que « demeurer » dans la Vie, à savoir comme affection de la vie qui ne s’absente jamais, toutes les «coordonnées» d’un Hors-de-soi de toute Extériorité sont reprises dans l’unique originarité de tout mouvement qui érige les espaces et les temps 33. En conclusion, tout mouvement reste rattaché, de façon permanente, au pouvoir s’auto-affectant ou immanent de la Force de la vie pour n’être finalement situé que dans l’auto-mouvement de la Vie qui ne disperse jamais, mais qui constitue ce «rassemblement» indestructible qui précède tout temporel et tout spatial — que celui-ci disperse ou unit momentanément sous certains aspects historiques ou géographiques.

29 L’Aisthétique de la Vie et du Monde ne peut donc être disjointe car une telle aisthétique originaire signifie une phénoménalisation charnelle par laquelle tout apparaître se trouve reconduit à son «site» primordial, c’est-à-dire à l’émergence ou l’éveil seulement passible à partir d’une Vie avant tout temps et espace intentionnels qui y puisent leur force auto-affective de réalisation. Vivre grâce à cette aisthétique et par celle-ci signifie alors une vie qui est «chez soi» en tout lieu, car aucune situation temporelle et spatiale n’exclut que la vie y soit donnée préalablement pour éprouver une «actualité» qui se définit toujours comme sentiment en sachant que «le sentiment est la réalité même de l’acte. La relation de l’affectivité et de l’action n’est pas une relation de l’action avec autre chose qui la provoquerait du dehors ou qui la fonderait comme un fondement étranger ; c’est une relation à elle-même, en tant que cette relation constitutive de sa réalité, réside précisement dans son affectivité, dans l’affectivité elle-même comme telle. C’est de cette façon en effet que l’affectivité détermine l’action, non comme un antécédent détermine un conséquent, non comme une cause, un motif ou un mobile, mais comme son essence » 34. 

Notes 

1. Cf. Rolf Kühn, Husserls Begriff der Passivität. Zur Kritik der passiven Synthesis in der Genetischen Phänomenologie, Fribourg/Munich, 1998, p. 459 sqq. Par rapport à ces phénoménologies historiques, il faudrait parler, en principe, d’une méta-généalogie, comme le fait Michel Henry dans ses deux volumes du M I et M II (1975). Mais le titre de 1985, dix ans plus tard, au sujet d’une Généalogie de la psychanalyse, montre que le point de vue radical poursuivi au sein d’une phénoménologie matérielle de la Vie est, par définition, méta-génétique et méta-historique quant à toute téléologie temporelle ou compréhensive. Notre utilisation terminologique de « généalogie du sentir » implique cette critique. 

2. Cf. Rolf Kühn, Individuation et vie culturelle. Pour une phénoménologie radicale dans la perspective de Michel Henry, Louvain-Paris, Peeters, 2012. 

3. Sur la Vie comme référence a priori de toute estimation pratiquée à partir des situations et choses, cf. B, p. 101 sqq

4. Cf. CMV, p. 71 sqq. Si nous ne poursuivons pas ici l’« affinité » et même la « congruence » entre la phénoménologie de la vie et le 

christianisme, comme le propose Michel Henry lui-même, nous n’adoptons pas, pour autant, la lecture de Paul Audi qui semble prôner une « éthique » sans aucun lien entre phénoménologie de la vie et l’éthique chrétienne, qui est d’abord, à notre sens, une ontologie originaire ; cf. Michel Henry. Une trajectoire philosophique, Paris, Les Belles Lettres, 2006, p. 232 sq. : « Il est vrai que pour autonomiser l’éthique, il faut entraîner la phénoménologie de la vie sur une voie dont elle n’avait pas jusqu’alors soupçonné [...] la portée véritable. » 

5. Michel Henry en donne lui-même un exemple dans « Peindre l’invisible » consacré au peintre Pierre Magré, dans PMA, p. 7-43 ; repris dans l’affect de l’art. Recherches sur l’esthétique de la phénoménologie matérielle, Adrien Jdey et Rolf Kühn (éds.), Leyden, Brill, 2012. 

6. Pour une première approche de cette problématique, cf. Rolf Kühn, Radicalité et passibilité. Pour une phénoménologie pratique, Paris, L’Harmattan, 2003, chap. II. 7 : Certitude affective comme Passage absolu (p. 139-164). Cette donation absolue donnée comme sa Certitude affective est interrogée ici plus avant comme structure phénoménologique d’un transitus réel à tout moment qui forme l’auto- donation concrète de l’Historialité absolue. Ce terme de passage ne désigne donc aucune μετάβασς logique ou catégorial comme dans la métaphysique grecque ou dans la logique de Kant et de Hegel, mais plutôt la Facticité du « Est » (Ist) en tant qu’actus purus chez Schelling avant toute détermination formelle d’essence réflexive, sans souscrire toutefois à la spéculation des « puissances » (Potenzen) chez ce penseur de l’« empirisme supérieur » ; cf. Philosophie der Offenbarung, 1. und 2. Buch (Schellings Werke, 6. Ergänzungsband, éd. Manfred Schröter). Munich, Beck, 1983, p. 205 sqq

7. EM, p. 608. 

8. Sur la réciprocité entre une phénoménologie de la vie et une phénoménologie de la chair conçue comme un rapport de Fondement, cf. I, § 23. 

9. EM, p. 613. 

10. Ibid., p. 596. 

11. Dans un tel contexte, Dominique Janicaud plaida, pour sa part, pour une « phénoménologie minimaliste » ; cf. La phénoménologie éclatée, Paris, Éclat, 1998, p. 104 sqq

12. Pour une telle analyse de la pensée de Sartre et de Heidegger cf. EM, p. 464 sqq

13. Cf. pour une telle comparaison Roland Vaschalde, « De la vacuité du soi : y-a-t-il une voie du milieu philosophique ? », dans Iris. Annales de 

Philosophie, n ° 26, 2005, p. 93-102. 14. EM, p. 608. 

15. Parmi les multiples reprises de cette duplicité par Michel Henry, cf. par exemple I, §§ 3 et 4. 

16. En plus de la critique henryenne, cf. aussi Jean-Luc Marion, Réduction et donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et la phénoménologie, Paris, PUF, 1989, p. 249 sqq. 

17. Cf. Maine de Biran, De l’aperception immédiate (Mémoire de Berlin 1807), dans Œuvres, Ives Radrizzani (éd.), t. IV, Paris, Vrin, 1995, p. 136 sqq. et 152 sqq

18. Cf. aussi l’analyse de Michel Henry dans « Le problème du toucher », dans PV-I, p. 157-164, ainsi qu’I, § 26. 

19. EM, p. 598 sq. ; le renvoi à l’« analyse réflexive » vise en particulier la « philosophie réflexive » telle que Michel Henry l’avait déjà analysée et critiquée chez Jules Lagneau, cf. PPC, p. 92 sqq

20. Cf. Erfahrung und Urteil. Untersuchungen zur Genealogie der Logik, Hambourg, Meiner, 1985, p. 413 : § 87c. 

21. Cf. Jacques Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p. 14 sqq. Une confrontation approfondie entre Henry et Derrida reste à faire ; cf. toutefois Rolf Kühn, Pierre Maine de Biran — Ichgefühl und Selbstapperzeption. Ein Vordenker konkreter Transzendentalität in der Phänomenologie, Hildesheim-Zurich-New York, Olms, 2005, chap. II. 6 : Endlichkeit der Berührung nach Derrida (p. 120-142) ; S. Laoureux, L’immanence à la limite, Recherches sur la phénoménologie de Paris, Cerf, 2005, § 9 : La phénoménologie matérielle une quasi-déconstruction ? Michel Henry et Derrida (p. 79-90). 

22. EM, p. 605.
23. Pour une discussion récente de cette problématique, cf. l’affect de 

l’art, op. cit., Adrien Jdey et Rolf Kühn (éds.).
24. Anthropologie in pragmatischer Hinsicht (Kants Werke Akademie 

Textausgabe, t. VII), Berlin, De Gruyter, 1968, p. 261 : § 78, cf. § 68.
25. Cf. aussi dernièrement Gabriel Dufour-Kowalska, Émile Nolde. 

L’expressionisme devant Dieu, Paris, Klincksieck, 2007. 

26. Nous pensons ici évidemment à l’analyse de Jean-Luc Marion et à sa réponse aux critiques qu’il a donnée dans le chapitre « Le phénomène saturé » de son ouvrage « Le Visible et le Révélé », Paris, Cerf, 2005, p. 35-74. 

27. Cette phénoménologie du seul Monde n’est pas seulement 

prépondérante, dans le passé, chez Heidegger, Nishida, Patočka et Fink, mais on la retrouve, à la suite de Merleau-Ponty par exemple, aussi actuellement chez M. Richir ou Renaud Barbaras ; cf. le livre récent de ce dernier : Introduction à une phénoménologie de la vie, Paris, Vrin, 2008. Pour Richir cf., en outre, « Sur le sentiment du sublime », dans E. Escoubas et L. Tengelyi (éds.), Affect et affectivité dans la philosophie moderne et la phénoménologie/Affekt und Affektivität in der neuzeitlichen Philosophie und der Phénoménologie, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 131-141. 

28. Pour les détails d’une analyse critique au sujet de Husserl, Heidegger et de Merleau-Ponty, cf. PM, p. 61 sqq., et Incarnation, § 21. Les répliques par une « double vie » (Rudolf Bernet, La vie du sujet, Paris, PUF, 2000) ou par l’antériorité d’une passivité sur le « sens » (Lâszlô Tengelyi, Corporéité, temporalité et ipséité : Husserl et Michel Henry, dans J-F. Lavigne (éd.), Michel Henry. Pensée de la vie et culture contemporaine, Paris, Beauchesne, 2006, p. 51-66), ne répondent pas au caractère d’absoluité de la Vie phénoménologique pure sans aucune condition réflexive préalable. 

29. Cf. Edmund Husserl, Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie (Husserliana VI), La Haye, Nijhoff, 1976, §§ 23 à 27. 

30. Cf. Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Nijhoff, 1974, p. 213 sqq., sur la patience ; Rolf Kühn, Macht der Gefühle, Fribourg/Munich, Alber, 2008, partie II : Schwere des Lebens. 

31. Cf. Edmund Husserl, Ding und Raum. Vorlesungen 1907 (Husserliana XVI), La Haye, Nijhoff, 1973, §§ 26 à 31. 

32. Sur ce Hic absolu ou pathétique, cf. aussi PM, p. 154 sq., qui concerne la critique « intersubjective » de l’alter ego au sens husserlien. 

33. Pour une telle analyse de la vie comme Demeure à partir de l’Architecture, cf. plus longuement Rolf Kühn, Ästhetische Existenz heute. Zum Verhältnis von Leben und Kunst, Fribourg/Munich, Alber, 2007, chap. II 6 : Leben als Bleibe (La vie comme demeure [trad. F. Seyler], dans Le portique. Revue de philosophie et sciences humaines : L’architecture des milieux, volume 25, 2010, p. 97-113). 

34. EM, p. 811. 

Auteur 

Rolf Kühn 

Université Fribourg-en-Brisgau, Allemagne 

© Presses universitaires de Louvain, 2013
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Référence électronique du chapitre 

KÜHN, Rolf. La Nature aisthétique, ou l’Unité originaire de la Vie et du Monde. La cohérence et le défi du projet phénoménologique de Michel Henry In : La Vie et les vivants : (Re-)lire Michel Henry [en ligne]. Louvain-la-Neuve : Presses universitaires de Louvain, 2013 (généré le 12 février 2022). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pucl/2713>. ISBN : 9782875581211. 

Référence électronique du livre 

JEAN, Grégori (dir.) ; LECLERCQ, Jean (dir.) ; et MONSEU, Nicolas (dir.). La Vie et les vivants : (Re-)lire Michel Henry. Nouvelle édition [en ligne]. Louvain-la-Neuve : Presses universitaires de Louvain, 2013 (généré le 12 février 2022). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pucl/2670>. ISBN : 9782875581211. Compatible avec Zotero