vendredi 24 août 2018

Des études supérieures de dessin, pour quoi faire ?


Grâce à Saskia Weyts

Saskia Weyts est professeur titulaire de l'Atelier de dessin de l'Académie des Beaux Arts de Tournai, qu'elle a fondé il y a plus de quinze années et qu'elle conduit désormais avec Réjean Dorval. 
Saskia est également peintre et membre active et éminente du groupe Grâce que nous avons formé en 2003. J'ai écrit et publié ici le texte de présentation de son exposition intitulée Cosmos intérieur, présentée à Caldas da Rainha, au Portugal, en 2017. Ensemble nous avons exposé en de nombreux lieux, notamment  à la galerie Twilight Zone en 2008, que Réjean animait alors. Je relaye ici un texte qu'elle présente aujourd'hui sur le blog de son Atelier à l'occasion de la rentrée académique 2018-2019, et dans lequel elle donne sa vision de l'enseignement du dessin tout en affirmant l'urgente nécessité dans ce monde du tous et du tout numériques de revenir à une pratique vivante, singulière et sensible du dessin et de l'art.      


Saskia Weyts au travail 

Une question m’est souvent posée par les jeunes et par leurs parents lors des portes ouvertes : à quoi servent les études supérieures de dessin aux Beaux-Arts ?

Par ailleurs, je suis régulièrement confrontée à des professionnels de la création qui me disent : « nous cherchons des créateurs, des dessinateurs capables de mettre en oeuvre un projet singulier ; nous avons besoin de créateurs qui savent transcrire des messages, des émotions, des idées de manière originale et personnelle dans leurs créations. Mais comment ce fait-il que nous n’en trouvions pas ? »

Comment coordonner ou accorder au plus juste ces demandes  ?

Commençons par rappeler que pour nous toute création digne de ce nom vient de la vie. C’est-à-dire des impulsions, des sensations, des émotions et des nécessités intérieures, comme disait Kandinsky que tous nous éprouvons mais que certaines personnes, que l’on appelle des créateurs ou des artistes, éprouvent plus intensément que les autres et cherchent alors à exprimer par le moyen d’un art, par celui d’une création personnelle, par des oeuvres originales et singulières qui s’avèrent capables de toucher les autres et de leur transmettre ces sensations, ces émotions, ces impulsions créatrices, en un mot cette nourriture esthétique vivante dont la vie a impérativement besoin  faute de se désespérer et de dépérir. 

La vocation de notre Atelier de dessin est de mettre tout en oeuvre pour que chaque étudiant devienne le créateur singulier, original et unique qu’il est potentiellement.

Si la création artistique vient de la vie et va à la vie, comme le disait Beethoven de la musique, elle ne peut à aucun moment être figée, automatisée, formatée, contrainte, immobilisée et moins encore, comme on le voit de nos jours, abandonnée à une technologie numérique sous peine d’être déshumanisée.
Il est donc indispensable selon nous, dans ce monde du tout et du tous technologiques, de revenir à des moyens d’expressions simples, sensibles, immédiats, vivants. 


Exposition de fin d'année de l'Atelier de dessin. 2013



Si le regard et l’esprit sont au départ de la captation du monde sensible et de ses formes inépuisables, le dessin exprime spontanément nos rapports au monde, nos émotions notre imagination et notre pensée créatrices. Le dessin est d’ailleurs aussi ancien que l'humanité et il a contribué à toutes les oeuvres civilisatrices.

Le dessin est une forme première et majeure d’expression et de communication entre les humains, car avant d’exprimer nos émotions par la parole ou l’écriture, nous les traçons par le geste et nous les dessinons.

Il s’agit ainsi et d’abord dans le monde actuel pour chaque étudiant de retrouver l'accès à cette pratique humaine universelle, immémoriale, spontanée, sensible, expressive et créative, qu’est le dessin.

Il s’agit encore et en même temps d’apprendre à voir, à regarder, à observer, à expérimenter,  à comprendre, à filtrer, à analyser, à synthétiser, à distinguer un point de vue d’un autre, à cultiver une vision, afin de construire en pleine conscience un langage plastique personnel.

Nous avons à coeur à l’Atelier de dessin d'explorer et d'analyser toutes les techniques de travail pour comprendre en quoi elles élargissent et fortifient la création par d'autres manières que de tracer des formes et des lignes sur du papier.

Par ce langage unique qu’est le dessin sous toutes ses formes, nous cherchons à faire acquérir par chacun les moyens de traduire à la fois le visible dans toute sa complexité et le vaste domaine invisible des émotions.

Chacun cherche à mener son dessin en accord avec ce que son regard fait quand on le laisse faire et chacun devient attentif et fait confiance à ce que ses yeux perçoivent mais aussi à ce que son esprit pense et ressent.

De plus, contrairement à une certaine volonté de faire table rase du passé en art, nous sommes convaincus pour notre part qu’une vaste culture visuelle est indispensable pour élever le niveau et la pratique artistique.

Aujourd’hui, le dessin peut prendre de multiples formes : dessin de représentation, dessin de fiction, dessin à la main, dessin numérique, dessin d’animation, dessin performatif etc.

Nous réfléchissons aux modes les plus propices à la personnalité créatrice de chacun.

Si l’esprit du dessin est intemporel, l’espace du dessin dans l’art contemporain est à inventer continuellement.

Dessiner aujourd'hui, c'est nécessairement mettre en question un rapport au monde, aux autres et à Soi-même.



Exposition de fin d'année de l'Atelier de dessin. 2014



L’ATELIER DE DESSIN

L’enseignement s’effectue en atelier.

L’Atelier est en effet par excellence un lieu d’échanges où travaillent ensemble les étudiants de tous les niveaux.

Le cours est individualisé mais chaque étudiant considère l’Atelier comme un laboratoire et un lieu d’échanges collectifs.

Il s’agit de retrouver en soi comment aller trop loin : ne jamais s’empêcher d’explorer car ce serait se priver du pouvoir créateur de la vie même.  Nous vivons au-delà de ce que nous croyons mais nous l’occultons de toutes nos forces.

« La philosophie, les sciences, les arts sont trois moyens d’avancer dans la connaissance de nous-mêmes. Ces moyens ont des voies apparemment différentes mais tous doivent se confronter au doute. La pensée n’avance pas autrement que par des avancées qui sont détruites et remplacées par d’autres avancées. C’est le mouvement de la pensée. »  écrit Claude Régy.

En bachelors nous proposons différents cours complémentaires comme la photographie, la gravure, le volume, la couleur, qui tous sensibilisent les étudiants et les mènent à élargir leur champ de travail par la pratique de multiples expériences.

En master nous soutenons les étudiants dans une recherche qui engage le dessin dans un champ élargi.

Le dessin peut en effet y être développé comme pratique en soi mais aussi questionné à travers d’autres pratiques comme la gravure, la photographie, le volume, la couleur, l’installation, les arts du mouvement etc,

L’interdisciplinarité est encouragée car la pratique de dessin connaît de nombreux prolongements au sein de toutes les autres disciplines artistiques et graphiques.

L’étudiant développe sa démarche personnelle et argumente ses projets en se nourrissant de sources du monde de l’art et d’autres références liées aux préoccupations historiques, sociales, politiques et culturelles.

Selon le sens et la nature de la recherche, on interrogera à ce stade tous les médiums susceptibles d’enrichir le propos. On considérera l’espace (réel ou inventé), l’échelle (monumentale ou pas) ainsi que les moyens mis en oeuvre pour transmettre la pensée et l’intention créatrice.


APRES LES ETUDES

A la question initiale : à quoi servent les études de dessin aux Beaux-Arts ? posée avec les candidats étudiants et leurs parents au début de ce texte de rentrée académique 2018-2019, nous avons répondu que les cinq années d’études à l’Atelier de dessin visent à ce que chaque étudiant acquière les moyens de devenir le créateur singulier, original et unique qu’il est potentiellement.

Nous avons fait comprendre que cette pratique et cette formation constituent le Fonds indispensable pour quiconque désire s’engager sur le chemin de la création, un chemin qui se poursuit et s'approfondit toute la vie lorsque que l’on est un créateur, et, en vérité, un être humain.

Outre le métier d’artiste, cette formation fondamentale ouvre selon nous à tous les métiers de la création visuelle, ou faisant appel à elle. Le dessin étant, nous y avons insisté, un mode d’expression universel.

Ainsi par exemple, et de plus en plus, les musées et les centres culturelles font appel à nos étudiants-créateurs pour assurer leur service éducatif et culturel ; de même de plus en plus des centres hospitaliers désirent mettre en oeuvre des services de créations artistiques pour les patients.

Mais encore, aux professionnels de la communication et des métiers graphiques qui peinent à trouver de jeunes talents créateurs, nous dirons qu’il vaut mieux faire appel à des jeunes qui possèdent une connaissance visuelle et sensible, culturelle et conceptuelle, acquise au terme d’une pratique ouverte du langage plastique fondamental et commun à tous les arts qu’est le dessin. Ces jeunes créateurs au regard formé et à l’esprit cultivé acquerront en effet facilement la maîtrise des logiciels qu’ils mettront au service de leurs créativité, alors que les techniciens formés, sinon déformés, par ces mêmes logiciels acquerront difficilement le Fonds de connaissances artistiques indispensables aux métiers de la création visuelle. 
                                                                        Saskia Weyts, 24 août 2018

jeudi 16 août 2018

La phénoménologie de la religion selon Michel Henry


Grâce à toi Rolf Kühn 

  Voici le troisième article annoncé de Rolf Kühn que j'associe à la cause d'un Art pour la Vie que nous défendons sur ce blog ; Rolf Kühn est un des plus brillants penseurs et défenseurs d'une culture par et pour la Vie et l'un des plus éminents continuateurs de la phénoménologie radicale inaugurée par Michel Henry dont nous nous réclamons ici. Ces trois articles de Rolf Kühn prolongent la publication du texte de ma conférence Art et Naissance en Dieu, donnée aux Rencontres de culture chrétienne à l'Abbaye Notre Dame de Fontgombault, et publiée ici. Je renvoie donc le lecteur aux quatre derniers articles en relation publiés sur ce blog.
Puisque la Vie est pour Michel Henry avant tout une réalité, et non un simple concept, l’Absolu qui y correspond (en tant qu’immanence transcendantale au niveau d’une auto-affection qui peut fonder sa propre essence par une auto-génération) ne constitue pas une généralité, mais une Incarnation concrète avant tout temps au sens johannique. Cette proto-relation entre « Père » et « Fils » dans la Vie divine se comprend ainsi de même comme une « naissance éternelle» de l’âme au sens eckhartien, ce qui fait que la présence de « Dieu » est donnée à travers toutes nos modalisations pour éprouver la plénitude du vivre à tout moment. Une telle phénoménologie radicale de la religion englobe donc aussi l’éthique et l’art, car en sa «passibilité» foncière le lien religieux originaire fait naître simultanément la force de tout agir.



Fils dans la Vie. 2013

I. Absolu et invisibilité de la vie à partir de l’éthique et de la culture


1. Il est impossible d’avoir conscience de l’Absolu comme on a conscience de quelque chose. Un savoir absolu comme celui que visait Hegel reste également une conscience d’objet ou de ce qu’on voit. Ce savoir absolu est faussé dans son principe même étant donné que la conscience hégélienne se représente elle-même dans un voir qui nécessairement objective sa propre nature. Il est très important de distinguer une subjectivité phénoménologique absolue de ce savoir absolu idéaliste si l’on veut saisir correctement cette absoluité spécifique du savoir de la vie pratique, culturelle ou religieuse selon Michel Henry. Cela seul peut nous éviter tout projet de totalisation éthique ou politique au nom de l’Histoire ou d’autres hypostases (race, nation, classe, progrès, confession, etc.) (1) . Si la religion de la vie est une culture de la vie invisible, elle ne peut jamais se retrouver en un dernier objet comme chez Hegel, dans un objet absolu qui serait finalement elle-même (2).
 
2. Ainsi, l’invisibilité de la subjectivité phénoménologique pure connaît bien une « transcendance » immanente par rapport à l’Origine de l’auto-devenir de la vie absolue, mais sans que cette transcendance représente pour autant une généralité ou une dialectique objectives à l’égard de la subjectivité. La vie absolue est l’ipséisation auto-affective de cette subjectivité, ce qui laisse éclore l’éthique et la religion en son cœur passible même. En ce sens, celle-ci éprouve en elle une certitude inébranlable quant à son pouvoir d’évaluation des valeurs, une foi en cette donation absolue de la vie qui, dans une auto-affection sans distance et refus possibles, inscrit la source de toute valeur et religio au cœur même de chaque Moi. Si donc une telle éthique et religion est en un certain sens la culture même, toute culture véritablement vivante ne peut manquer de renvoyer à un Absolu immédiat au lieu de s’ériger elle-même en absolu par un projet d’autonomie illusoire, comme la technique se le propose aujourd’hui. Un savoir bâti sur un voir théorique, scientifique, technique, monétaire, etc., implique une maîtrise du vu qui doit s’intégrer dans le projet du voir qui lui est supérieur en tant qu’objectivité, progrès, bien commun. C’est une logique implacable qui préside à l’activité de ce sujet occidental de la connaissance, c’est-à-dire de cet homme-vision se modelant finalement sur ce qu’il voit : il ne devient pas seulement principe d’objectivité, comme dans la philosophie classique, mais finalement l’objet lui-même, comme dans les épistémologies modernes héritières de cette philosophie de la connaissance-lumière.
 
3. L’analyse phénoménologique de la toute-puissance et de la domination dans la culture est construite ici à partir de l’hétérogénéité entre le voir ek-statique et le vivre immanent ou religieux. Cette distinction ne se révèle donc pas seulement possible, mais d’une importance décisive pour fonder une véritable liberté créatrice obéissant à la modalisation des lois intérieures ou pathétiques de la vie. L’éthique et la religion du non-voir de la vie exclut que n’importe quel « autre » soit obligé de s’exhiber par le discours, l’action efficace ou les confessions idéologiques. La légitimité de sa vie ne réside en effet dans aucune démonstration visible, mais dans le fait transcendantal de sa « naissance » dans la vie absolue et par celle-ci. Ce respect qu’on peut appeler méta-éthique est donc, en même temps, religieux puisque le lien culturel avec autrui émane du lien commun qui immerge chacun en la vie absolue. Cette éthique culturelle ou cette culture éthique implique, par conséquent, une évaluation catégorique du savoir matériel et objectif comme relatif – le savoir subjectif étant le seul à être absolu. De cette manière, il n’est bien entendu pas question de cesser d’organiser le monde matériel afin que la vie – qui est « nécessité de vivre » et donc répétition – soit possible en suivant son mouvement propre. On n’y cherche toutefois plus l’essentiel de ce que nous sommes. Toute idéologie se trouve ainsi exclue si on entend ici par idéologie la réduction de la vie humaine et transcendantale en dernière analyse à un aspect partiel, qu’il soit d’ordre biologique, social, politique, confessionnel ou philosophique (3). Une phénoménologie radicale de la culture ramène donc constamment à la Vie absolue au lieu de la fuir. Elle fait entrevoir un savoir religieux de la vie qui rend possible la vie en coïncidant avec son essence même en tant que pouvoir sensible, affectif ou pulsionnel.
 
4. La vie est sacrée au sens éthique dans la mesure où elle réclame un respect absolu, interdit toute forme de viol et de meurtre. Elle est également en ce sens le support de tout ce qui est religieux. Dans la mesure où la vie, à la différence de l’exhibition objective, n’implique aucune domination et aucune séparation du type sujet-objet, elle est une pure passibilité vis-à-vis d’elle-même. Ma naissance absolue dans la vie implique ainsi une non-position par moi-même, contrairement aux philosophies idéalistes et existentialistes. Je dépends d’un commencement absolu et de son immémoriabilité généalogique totale. C’est ce qui caractérise la vie à chaque instant de mon existence. La vie transcendantale est également radicalement passible vis-à-vis d’elle-même. C’est cela qu’expriment les notions phénoménologiques de pathos, d’auto-affection, d’intensité ou encore d’épreuve attribuées à la Vie en tant que telle. Cette passivité foncière, primordiale et plus ancienne que toute liberté, ôte tout droit de toucher à la vie dans la mesure même où celle-ci ne se donne que sous cette condition de ne pas pouvoir être déliée d’elle-même. Si de cette épreuve pathétique émanent des forces-potentialités culturelles intrinsèques, la religion peut de façon plus particulière être considérée comme cette « forme de vie » qui – culturellement et eidétiquement – a toujours exprimé cette vérité fondamentale que nous sommes sans aucun pouvoir contre le pouvoir qui nous fait vivre. L’ipséité pathétique que je suis se décline donc comme un non-pouvoir fondamental. Ce lien passif avec moi-même crée un lien transcendantal indissoluble qui fait que je suis un « moi » à l’accusatif, un moi qui porte une investiture à la fois individuelle et divine inaliénable.
 
5. La dimension religieuse de la vie consiste en ce mystère abyssal qui est au cœur de toutes les traditions culturelles authentiques, à savoir que je suis tout entier ma vie sans que je ne sois pour rien dans cette donation offerte à tout moment. Cette auto-donation passible de la vie à elle-même – qui implique néanmoins tous les pouvoirs du « Je peux » de l’ego transcendantal ou actif – est le fondement phénoménologique qui met la réalité même de chaque vie en relation directe avec la vie de Dieu. Le respect infini à l’égard d’autrui et de soi-même en tant qu’ethos implique un fondement de cette épreuve, à savoir l’Infini, qui n’est pas seulement un téléologique théorique inachevé, une idée-limite selon Descartes, Kant et Husserl, mais une Réalité en tant que source ou force de vivre à chaque fois actuelle. La religion paraît ainsi comme une manifestation culturelle qui, à la fois, parachève l’auto-accroissement de la vie par la célébration de son Origine et permet la reconnaissance des modalités phénoménologiques de la vie comme l’auto-révélation de « Dieu » lui-même. Cette analyse pourrait être appliquée à toute religion et implique en tout cas toujours, à son sommet, l’inouï de la vie qui bascule dans la mort lorsque elle doit céder la place à des substituts abstraits. Il suffit de voir surgir aujourd’hui de nouvelles villes purement uniformisées et pour certaines d’entre elles dépourvues de temples, d’églises, de statues ou d’autres monuments, pour saisir sur le vif cette agonie culturelle déjà consommée qui demande un retour à la seule source vivante qui existe – la vie justement – pour laisser espérer une nouvelle régénération (4).


II. Naissance en Dieu » et Auto-Révélation de la Vie

6. La phénoménologie de la religion telle que nous la développons ici à partir de la pensée de Henry permet donc une compréhension de la Réalité de Dieu en tant qu’immanence absolue. Puisque chaque « homme » trouve sa naissance primordiale en cette immanence de Dieu, à savoir comme vie auto-affectée, on peut même parler ici avec Maître Eckhart d’une Naissance en Dieu même (5) . Tout instant de notre vie nous permet de vivre nos affections et événements comme inscrits dans la Vie de Dieu, dans son Auto-Révélation sans distance ou représentation. Dans le cadre d’une recherche phénoménologique toujours plus radicalisée et qui devient ainsi une phénoménologie contre-réductive au sens de Henry, « Dieu » ne peut plus relever du domaine conceptuel, au sens ontologique ou au sens causal d’une métaphysique classique. En effet, tout concept n’est pas seulement soumis ou lié à l’intuition husserlienne avec sa régression infinie, mais il implique toujours aussi, par ce fait même, un doute principiel qui laisse la possibilité au développement de toutes les négations de la vie ou athéismes pensables. Ce ne sont donc pas ces formes de nihilisme historique ou moderne qui en tant que telles font problème. On peut toujours leur trouver une certaine plausibilité herméneutique ou épochale. Ce qui est ici en cause, c’est Dieu en tant que cette Réalité apodictique qui est à l’origine de nos vies mêmes. Si, par réduction transcendantale, j’arrive à saisir ma subjectivité même comme passibilité originaire, je ne peux manquer d’assumer également en celle-ci la certitude co-extensive que ce n’est pas moi qui suis à la source de cette vie que je suis, que celle-ci m’advient hors de toute auto-position de ma part.
 
7. Le fait que la certitude de mon origine passible se fonde dans l’immédiateté d’un sentir pur ne peut manquer en ce sens d’avoir des implications fondamentales quant au statut de la « métaphysique » (6). Celle-ci ne peut que renvoyer en dernière instance au lien substantiel entre la Vie phénoménologiquement absolue et ma vie purement passible en elle et à partir d’elle, ce qui implique un dépassement de la différence ontologique heideggerienne. Cette dernière, surtout en tant que temporalité pure ou Er-eignis, reste en effet attachée à un présupposé phénoménologique crucial, à savoir qu’il y a une Distance, comprise comme le premier Écart, indispensable à tout apparaître ou encore au sens de l’être7. Dans ma vie éprouvée passiblement, il n’y a aucune distance, aucun écart temporel, spatial ou logique qui me sépare de la Vie phénoménologique pure ou absolue. C’est en ce sens que le terme de métaphysique désigne ici une dépendance et une identité beaucoup plus radicales que toute émanation créationnelle ou analogique à partir d’un Être suprême ou d’un Dieu dont l’apparaître serait lui aussi subordonné à la neutralité, l’anonymat de l’ek-stase, de la transcendance. Du point de vue de l’auto-affection immanente de tout ce qui est vivant, le terme de métaphysique chez Michel Henry renvoie à une Passibilité qui ne quitte jamais le Soi et forme sa réalité véritable à tout moment de sa vie éprouvée, c’est-à-dire une réalité à jamais non-représentée et donc non illusoire.
 
8. Philosophiquement, nous pourrions en rester là et ébaucher une pensée de la seule Finitude, comme on la trouve entre autres chez Merleau-Ponty et Levinas, au moins en ce qui concerne l’intentionnalité éthique ou récurrente chez ce dernier. Au contraire, pour une phénoménologie contre-réductive – ou matériellement passible au sens henryen –, la Facticité transcendantale est la révélation même de la Vie absolue à l’origine de ma vie individuée. Dans cette Facticité pratique ou vivante, c’est la Vie absolue elle-même qui se révèle. Mon épreuve d’elle n’est rien d’autre que cette Révélation sans distance ou retard au sens de Derrida. Par conséquent, là où il y a Révélation au sens éminent et primordial, c’est-à-dire comme l’essence même de la manifestation originaire, il y a religion si religio signifie le lien vivant se nouant absolument comme certitude intérieure. Une phénoménologie de la Vie absolue se situe entre la métaphysique et la religion constituée (8). En tant que discours philosophique, cette phénoménologie indique notre situation métaphysique radicale (Finitude), sans devenir pour autant une religion dogmatique (théologie), car elle reste attachée réductivement à la sphère de la coïncidence immédiate entre Donation et Révélation, sans passer donc par une quelconque médiation extérieure supplémentaire, que celle-ci soit Histoire ou Écriture. Ces dernières doivent être justifiées par le Logos interne de la Vie qui est « la Voie et la Vérité » au dire de l’Évangile de Saint Jean, ce qui veut dire qu’il y a identité entre Vie et Vérité, que la Vie constitue l’Accès à sa propre Vérité comme Vie divine (9).

9. En ce sens, la phénoménologie de la vie passible en moi renvoie à l’épreuve d’une Révélation à la fois immanente et immédiate. Elle ne peut donc manquer d’être en rapport avec la mystique comprise ici comme l’expérience même de l’éprouver en tant que tel, autrement dit l’auto-épreuve pure de tout éprouver. Dans la Finitude passible, il n’y a plus ni différence ni extériorité. Il y a seulement une affection vivante par elle-même. C’est pour cette raison que nous pouvons affirmer que l’expérience mystique ne s’appuie pas, par nature, sur quelque chose d’extérieur ou de mondain. Comme le remarque Henry, c’est cela même qui constitue la jouissance indicible de l’expérience mystique (10). Cette jouissance, pour être correctement comprise, doit être articulée à la question de la Nuit. Celle-ci est au cœur même de l’expérience concrète du mystique (11). C’est en ce sens que la mystique peut être saisie comme une critériologie de la phénoménologie contre-réductive. Même pour la réduction husserlienne, il existe au départ de l’analyse phénoménologique une « pauvreté absolue » (absolute Armut) de l’esprit ou de la conscience, une absence de possession d’une connaissance théorique préalable permettant de diriger la recherche (12). De la même façon, la mystique constitue une rupture sans appel avec toute « intuition » sensible ou intellectuelle. Aucune intuition ne peut atteindre la Réalité même de Dieu, autrement dit ce Dieu se donnant lui-même hors de tout horizon de représentation. En ce sens, sans nier aucunement le monde en sa valeur ontologique, la pauvreté, le vide de l’esprit – c’est-à-dire notre passibilité foncière – sont identiques à la plénitude même de la Vie phénoménologique absolue, celle-ci nous étant donnée à tout point de l’analyse contre-réductive comme pure présence auto-affective. Pour le dire encore autrement, cette plénitude manifeste est donnée par et dans toute modalisation vivante, même sur le plan le plus modeste.
 
10. Si la critériologie mystique, en sa co-donation intérieure du Tout et du Rien ou encore de la Joie et de la Souffrance, correspond à la démarche phénoménologique même sur son chemin entre métaphysique et religion positive, entre Finitude et Révélation pure, il importe de ne pas éluder le côté matériel de notre problématique. Jusqu’à maintenant, nous n’avons en effet que « tracé » la méthode formelle d’une recherche religieuse. Il faut maintenant nous diriger avec Henry vers son contenu même, lequel doit se révéler, en fin de compte, comme la Réalité de Dieu et la réalité de notre Naissance en Lui. Dans la perspective de la phénoménologie matérielle, c’est au sens le plus fort que je dois tout à la Vie phénoménologique absolue : je dépends de cette Vie de telle façon que je ne suis rien d’autre que cette dépendance même. Autrement dit, je suis le Besoin pur d’un moi à l’accusatif. À l’encontre de l’idéalisme allemand qui ne voit dans le Besoin (Bedürfen) qu’une contraction aveugle (Schelling) ou qu’un manque dialectique (Hegel), la réalité phénoménologique du besoin désigne ce Fait originaire que j’ai besoin, d’abord, de la Vie elle-même, avant d’avoir besoin de quoi que ce soit (13). Le terme de besoin n’a donc au départ rien d’intentionnel, comme c’est encore bien le cas pour le Souci (Sorge) chez Heidegger. S’il est évident que le besoin traverse toute ek-stase, il faut qu’il y ait, originairement, l’investissement absolu de ce besoin par la Vie même. Seul cet investissement absolument non-intentionnel, purement immanent, permet au Besoin de se modaliser en désir, effort et agir, cette modalisation purement pratique étant intérieure à son s’éprouver permanent (14).  Si nous laissons ici les détails de ces analyses de la modalisation immanente de la vie (15) pour ne cerner que le rapport entre le besoin et la naissance en Dieu, nous dirons que celui-ci – en tant qu’auto-besoin de la Vie à tout moment – apparaît nécessairement comme impliquant également à tout moment ma naissance en cette Vie. C’est dire que chaque besoin – en lequel mon moi est révélé à lui-même comme purement passible – est Révélation de la Vie absolue. J’assiste, à tout instant, à la Révélation du Dieu réel en mon auto-révélation à moi, laquelle est identique à mon auto-affection absolue. La Naissance en Dieu n’a, par conséquent, rien de statique, ni de temporel. Elle ne renvoie pas davantage à un plan créationnel ou encore à l’épreuve d’une perte voire d’une déchéance. Au sens de Maître Eckhart et Michel Henry, c’est un Naître éternel ou toujours neuf. La Réalité de Dieu impliquée dans le besoin le plus discret ou le plus récurrent n’est plus ici l’objet d’une conceptualisation ou d’une une intuition, mais est l’auto-donation même de cette Réalité. L’auto-apparaître de tout apparaître reste à jamais dépendant de cette auto-manifestation de l’auto-révélation en son Se-donner pur.
 
11. Sans entrer ici dans les détails, on peut ainsi soutenir que tout discours de la religion ou sur elle qui méconnait l’auto-révélation vivante ou immanente ne peut que reproduire toutes les difficultés bien connues qui sont liées à un Dieu-Concept ou encore à un Dieu-Chose (16). Nous ne voulons pas ce faisant nier la possibilité légitime de telles recherches. Toutefois, pour la phénoménologie radicale, il y a en toute rigueur coïncidence entre le processus et le contenu, entre l’existence et l’essence. Je ne peux plus me distancer artificiellement ou « scientifiquement » de cette Vie même. Si celle-ci, à tout moment, me permet d’en faire l’analyse réductive, c’est pour finalement se donner comme ce qui précède radicalement toute analyse, comme ce qui se donne de façon contre-réductive. Au bout d’un tel cheminement, prenant en compte ses conséquences ultimes, nous voudrions souligner qu’une phénoménologie entièrement contre-réductive, se situant donc dans l’auto-mouvement culturel de la Vie et dans l’Absolu de sa Révélation, ne peut être continuée que comme une phénoménologie radicalement pratique. Cette praxis – qu’il ne faut pas confondre avec un pragmatisme méthodique ou d’expérimentation (17) – est la conséquence intrinsèque de l’identité du besoin et de la plénitude en tout apparaître. Comme on en trouve déjà l’ébauche chez Pierre Maine de Biran (18), les modalisations immanentes et effectives d’une telle praxis doivent être saisies dans leur naissance permanente. Dans une telle perspective, à cause précisément du lien originaire entre besoin et culture, une telle praxis peut également être définie comme une esthétique et « théologie » élémentaire plus archaïque encore que la Lebenswelt husserlienne (19)
 
12. Une remarque supplémentaire, qui nous importe beaucoup, concerne l’aspect christologique de la problématique (20) Le Christ n’est pas seulement présenté par Michel Henry comme le Logos auto-affectif de la naissance en Dieu, mais aussi bien comme cette Affectivité singulière et concrète qui transforme toute histoire existentielle. Il est donc question ici d’une Affection réelle à la hauteur de la Liberté du Christ comme Fils de Dieu depuis le commencement. Nous éprouvons ainsi la « présence » d’une Affectivité pure au sens universel même qui, comme le montre la formation du canon des Écritures saintes, imprègne effectivement l’histoire des hommes sur terre (21). Ces analyses nous permettent de prolonger nos réflexions sur la « Naissance en Dieu » par une description de la vie ecclésiale et sacramentelle ainsi que par une interrogation sur la mort et de la résurrection de la chair. Ces mystères chrétiens ne sont pas liés, avant tout, à une symbolique distancée, mais justement à notre corporéité immanente saisie comme la réalité ultime de la Donation et du Don de Dieu, c’est-à-dire comme la loi pratique de notre Historialité affective se manifestant en toute joie et en toute souffrance (22). Pour aller à l’extrême de toutes ces investigations, et afin de donner à la Naissance en Dieu sa dernière concrétude transcendantale, nous pensons en effet pouvoir élucider l’individuation de chacun à partir du lien immémorial Vie/Chair, c’est-à-dire en tant que déterminabilité christ(olog)ique de tout apparaître. Si toute détermination prédicative implique l’auto-donation de la Vie en son Auto-révélation, elle contient par conséquent une Archi-individuation originaire qui est celle même du Fils de Dieu – Fils qui est Amour et Obéissance filiale. Or, si la philosophie, comme toute autre pensée, ne crée jamais rien, elle utilise en tout jugement perceptif ou prédicatif une Force qui se prête à une telle détermination chaque fois particulière. On peut donc affirmer que je touche phénoménologiquement la Chair du Christ en tout processus de détermination. C’est bien ce que suggère la démarche de Henry. C’est dire que ce n’est pas seulement en rencontrant Autrui que je touche la Chair du Christ. Je touche celle-ci également en tout faire, penser, sentir ou agi. Il s’agit, à chaque fois, d’une concrétion au niveau d’une vie qui s’individualise dans la Vérité éternelle du Christ même (23).. La problématique de la Naissance en Dieu ne conduit donc à aucun quiétisme, mais bien plutôt à un Faire chaque fois révélateur et déterminé, la particularité de chaque détermination donnant à reconnaître le Don même de Dieu comme cette plénitude inépuisable qui nous affecte en ses modalisations infinies. C’est ainsi que l’Essentiel nous est toujours donné, partout et à tout moment. Le quotidien ne manque ni de rigueur philosophique ni de religion, ni de mystique. Il est le Bonheur de vivre avec toutes ses tonalités et couleurs si émouvantes et révélatrices, lesquelles forment la culture réelle comme aboutissement d’une phénoménologie de la religion digne de ce nom.



Prière. 2004

 

III. Le rapport entre l’art et la religion

13. L’esthétique matérielle et culturelle que nous faisons intervenir également ici est plus qu’une discipline particulière de la philosophie puisqu’il y est question du Fondement phénoménologique commun à l’Affectivité et à l’Art au moyen d’une « aïsthétique », qui imprègne le pathos commun de la vie s’auto-affectant comme charnalité ou incarnation sensible. En ce sens, l’« esthétique henryenne » n’est pas un simple ajout ou une « application » de sa phénoménologie radicale aux arts, mais elle en forme bien le centre matériel. Car l’archi-facticité de l’incarnation originaire implique à tout moment de sa modalisation immanente une sensibilité en mouvement motivée par l’auto-accomplissement heureux ou esthétique de la vie subjective. La perception avec ses corrélats noématiques au sens husserlien n’est donc plus le « fil conducteur » (Leitfaden) d’une compréhension de l’imagination artistique. Étant soumise à une contre-réduction radicalisée, cette perception intentionnelle cède sa place constituante aux aisthéta, lesquels contiennent cette impressionnabilité originaire qui s’enracine, en dernière analyse, dans l’étreinte de la vie, autrement dit dans le foyer ultime de tout apparaître en son auto-apparaître.
 
14. Aucun geste créateur n’étant concevable sans ce pathos intérieur en lequel une vie artistique individuelle naît chaque fois à elle-même en tant que cette impressionnabilité, il faut dès lors reconnaître que l’imagination créatrice réalise chaque fois le « passage » entre le pathos invisible et la « libération » de celui-ci par l’« expression ». C’est pour cette raison que nous ne réservons pas la qualité esthétique aux seules œuvres d’art reconnues historiquement ou publiquement, mais aussi à tout ce qui donne « forme » au vivre sensible (les habits, la nourriture, les rôles, la communication, etc.). Il faudrait poursuivre ces recherches en envisageant des études particulières dans le domaine de la publicité, des objets industriels, des voitures, etc., ce que Henry n’a pas ignoré en citant souvent l’exemple du Bauhaus ou encore l’exemple de Ruskin et de Morris comme une « tentative extraordinaire visant à donner à la production industrielle les caractères d’une production esthétique (24) ».
 
15. C’est dans le sens d’une telle unité culturelle qu’il est possible de parler d’une « aïsthétique » ou d’une « existence esthétique » si l’on veut souligner par ces notions le fait qu’il n’y a pas seulement une unification de l’aisthèsis et de l’esthétique dans un fondement charnel ou affectif commun, mais qu’il y a un véritable vivre esthétique. Ce dernier ne s’arrête pas seulement à l’œuvre artistique créée, mais concerne l’existence esthétique dans son intégralité, c’est-à-dire comme étant chaque fois une vie individuelle esthétique à mener dans toutes les dimensions de l’existence (25). Aujourd’hui, une telle vie esthétique est amenée à se déployer dans des contextes qui ne reconnaissent plus de primordialité à l’art et sa production, qui sont gouvernés par un marché et ses lois. Une telle étude du rapport entre société et art, y compris dans ses aspects économiques et financiers, est présente comme une problématique générale de la modernité dans le Marx et La Barbarie de Henry, mais il faudrait encore prolonger de telles intuitions afin de saisir les possibilités réelles – ou déjà échouées – d’une « co-existence » entre l’art et la science technique, sans exclure la religion. À moins que l’art véritable d’aujourd’hui partage déjà le destin épochal de la vie invisible, à savoir l’underground dont parle le dernier chapitre de La Barbarie. Pour formuler la même question positivement, il faudrait se demander si l’art peut encore – comme la religion, et avec elle – insuffler une nouvelle inspiration à nos sociétés prises dans une « mondialisation » réductrice.
 
16. En fait, il faut bien constater que la question de l’art et de l’esthétique ne forme pas la dernière réponse de Henry face à la situation culturelle et spirituelle de notre temps. À la fin de son livre sur Kandinsky, la création et réception esthétiques sont bien entendu présentée sans restriction comme un « salut » possible pour l’humanité (26). On peut y entendre une certaine réplique à la Krisis où la téléologie d’une prise de conscience phénoménologique auto-responsable est présentée par Husserl comme le « salut » de l’humanité, ce que Henry critique clairement à maints endroits (27). On ne peut toutefois ignorer le fait que les trois derniers ouvrages de Henry « exhibent » le Fond de l’Absolu « religieux » présent dans sa pensée dès le début. Il s’agit d’analyser phénoménologiquement l’« intelligibilité johannique » comme une réponse « par delà philosophie et théologie » aux interrogations radicales sur la Vérité originaire (28). Si « au fond de sa Nuit, notre chair est Dieu » (29) ce Dieu se situe là où se trouve également le lieu originaire de l’Art – au cœur de l’auto-étreinte abyssale de la vie toujours incarnée. Mais « Dieu » et « Art » vont-ils ensemble ou est-ce que le premier remplace dans une certaine mesure le second dans les textes tardifs de Henry ? Nous ne pensons en tout cas pas qu’il y a un « tournant théologique » chez Henry. Son travail contre-réductif tire seulement au clair les dernières implications phénoménologiques entre la Vie et tout Soi par le phénomène indéniable de l’Archi-Ipséisation (30).

17. Nul lecteur de l’esthétique henryenne ignore que Klee et Rothko sont, pour Henry, des « peintres mystiques ». C’est à la même époque que Henry parle des icônes byzantines comme des émanations du sacré (31). Il rejoint dans le texte sur Briesen l’archi-souffrance de l’Un nietzschéen. On peut même ajouter le constat qu’il fait que le christianisme naissant a permis au IIIe siècle une floraison absolument nouvelle de formes artistiques. La question centrale demeure toutefois : est-ce que l’Absolu de l’art et celui de la religion sont le même Absolu ? Même si Henry présente jusqu’à la fin l’art, la religion et l’éthique comme la triade favorite par lequel la vie phénoménologique pure se manifeste aux individus et dans les sociétés, on ne peut esquiver cette interrogation ultime au sujet de cette auto-génération de la Vie divine qui se fait avant tout art. Si l’on pose cette même question du côté de l’ « existence esthétique », il n’est pas difficile de montrer que la vie individuelle d’un artiste plonge dans un Absolu – même en dehors de toute croyance confessionnelle (32) – dans la mesure même où il est appelé à faire entendre toutes les « nuances émotionnelles » de la vie, y compris donc le sentiment religieux. C’est bien ce que Kandinsky explicite avec profondeur (33). Il reste que, tout en plongeant dans l’Absolu de la Vie, l’art n’est pas cet Absolu lui-même. Cette expression ne peut en dernière analyse que renvoyer au Principe auto-générateur de la Vie, à celui qui est « au commencement », à savoir à Dieu en tant que « Père ».

18. Il nous semble donc que les derniers ouvrages de Henry abordent une Réalité qui se trouve avant toute modalisation de pouvoirs spécifiques tels que l’esthétique et la culture pour ce qui nous concerne ici. Si l’on nomme « Religion » ce lien entre vie individuée et Vie absolue ou divine, il faut reconnaître qu’il s’agit bien avec ce lien de la passibilité originaire du soi, de ce qui conditionne chacun de ses mouvements charnels, comme nous l’avons vu. Si le pathos participe déjà inchoativement à la vie esthétique en sa narration affective, le rapport immémorial entre ce pathos et la passibilité est quant à lui le « lieu » originaire de la religion en tant que notre naissance subjective absolue dans la vie. Les analyses de Henry sur la « seconde naissance » reconduisent précisément à ce lieu immémorial (34).  En son immémorialité même, cette naissance est sans « expression » directe possible. Henry n’évoque pas l’art comme ce qui permet d’interroger le commencement entièrement contre-réductif de notre vie, mais la « religion » et la « foi » dont témoigne le christianisme avant toute théologie thématique.
 
19. Henry reconnaît la « vérité du Christ » comme « sa vérité » propre (35). Cette vérité se passe, à ce niveau ultime, de tout texte et de toute esthétique pour être l’épreuve de l’identité avec le Commencement même en tant que Vérité auto-révélante. Si l’on accepte que cette Vérité coïncide avec la « gloire » (doxa) de l’Auto-Révélation en sa manifestation même, laquelle est une « Archi-Passibilisation » pure, on peut y reconnaître une sorte d’ « Esthétique Divine », c’est-à-dire l’éclat d’une Vérité vivifiant tout, y compris la mort. La tradition théologique et philosophique de Platon jusqu’à Schelling en passant par les Pères de l’Église (26) a toujours connu une spéculation métaphysique sur Dieu comme Artiste-Créateur suprême. Mais ce n’est pas à cette tradition que nous songeons ici. Nous voulons seulement faire ressortir avec Henry la question du salut comme étant la dernière interrogation phénoménologique radicale – et cela indépendamment de toute discipline. À ce moment, ni la philosophie, ni la théologie, ni l’art ne peuvent s’approprier la Vérité purement éprouvée de l’abyssalité de la Vie en tant que Révélation dans la Nuit de notre passibilité « plus claire que le jour », selon l’expression que Henry emprunte dans son premier ouvrage aux Hymnes à la Nuit de Novalis (37). Cette expression contient tout le mouvement de l’œuvre de Henry, laquelle s’achève dans la question de l’Auto-Révélation divine immanente en tant que telle.
IV. Ethique et religion dans leur rapport à l’unité du savoir archi intelligible
 
20. La révision henryenne intégrale de l’ontologie en sa dichotomie ousio-logique traditionnelle de la forme universelle et du contenu sensible ou hylétique aboutit ainsi à un résultat crucial, celui d’une nouvelle approche de l’unité des disciplines philosophiques. Gnoséologie, éthique, esthétique et religion ne se juxtaposent plus ici comme des discours chaque fois particuliers sur l’être, chacun étant porteur d’un intérêt spécifique. Il s’agit, bien au contraire, de développer une approche vivante du réel où nos forces et capacités affectives ou charnelles jouent toujours ensemble. Pour appréhender cette unité ontologique, méta-généalogique, culturelle et religieuse de l’expérience, nous ne pouvons plus nous fier à une seule discipline. Sur le plan épistémologique, toute connaissance – qu’elle soit naïve ou scientifique – reste structurellement dépendante d’un type de questionnement singulier qui ne peut pas prétendre posséder la « vérité » de l’apparaître en tant que tel.
 
21. En situant la « connaissance » dans l’Affect et sa projection imaginaire, nous rendons compte de la possibilité même de cette connaissance, mais sans précisément laisser cette possibilité échapper à ce qui la fonde et qui est en deçà de toute connaissance même transcendantale. Ainsi, la question d’une ontologie originaire de la Vie n’implique pas seulement la mise entre parenthèses des « images de la vie » proposées par Husserl comme une eidétique de la vie de l’ego et de sa conscience vécue (38). En abandonnant la méthode de la variation réductive centrée sur l’objectité idéale, il s’agit plutôt de rejoindre l’auto-mouvement historial de la vie en sa praxis interne et d’« assister » ainsi « religieusement » à la naissance de n’importe quelle modalisation affective avant même qu’elle ne se cristallise en une objectivité pensée. Étant donné que toutes les tonalités impressionnelles et émotionnelles s’effectuent toujours dans des passages réversibles, allant par exemple de l’ennui à la créativité et vice versa, nous sommes à chaque fois l’épreuve d’une omniprésence affective de sensations et de sentiments, d’une unité dynamique de la vie, ce qui est le point de départ de toute culturation et religion. Par son rapprochement des méthodologies de Husserl et de Marx, en montrant « leur extraordinaire affinité » – et nous pourrions encore ajouter la méthodologie de Maine de Biran –, Henry cherche à penser la compossibilité fondamentale des pouvoirs de la « chair pathétique » selon « une structure, une finalité radicalement différente des lois du monde ».
Ainsi s’ouvre devant la pensée un domaine de réalité qui, pour être celle du monde, n’en est pas moins foncièrement différente de celui qui est constitué par les phénomènes du monde. C’est donc un problème épistémologique nouveau et fondamental que de rechercher une méthodologie qui, en dépit de cet évanouissement de la vie devant la pensée, serait cependant susceptible de nous y donner accès. […] La relation constitutive de notre condition est donc un mouvement, l’auto-transformation de ce vivant généré dans l’auto-génération de la vie absolue, ne vivant que de celle-ci, et ne pouvant accomplir sa propre essence que dans l’essence de cette vie absolue. Le mouvement de cette auto-transformation est l’éthique, son site est la religion (39).
 
22. Une telle analyse entièrement nouvelle ne réclame pas seulement une réduction de la catégorialité mondaine. Elle demande encore une « déconstruction » de l’idéalité de toute discipline, cette déconstruction étant nécessaire pour se situer véritablement dans la source de tout apparaître en tant que tel, qui est l’Affect ou la naissance du moi originaire par l’Auto-affection initiale (40). Si nous avons dit que le « Moi » n’est jamais l’ego isolé et que l’Affect est le commencement radical de tout Imaginaire social ou culturel du Monde, nous pouvons affirmer finalement que le Moi « expérimente » la richesse infinie de la vie phénoménologiquement absolue en faisant l’épreuve ipséisante de cette Vie même. Nous sommes donc ici en prise avec un en-deçà de toute discipline spécifique et nous nous approchons de cette « archi-intelligibilité » déjà évoquée. Henry a été jusqu’à détacher cette dernière de la philosophie et de la phénoménologie en la qualifiant d’ « archi-gnose » ou encore de « gnose des simples » :
D’autant plus pure, simple, dépouillée de tout, réduite en nous chacune de nos souffrances, d’autant plus fortement s’éprouve en nous la puissance sans limites qui la donne à elle-même. Et quand cette souffrance a atteint son point limite dans le désespoir, l’Œil de Dieu nous regarde. C’est l’ivresse sans limites de la vie, l’Archi-jouissance de son amour éternel en son Verbe, son Esprit qui nous submerge. Tout ce qui est abaissé sera relevé. Heureux ceux qui souffrent, qui n’ont plus rien d’autre peut-être que leur chair. L’Archi-gnose est la gnose des simples (41).
 
23. « N’avoir plus que sa chair », c’est être placé dans l’Épreuve pure de la Chair en tant que telle, c’est-à-dire en ce mode d’unité de toutes les affections possibles avant qu’elles ne se figent en représentations et savoirs abstraits ou théoriques. Cette épochè totale en sa pure archi-intelligibilité affective ou charnelle délivre une « vérité » seulement pratique, une vérité qu’il faut renoncer à nommer prédicativement afin de « vivre » l’essence même de l’apparaître en tant qu’il est identique à la passibilité de la vie, à l’unité originaire de sa réceptivité et de sa donation. Ne mesurant plus les impressions ou tonalités qui naissent inlassablement en moi selon le critère des apparences mondaines et donc prédicatives, idéalisantes ou encore objectives, ma chair devient la parousie même de la vie phénoménologique en son Absoluité, à savoir en son Historialité sans Fond visible ou palpable. Si, en ce point limite, il n’existe plus aucun savoir théorique comme discipline privilégiée, il reste l’ontologique pur, celui de la Force de l’Affect et, ainsi, la passibilité de cette praxis subjective des individus que nous avons définie comme culture historiale. Précisons encore une fois que la « culture » n’est pas le fruit de l’abstraction totalisante des vécus, le fruit de leur représentation souvent idéologique, mais le jaillissement affectif de tout faire. Cette affectivité qui précède tout savoir thématique parce qu’elle est le savoir immanent de la vie inclut la souffrance en laquelle l’agir s’affecte en s’effectuant. Dans cette perspective, philosophie et phénoménologie se situent uniquement au niveau d’une deixis de la vie, sans pouvoir se substituer à celle-ci.
 
24. À la suite de Henry qui définit l’auto-mouvement purement pratique de la vie avant toute visibilisation comme une « auto-transformation » de l’ipséité individuelle, il est possible de décrire cette historialité absolue de la vie dans le sens d’une éthique dont l’essence religieuse n’est donc pas différente de l’ontologique. Aussi longtemps en effet que l’auto-transformation de la vie correspond au mouvement immanent de la vie en tant que cet auto-accroissement où la joie et la souffrance s’échangent sans arrêt ou « blocage », une telle « éthique » met avant tout en évidence l’agir dans l’épreuve de lui-même, l’agir en tant qu’il naît « spontanément » d’un rythme impressionnel, affectif, et se condense en des actions correspondant au vouloir et au désir intrinsèques de la vie même. C’est en ce sens que Henry peut dire que la « maîtrise » corporelle exigée par la danse, pour nous en tenir à cet exemple, forme l’éthique même de tout ce dont les mouvements corporels sont capables(42). Si nous manquons à la réalisation effective de ce pouvoir d’auto-accroissement de la vie, l’éthique religieuse nous rappelle et motive la « restauration » de la donation originaire de la Vie absolue en sa com-possibilité tant individuelle que communautaire (43). Une telle thèse n’a rien d’étonnant aussi longtemps que nous restons fidèles à cette prescription phénoménologique fondamentale de ne jamais confondre la vie immanente avec ses images transcendantes, autrement dit de ne pas substituer à l’éthique immédiate de la vie des normes qui sont abstraites de cette immédiateté, de l’immanence même des praxis individuelles (44). Il importe en effet de problématiser la distance entre les valeurs réellement éprouvées par la vie en son ipséisation intérieure et leurs abstractions. Il faut, pour le dire encore autrement, pouvoir répondre à la question de savoir d’où nous vient la Force pour réaliser les exigences d’une normativité morale ou sociale, si elle s’est déjà coupée de l’affection éthique concrète au sein du mouvement de la vie et de son auto-transformation. En somme, le résultat est ici le même que pour l’aisthétique originaire dans laquelle nous avons reconnu une donation culturelle immédiate : tout sentir implique un sentir plus, ce qui fait justement l’essence religieuse de tout art. De cette manière, l’analyse phénoménologique radicale de la vie est amenée finalement à identifier l’éthique et l’aisthétique. Suivre l’appel intérieur pour conduire l’imaginaire « aisthétique » à son comble correspond à la création ou réception d’une « œuvre » qui est en même temps un accomplissement éthique – ontologiquement et existentiellement (45).
 
25. Si l’éthique et l’esthétique peuvent donc trouver leur enracinement dans ce mode originaire passible qui se situe avant tout savoir et toute discipline spécifique, nous avons montré qu’il fallait les situer encore par rapport à la religion, cette dernière devant être entendue avant toute détermination théologique ou confessionnelle. Henry définit la religion comme ce « site » immémorial où se joue l’auto-transformation de la Vie absolue et de nos vies subjectives en leur réciprocité inséparable. Ce site, qui est le non-lieu mondain par excellence, ne peut être correctement compris, qu’à partir d’une Passibilité sans nom et visage, qu’à partir de ce Mode par lequel toute vie affective et charnelle plonge dans l’Absoluité de la Vie pure. Dans une certaine mesure, l’esthétique et l’éthique renvoient encore à un agir. Si nous poussons la contre-réduction jusqu’à l’essence phénoménologique de ce pur rapport du Moi à la Vie qui l’engendre, la religion n’est rien d’autre que la relationnalité nue de ce Rapport, l’épreuve de ce « lien » comme passibilité absolue, comme religio (46) Si les traditions religieuses conceptualisent cette épreuve ontologique radicale par des notions telles que Création, Révélation, Grâce, Rédemption, etc., et si Henry a apparemment limité ses propres analyses tardives à une « Philosophie du christianisme », il ne faut pas perdre de vue que l’articulation du rapport individu/Vie, chair/finitude ou salut/éternité, etc., concerne toutes les religions. Il devrait donc être possible de concevoir une « Philosophie de la religion » qui, en son universalité, ne tiendrait compte que de rapports phénoménologiques originaires pour dire ce qui est radicalement en jeu en toute expérience religieuse, y compris dans sa négation a-théiste (47).
 
26. Dans un monde « pluraliste » et « inter-culturel », seule une réflexion sur l’unité ontologiquement véritable de la vie nous semble être en mesure désormais de dire encore l’unité réelle de tous les individus en respectant leur « altérité » foncière. L’individu naît comme une ipséité qui ne peut être confondue avec celle des autres, mais au sein d’une communauté aussi originaire que la naissance de chacun. Ce n’est donc jamais la ratio et son logos discursif qui peuvent unifier les hommes. Seule leur affectivité charnelle profonde peut le faire. Il y a en ce sens une unité de toute éthique et de toute religion en tant que modalités émanant d’une même vie, de cette vie en laquelle chacun est filialement engendré. On s’aperçoit ce faisant que la phénoménologie de la Vie n’est nullement « a-politique », qu’elle prend bien au contraire position également au niveau éthique d’une « restauration » ontologique sociale : vivre ensemble ce qui est vraiment « commun » à tous, à savoir notre naissance infrangible dans et par cette Vie phénoménologique absolue qui génère tout pouvoir, qui libère de tout « Pouvoir » extérieur hypostasié par l’idolâtrie régnante (48). Cette ontologie radicale faisant toujours appel à l’incarnation concrète d’une vie éprouvée par chacun ne peut laisser aucun « phénomène » hors de son champ d’investigation. Si c’est bien la vie qui est toujours « en jeu », le champ d’analyse de l’ontologie phénoménologique radicale est aussi large et profonde que la manifestation ou la révélation de cette Vie unique même qui motive tout apparaître en son Auto-apparaître principiel. Tout peut être vivifié si les individus savent « écouter » cette « Parole de Vie » qui ne fait jamais défaut en son Dire historial permanent et éternel. 

Rolf Kühn

Notes
1.Cf. M. Henry, Marx. T.1. Une philosophie de la réalité, Paris, Gallimard, p.162 et suiv.
2. Cf. M. Henry, « Appendice : Mise en lumière du concept originaire de la révélation par opposition au concept hégélien de manifestation (Erscheinung) », in L’Essence de la manifestation, Paris, PUF, 1963, pp. 863-906.
3. Sur la critique de l’idéologie, cf. Henry, Marx. T. I. Une philosophie de la réalité, pp. 368 et suiv. ; S. Brunfaut, « D’une fantastique à une fantomatique de l’affect. L’ambivalence de l’idéologie dans le Marx de Michel Henry », Revue Internationale Michel Henry n° 1, 2010, pp. 101-119.
4. Cf. R. Kühn, « La vie comme demeure » (trad. F. Seyler), Le portique. Revue de philosophie et sciences humaines : L’architecture des milieux, n° 25, 2010, pp. 97-113.
5.Cf. J. Reaidy, Une relecture phénoménologique contemporaine de la mystique eckhartienne de « La Naissance de Dieu dans l’âme » par Michel Henry, Paris, Cerf, 2012 (à paraître).
6.Cf. aussi les contributions de X. Tilliette et R. Bernet sur la christologie et le christianisme de M. Henry, dans A. David et J. Greisch (éds.), Michel Henry. L’épreuve de la vie, Paris, Cerf, 2000, pp. 171-180, pp. 181-204 ; P. Gilbert, « Un tournant métaphysique de la phénoménologie française ? M. Henry, J.-L. Marion et P. Ricœur », Nouvelle revue théologique, n° 124, 2002, pp. 597-617.
7.Cf. M. Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, pp. 47 et suiv.
8.Pour plus de détails, cf. notre ouvrage : Geburt in Gott. Religion, Metaphysik, Mystik und Phénoménologie, Fribourg/Munich, Alber 2003, pp. 11-35, et dernièrement L’Abîme de l’Épreuve. Phénoménologie matérielle en son archi-intelligibilité, Bruxelles, Peter Lang, 2012.
9. Pour cette discussion, cf. M. Enders et R. Kühn, « Im Anfang war der Logos… ». Studien zur philosophischen Rezeption des Johannesprologs von der Antike bis zur Gegenwart, Fribourg-en-Brisgau, Herder, 2011.
10. M. Henry, Auto-donation. Entretiens et conférences, Paris, Beauchesne, 2004, p. 214.
11.Cf. A. Cugno, « Jean de la Croix avec Henry », dans A. David et J. Greisch (éds.) Michel Henry. L’épreuve de la vie, pp. 439-452.
12. Cf. E. Husserl, Erste Philosophie (1923/4), 2. Teil : Theorie der phänomenologischen Reduktion (Husserliana VIII), La Haye, Kluwer Academic, 1996, pp. 10 et suiv.
13. Pour cette discussion avec l’idéalisme transcendantal absolu, cf. R. Kühn, Anfang und Vergessen. Phänomenologische Lektüre des deutschen Idealismus – Fichte, Schelling, Hegel, Stuttgart, Kohlhammer, 2006, pp. 9-32.
14. Cf. entre autres, M. Henry, La Barbarie, Paris, Grasset, 1987 ; Du communisme au capitalisme. Théorie d’une catastrophe, Paris, Odile Jacob, 1990, pp. 25 et suiv.
15. Cf. aussi A. Vidalin, « L’acte humain dans la phénoménologie de la vie », Studia Phaenomenologica n° 9, 2009, pp. 129-144.
16. Nous retrouvons un souci similaire dans le recueil de P. Jonkers et R. Welten (dir.), God in France. Eight Contemporary French Thinkers on God, coll. « Studies in Philosophical Theology », Louvain, Peeters, 2005, avec une contribution de R. Welten sur Henry ; cf. aussi G. Dufour-Kowalska, « Phénoménologie matérielle et christianisme », dans Michel Henry. Passion et magnificence de la vie, Paris, Beauchesne, 2003, pp. 153-250.
17. Pour une telle analyse, cf. aussi notre ouvrage : Praxis der Phänomenologie. Einübung ins Unvordenkliche, Fribourg/Munich, Alber, 2010, pp. 251-276.
18. Cf. P. Maine de Biran, De l’aperception immédiate (Mémoire de Berlin 1807). Œuvres. T. IV, Paris, Vrin, 1995.
19. Cf. M. Henry, Voir l’invisible – sur Kandinsky, Paris, Bourin, 1990, pp. 228-246.
20. Cf. R. Kühn, Gabe als Leib in Christentum und Phänomenologie, Wurzbourg, Echter, 2004, pp. 55 et suiv. ; Gottes Selbstoffenbarung als Leben. Religionsphilosophie und Lebensphänomenologie, Wurzbourg, Echter, 2009.
21. Cf. A. Vidalin, La parole de la vie. La phénoménologie de Henry et l’intelligence chrétienne des Ėcritures, Paris, Parole et Silence, 2006, pp. 147 et suiv.
22. Cf. Henry, Incarnation, pp. 339 et suiv.
23. Cf. aussi M. Maesschalck, « L’incarnation dans les christologies spéculatives. De Fichte et Schelling à Henry », dans M. M. Olivetti (éd.), Incarnation, Biblioteca dell “Archivio di Filosofia”, CEDAM, Padova, 1999, pp. 673-690.
24. M. Henry, « La question de la vie et de la culture dans la perspective d’une phénoménologie radicale », dans Phénoménologie de la vie, T. II. De la subjectivité, pp. 11-30, ici p. 22. Pour un développement plus détaillé un peu plus tard, cf. Voir l’invisible, pp. 176 et suiv.
25. Cf. S. Knöpker, Existentieller Hedonismus. Von der Suche nach Lust zum Streben nach Sein, Fribourg/Munich, Alber, 2010, pp. 94 et suiv.
26. Cf. Henry, Voir l’invisible, p. 244. La phrase finale est : « L’art est la résurrection de la vie éternelle ».
27. Cf., par exemple, M. Henry, « L’invisible et la révélation » dans Entretiens, Arles. Sulliver, 2005, pp. 97-112, ici pp. 101 et suiv.
28. Cf. Henry, Incarnation, pp. 361 et suiv.
29. Ibid., p. 373.
30. Cf. à ce titre le débat public à l’Odéon, à Paris, en 1999, dans Henry, Phénoménologie de la vie, T. IV. Sur l’éthique et la religion, pp. 205-247.
31. Cf. Henry, La Barbarie, pp. 59 et suiv.
32. Cf. A. Jdey et R. Kühn (éds.), L’affect de l’art. Recherches sur l’esthétique de la phénoménologie matérielle, Leyden, Brill, 2012.
33. Cf. W. Kandinsky, « Mein Werdegang », dans W. Kandinsky, Autobiographische Schriften, Berne, Benteli Verlag, 1980, pp. 56 et suiv.
34. Cf. Henry, Incarnation, § 46, pp. 330-339.
35. Cf. ibid., pp. 371 et suiv., et aussi Paroles du Christ, Paris, Seuil, 2002, pp. 115 et suiv.
36. Cf. G. Dufour-Kowalska, L’art et la sensibilité de Kant à Michel Henry, Paris, Vrin, 1996, pp. 17-110.
37. Cf. M. Henry, L’Essence de la manifestation, p. 556 : « Du hast die Nacht mir zum Leben verkündet » (Tu m’as révélé la Nuit comme l’essence de la vie) ; Pour cette question, cf. également C. Ruta, « Das Vergessen aller Hoffnung – Meister Eckhart und Michel Henry », dans R. Kühn et S. Laoureux (dir.), Meister Eckhart – Erkenntnis und Mystik des Lebens. Forschungsbeiträge der Lebensphänomenologie, Fribourg-en-Brisgau, Alber, 2008, pp. 186-212.
38.Cf. M. Henry, « Ultime tentative pour surmonter l’aporie. La question de la ‘donnée-en-image’ de la vie invisible », dans Incarnation, § 14, pp. 115-121.
39. M. Henry, « Le christianisme : une approche phénoménologique ? », dans Phénoménologie de la vie. T. IV. Sur l’éthique et la religion, pp. 110-111.
40. C’est la ligne déjà suivie dans notre ouvrage Radicalité et passiblité. Pour une phénoménologie pratique, Paris, L’Harmattan, 2003. Il s’agit ici de préciser le caractère pré-disciplinaire de notre propre approche. Pour la comparaison avec d’autres formes de « déconstruction » dans la phénoménologie contemporaine, cf. aussi S. Laoureux, « La phénoménologie à l’épreuve de la phénoménologie matérielle », dans L’immanence à la limite. Recherches sur la phénoménologie de Michel Henry, Paris, Cerf, 2005, pp. 23-118.
41. Henry, Incarnation, p. 374 ; cf. également Paroles du Christ, pp. 143 et suiv.
42. Cf. Henry, La Barbarie, pp. 169 et suiv.
43 Cf. M. Henry, C’est moi la Vérité. Pour une philosophie du christianisme. Paris, Seuil, 1996, pp. 216 et suiv.
44. Cf. Henry, La Barbarie, pp. 143 et suiv. Pour une étude approfondie, cf. F. Seyler, L’éthique de l’affectivité dans la phénoménologie de Henry, Paris, Kimé, 2011, pp. 208 et suiv.
45. Pour ce développement d’une telle unité à retrouver aujourd’hui et demain, cf. R. Kühn, « Kultur heute », dans Ästhetische Existenz heute. Zum Verhältnis von Leben und Kunst, Fribourg/Munich, Alber, 2007, pp. 141-214.
46. Sur l’apport de Kierkegaard à l’articulation henryenne de la Vie et de l’ipséité, cf. la contribution de Chr. Moonen, « Touching from a Distance : In Search of the Self in Henry and Kierkegaard », Studia Phaenomenologica n° 9, 2010, pp. 147-156.
47. En plus de la triologie, on trouve des indications précieuses sur ce sujet dans M. Henry, « Sur l’éthique et la religion », dans Phénoménologie de la vie, T. IV. Sur l’éthique et la religion, pp. 67-202. Cf. également J. Hatem, « Jacobsen et Henry : athéisme et oubli », dans Le Sauveur et les viscères de l’être. Sur le gnosticisme de Henry, Paris, L’Harmattan, 2004, pp. 187-196 ; Ph. Capelle (éd.), Phénoménologie et christianisme chez Michel Henry : les derniers écrits de Michel Henry en débat, Paris, Cerf, 2004.
48. Cf. pour une étude plus étendue R. Kühn, Subjektive Praxis und Geschichte. Phänomenologie der politischen Aktualität, Fribourg/Munich, Alber, 2008, pp. 119-146.

Bibliographie
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Rudolf Bernet, « Christianisme et phénoménologie », dans Alain David, Jean Greisch (Hg.), Michel Henry, l’Épreuve de la vie, Cerf 2001, 181-204
Philippe Capelle (éd.), Phénoménologie et christianisme chez Michel Henry. Les derniers écrits de Michel Henry en débat, Cerf 2004.
Gabrielle Dufour-Kowalska, Die phänomenologische und die christliche Offenbarung Gottes. Dans : Rolf Kühn u. Stefan Nowotny (Hg.). Michel Henry. Zur Selbsterprobung des Lebens und der Kultur, Alber 2002, 235-242.
Jacques English, « Le Christ, figure de l’amour ou figure de la vie ? » dans Jean-François Lavigne (Hg.), Michel Henry. Pensée de la vie et culture contemporaine, Beauschesne, Paris 2006, p. 211-221
Franceso Gaiffi, « La dimension trinitaire dans la philosophie du christianisme de Michel Henry », dans Jean-François Lavigne (Hg.), Michel Henry, 149-166
James Hart, « Michel Henry’s Phenomenological Theology of Life. A Husserlian Reading of „C’est moi la Vérité” », dans : Husserl Studies 15/3 (1998-99) 182-120
Rolf Kühn, Geburt in Gott. Religion, Metaphysik, Mystik und Religion, Alber 2003
–, Gabe als Leib in Christentum und Phänomenologie, Echter 2005
– u. Sébastian Laoureux (Hg.), Meister Eckart – Erkenntnis und Mystik des Lebens. Forschungsbeiträge der Lebensphänomenologie, Alber 2008
Hans Rainer Sepp, « Der phänomenologische Ursprung des Absoluten bei Husserl und Michel Henry » dans R. Kühn u. S. Nowotny (Hg.), Michel Henry, p. 203-224
M. Staudigl, « Phänomenologie der Religion oder „theologische Wende“ ? Zur Problematik der methodischen „Integrität“ radikalisierter Phänomenologie » Focus Pragensis, Jahrbuch für Philosophie und Phänomenologie der Religion 1 (2001) 44-63
Antoine Vidalin, La parole de la vie. La phénoménologie de Michel Henry et l’intelligence chrétienne des Écritures, Paris (Parole et Silence) 2006
Ruud Welten, « God is Life. On Michel Henry’s Arch-Christianity » dans Peter Jonkers u. Ruud Welten, Got in France, Eight Contemporary French Thinkers on God (Studies in Philosophical Theology). Peeters 2004, p. 119-142
Kurt Wolf, Philosophie der Gabe. Meditationen über die Liebe in der französischen Gegenwartsphilosophie, Kohlhammer 2006, C : Michel Henry : Die Gabe des Lebens.
http://www.michelhenry.com ; http://www.michelhenry.de ; http://www.societemichelhenry.free
 

Référence électronique  Rolf Kühn, « La phénoménologie de la religion selon Michel Henry », Revue des sciences religieuses [En ligne], 86/2 | 2012, mis en ligne le 15 avril 2014, consulté le 16 août 2018. URL : http://journals.openedition.org/rsr/1469 ; DOI : 10.4000/rsr.1469 

Illustration : Collages de Robert Empain
 

jeudi 9 août 2018

La Vie comme demeure

Grâce à toi Rolf Kühn

Avec cet article de Rolf Kühn, consacré à l'architecture, cet art majeur en perdition, j'associe à notre combat pour un art pour la Vie un de ses plus brillants défenseurs et un des plus éminents penseurs et continuateurs de la phénoménologie radicale inaugurée par Michel Henry dont nous réclamons nous aussi. Ce sont trois articles de Rolf Kühn qui approfondiront ainsi la publication du texte de ma conférence Art et Naissance en Dieu donnée aux Rencontres de culture chrétienne à l'Abbaye Notre Dame de Fontgombault. Je renvoie donc le lecteur à ces articles publiés ici.

Que le lieu premier dans lequel l’homme puisse s’établir à demeure soit la Vie elle-même, voilà la thèse centrale de l’analyse de Rolf Kühn. En effet, tout l’enjeu de la culture réside dans le fait que de cette Vie qui constitue pourtant sa Demeure, l’homme peut se détourner et s'égarer dans un monde d'objets, un monde coupé de la Vie, obsédé par la mort et voué au néant. Retrouver la Vie oubliée comme Demeure est une nécessité phénoménologique pour la culture tout entière et notamment pour l’architecture, dont il sera question ici. De ce retour à la Vie comme Demeure de l'homme, les implications éthiques et politiques sont centrales car il s'agit de retrouver sans plus tarder les possibilités d’une «existence esthétique», c’est-à-dire de l’accroissement des potentialités subjectives au sein d’une communauté universelle «potentialisée» constituée par tous les vivants. La nécessité d'une «existence esthétique» est étroitement corrélée aux principes à l’oeuvre dans l’organisation socio-urbaine et à la reconnaissance d’une véritable communauté finalement invisible qui est celle de l’Affectivité primordiale, celle de la Vie partagée par tous.



Recueillement. 2006



Insérer l’architecte dans l’existence esthétique – comprise comme l’ensemble du devenir historial de la vie et s’accomplissant à l’intérieur des modalités fondamentales que sont la souffrance et la joie – implique qu’en s’appuyant sur sa revendication aussi bien historique que moderne à disposer d’une « compétence d’interprétation » en matière culturelle, l’architecte puisse comprendre sa vocation comme celle d’une subjectivité radicale. 

Sans présupposer à tout prix et nécessairement l’excentricité de l’art, un art de bâtir ainsi subjectivé se trouve cependant être autant en relation qu’en contradiction avec des attentes sociales ou urbanistiques : celles-ci peuvent alors aller du refus du projet architectural à l’attribution d’une fonction d’exemplarité, en passant par l’arbitraire du jugement de goût individuel. Tandis que l’artiste peintre ou le sculpteur créent pour ainsi dire l’ornement venant s’adjoindre à l’édifice, l’architecte est traditionnellement considéré – et cela justement en raison de sa subjectivité esthétique – comme le représentant, voire comme le metteur en scène d’un contexte constitué des significations symboliques et sociales, parce qu’il fait correspondre aux pratiques de la vie quotidienne des lieux et des espaces déterminés. En exerçant une activité possédant un impact concret sur l’espace public, et bien que cette caractéristique ne soit pas totalement absente d’autres genres artistiques, l’activité de l’architecte connaît certes depuis le début de l’histoire de l’art de bâtir des tensions entre maîtres d’ouvrage et urbanistes. 

Mais il semble qu’aujourd’hui la réticence des pouvoirs publics à soutenir des projets architecturaux de grande envergure, de même que la commercialisation de l’habitat par d’importantes sociétés immobilières, entraînent pour l’architecte une difficulté de plus en plus grande à faire valoir sa subjectivité esthétique au titre d’une sensibilité légitimée à s’exprimer publiquement. Dès lors, en effet, qu’à l’époque des musées imaginaires du monde et de l’urbanité la plus diversifiée rien de ce qui est d’ordre esthétique n’est plus entouré du halo de l’éternité et du surnaturel, mais a justement à faire ses preuves dans l’ordre de l’arbitraire – caractéristique dont témoigne la situation (post-)moderne –, l’existence esthétique se situe toujours dans un rapport problématique avec l’espace public.
 
Sur ce plan, on peut dire de l’architecte exerçant sa subjectivité, qu’il lui est devenu entre-temps possible de faire valoir sa profession comme correctif esthétique à l’encontre des ravages occasionnés par une modernité fonctionnaliste et rationaliste, notamment dans la mesure où le concept d’urbanité – plus exactement, celui de la ville comme œuvre d’art globale – permet la synthèse de la « beauté » architecturale et d’un jugement de goût largement répandu. Ainsi, l’ambiance générale de refus populaire à l’encontre de la destruction des villes et de leur reconstruction sur des terrains disponibles mais dépourvus d’histoire, a pu être utilisée par une architecture visant à redonner vie à des constructions chargées d’histoire. Dans ce contexte, ce n’est pas seulement une tendance nostalgique qui fut relayée, mais sans aucun doute aussi une doctrine esthétique élitiste rattachant l’architecture à la conviction subjective. On ne peut nier que cette démarche ait profité aussi bien à la tradition des Beaux-Arts* (2) dans le style Haussmannien qu’à la culture événementielle de type Disneyland, ce qui entraîne d’autant plus la question de savoir, comment une subjectivité esthétique peut s’exprimer et se réaliser aujourd’hui, sans verser dans l’aménagement des décors de la Lebenswelt ou dans la préservation de parts de marché. 

Les questions de style architectural sont-elles donc seulement accessoires, limitées aux caprices d’un goût soumis à des changements fréquents, ou bien la subjectivité esthétique ne peut-elle être vécue en architecture que par une anticipation de l’avenir qui, étant toujours en avance sur son temps, peut envisager à partir de là les compromis pragmatiques qui s’imposent ? Cela revient à dire que, succédant à l’utopie révolue d’une tabula rasa, la conception de l’urbanité comme ville de culture ne représente plus aujourd’hui la seule conception possible, puisque les besoins d’innovation propres à une Generic City produisent d’ores et déjà un effet de globalisation.

Dès lors que l’architecte « visionnaire » est effectivement toujours en avance sur l’architecture telle qu’elle peut être vécue au présent, son projet esthétique est, en tant que subjectivité radicale, capable d’entrer dans un rapport de communication avec ce qui existe déjà, parce qu’il peut miser sur le fait que, d’un point de vue somme toute économique, il ne dépend pas seulement de la demande existante, mais est en mesure de susciter une modification de celle-ci par la vision d’avenir qu’il offre. Il semble dès lors que l’esthétique caractérisant le métier d’architecte ne puisse être pensée indépendamment d’une certaine « fonction éducative » (déjà présente au xixe siècle), laquelle implique l’exigence renouvelée d’une « recultivation » de l’habitat et de la construction. Ce qui en principe implique que le pouvoir de l’imaginaire, tel qu’il œuvre subjectivement au centre d’une existence esthétique, comprenne toujours davantage de réalité dans ses possibilités qu’il n’y en a dans ses formes réalisées. Et ceci ne vaut pas seulement pour le rapport sociologique de l’individu à la société en ce qui concerne l’urgence d’un « auto-positionnement social » de la modernité, tel que celui exigé par Werner Sewing pour l’architecture en tant que « service culturel » (3) 


Bien plus, il s’agit de rendre possible l’imagination esthétique en tant qu’existence insondable ou abyssale dans sa subjectivité même. Par conséquent, il ne s’agit pas seulement de constater qu’il existe des forces esthétiques qui pourront faire l’objet d’études anthropologiques selon les différentes perspectives scientifiques, mais de reconduire à la dimension phénoménologique radicale du comment de l’existence esthétique et de son surgissement avant toute réalisation particulière et visible. Pour ce faire, c’est surtout la voie d’une architecture comme esthétique de l’Einfühlung ou d’un déploiement phénoménologique de l’espace à partir de la corporéité qui s’est révélée féconde. Ainsi, un bref regard jeté sur l’œuvre de Vitruve permet d’affirmer que le rapport existant entre une esthétique de la sensibilité et la nécessité d’une demeure pour l’homme s’avère être l’origine même de l’architecture.
 
Dans le second ouvrage qu’il consacre à l’architecture, Vitruve (4) rapporte cette position partiellement anthropomorphique au fait que, selon lui, les hommes se sont tout d’abord rassemblés autour d’un feu produit par la foudre. Il ne part donc pas de l’hypothèse d’une « hutte primitive », mais de celle d’une circonstance extra-humaine, le feu, qui – à l’instar du mythe de Prométhée – indique que la culture ne provient pas exclusivement des forces et motivations humaines. Le « feu du ciel » implique ainsi une dépendance de l’existence, laquelle se trouve facilement masquée dans une vision anthropologique ou humaniste qui, pour cette raison, empêche une vue claire des relations phénoménologiques fondamentales. Celles-ci se trouvent, selon nous, dans une vie qui nous précède absolument en tant qu’elle constitue le fondement de la possibilité d’être affecté. 

Chez Vitruve, le rassemblement autour du feu primitif donne lieu à la formation d’une communauté par l’échange de mimiques et de gestes, desquels naissent les sons élémentaires à la base d’un premier langage conventionnel. Le langage et le corps axial mènent alors à l’appropriation autant productive que symbolique du monde où, conformément aux besoins fondamentaux de l’affectivité – chaleur, fraîcheur et nourriture –, ce sont les premières habitations et huttes qui apparaissent. Une telle demeure sur Terre constitue par là, et malgré son caractère provisoire au regard d’une sédentarité définitive, le trait élémentaire de l’architectonique en elle-même, même si, d’après Vitruve, ce sont tout d’abord des formes rudimentaires empruntées au règne animal – cavernes ou nids d’oiseau, par exemple – qui auraient été copiées quant à leurs modes de construction ou leurs matériaux.

D’après cette étiologie, toutes les structures d’habitations plus tardives et plus complexes développées grâce à l’imagination des hommes reposent sur le contexte esthético-culturel tel qu’il est constitué par le feu, la vie communautaire, le langage et l’architecture, contexte dans lequel c’est toujours à la corporéité que renvoient les modalisations décisives de l’intériorité affective.
Si la « demeure » (Bleibe) doit l’origine de son existence au feu comme circonstance extrahumaine, aucune construction au monde – et cela quelles que soient les avancées tant culturelles que techniques dont elle fait bénéficier la corpsproriation – n’est en mesure de masquer la précarité d’un tel séjour (Aufenthalt). De ce dernier concept, Heidegger n’a pas seulement tiré sa conception du Dasein comme ne pouvant se-tenir dans le monde que par l’« ouverture de l’être », il en a également déduit une phénoménologie de l’art. L’esthétique de cette dernière implique précisément l’ouverture de l’être dans l’œuvre d’art comme pure présentification de l’être et comme sa vérité. De son advenir résulte la possibilité même d’un tel demeurer pour le Dasein et, dans la mesure où ils n’obéissent qu’à cette seule parousie de l’irreprésentable, le langage et l’œuvre d’art offrent une demeure dans l’être sous la forme du recueillement (Sammlung) de ce qui de son sens sera disponible à un moment donné 5. Le caractère magistral de cette mise en perspective est indéniable, mais elle revient à déplacer la « transcendance » originaire du commencement esthétique (le feu) dans la seule transcendance du monde dont la compréhension sera toujours à venir ou existentielle. 

Dès lors, le « recueillement du sens de l’être » sera-t-il jamais en mesure de rejoindre l’ouverture (Er-Öffnung) de l’être elle-même et d’ainsi trouver dans cette « origine » sa « demeure » inviolable ? Si tout sens, y compris celui d’un vécu esthétique, est précédé d’une ouverture transcendante, il subsiste en effet un hiatus qui ne peut être comblé à travers l’être-jeté du Da-sein.
Si, avec la perspective de la phénoménologie radicale, nous comprenons le feu qu’évoque Vitruve au titre de commencement absolu de toute architecture comme vie phénoménologique pure, c’est alors cette vie même qui est la demeure dans laquelle les hommes peuvent se sentir unis les uns aux autres. Certes, ce sont les hommes qui s’approprient le feu, mais cela équivaut au don lui-même en tant que ce dernier se réalise par un tel acte d’appropriation. La demeure comme réalité originaire à la base de l’architecture et de la culture comprise comme existence esthétique élémentaire possède dès lors une double caractéristique phénoménologique dont l’unité immanente est donnée par l’affection fondamentale en vertu de laquelle nous faisons à la fois l’expérience du besoin et de la satisfaction. Autrement dit, la vie qui nous est donnée absolument est, pour reprendre le mot de Heidegger, l’Aufenthalt dans lequel un demeurer est possible, parce que cette vie s’avère inlassablement comme besoin de soi. Dans cette demeure transcendantale ou apodictique, nous dépendons, sans illusion possible, de la pure donation de la vie. À travers la passibilité d’une telle réception, c’est alors d’une satisfaction donnée sans distance par la vie elle-même qu’il nous est possible de jouir. Toute architecture possède ainsi une réalité phénoménologique qui ne se limite pas aux aspects visibles de la corpspropriation culturelle, mais qui manifeste dans sa concrétude la caractéristique essentielle de la vie, à savoir celle d’être une demeure irremplaçable. En ce qui concerne l’histoire et l’événement irreprésentable que constitue l’Holocauste, c’est sous le signe du « vide » ou du « mutisme » que, dans le cadre de la construction du Musée juif annexé au Musée de Berlin, Daniel Libeskind à tenter de représenter ce contexte par l’entrelacement linéaire d’édifices sans rapports visibles les uns avec les autres : « Un don de personne et pour personne – la préservation des victimes ; l’offrande qui est la veillée protectrice d’un sens absent. Voilà la fonction de l’architecture, des arts et des sciences. » (6) Si la vie n’est jamais réductible à un sens ultime et visible, alors l’esthétique équivaut à l’effort effectué pour ne pas recouvrir cette donnée, mais sans jamais être amenée pour autant à banaliser ou même à embellir la mort et l’horreur sans nombre.
Par conséquent, l’existence esthétique ne peut s’accomplir qu’à partir du fondement que constitue cette affection originaire de la vie. Elle est alors un demeurer-en la certitude que la vie a d’elle-même, l’immédiateté qui vise constamment à se saisir de ce « feu » tombé du ciel et qui pourtant ne cesse d’en provenir. Une analyse descriptive détaillée de l’architecture (post)mo­derne et de ses implications philosophiques est nécessaire pour mettre en évidence le fait que, dans ce domaine, l’esthétique ne témoigne in fine précisément pas d’une différence ou d’une fracture, mais d’un pouvoir-habiter la vie qui est fondé dans son auto-donation au sens phénoménologique. Sans un retour à cette dimension et, plus exactement, à une pensée renouvelée de la vie culturelle à l’aune du primat du corporel auquel il a été fait allusion, les développements futurs ne feront que poursuivre les dif-fractions dans lesquels le discours esthétique et architectural se perd, que ce soit de manière nostalgique ou globalisante. La réflexion fondamentale à mener concerne ainsi l’esthétique en tant que telle, c’est-à-dire la question de savoir si elle est de l’ordre d’un simple phénomène visuel ou si elle comporte, au contraire, une dimension affective préalable qui ne pourra jamais être réduite à une discussion sur des questions de goût. Pour cette raison, le « consensus » qu’il s’agit de viser est plus radical que ce que permettrait un débat portant sur une compétence publique d’interprétation, médiatisée par ce qui est de l’ordre de l’histoire, ou encore sur une vision d’avenir et les modèles de style par exemple, sans parler de la place qu’il convient d’accorder à l’acceptation ou à la participation sociale dans ce domaine.

Dès lors, où et comment les hommes peuvent-ils s’établir à « demeure » et entretenir celle-ci ? Une demeure qui se donne comme définitive alors qu’elle est censée satisfaire aux seules exigences d’une fonctionnalité instantanée est en contradiction avec la double caractéristique de la vie phénoménologique mentionnée plus haut : celle-ci est donnée entièrement avec l’ensemble de ses potentialités qui seront mises en œuvre selon l’occasion. En ce sens, toutes les œuvres d’art et toutes les réalisations de la vie possèdent bien, lorsque dans leur dimension esthétique indubitable elles apparaissent comme réussies, un aspect parfaitement éternel en même temps qu’une affirmation de l’éphémère. De manière analogue, chaque instant vécu est absolument nécessaire en tant que pure donation en même temps qu’il est irrémédiablement fugace dans sa modalisation affective. Il ne s’agit pas ici, cependant, d’une problématique de la philosophie de la vie, comme par exemple chez Georg Simmel, Ludwig Klages ou d’autres encore, où la réflexion se penche sur le tragique d’une vie pétrifiée dans des formes rigides, mais il s’agit des principes d’une esthétique de la vie que déjà Kandinsky désignait par le terme de « nécessité intérieure ». Le fait transcendantal que représente la transformation incessante des sentiments ou tonalités affectives est elle-même la loi « éternelle » d’où résulte de manière indubitable notre demeure. Décréter « l’éternel » de l’extérieur est dès lors tout aussi problématique que de magnifier le seul « provisoire » ou que d’amalgamer ces deux dimensions sur le mode de l’ironie. Au regard de la certitude phénoménologique que la vie a d’elle-même, la citation ornementale, l’ironie ou encore les provocations fractales restent des phénomènes de surface. C’est pourquoi le regret élitiste avec lequel on prendra acte de « tendances rétrogrades » ne saurait se substituer à la mise en œuvre d’une réflexion esthétique fondamentale.

Même dans la phase déconstructiviste d’une architecture récente, laquelle visait à créer des conditions nouvelles pour que les hommes puissent se rencontrer plutôt que de figer les structures architecturales d’usage, certaines prises de position laissaient entendre qu’il n’était question de sacrifier entièrement, ni le sentiment subjectif de l’architecte, ni le rapport à la corporéité dans l’habitat en tant qu’espace de vie privée au nom d’une architecture censée provoquer par ses « diffractions ». Comme le remarquait par exemple Michael Sorkin : « Vouloir réprimer les nombreux bonheurs que recèle une habitation serait un suicide pur et simple. » Et : « Le sujet humain constitue le centre de l’architecture. Ses projets ne sont pas élaborés à partir d’un souvenir ou d’une image, mais afin de servir un fait concret [parce qu’] elle s’occupe de ce qui est dans le prolongement du corps humain. […] Si l’architecture ne permet plus une intensification de l’expérience, qui peut bien alors encore en avoir besoin ? » Même si Sorkin oppose sa propre « architecture fantastique » à une « architecture terrestre » qu’il s’agit de rendre créative, sa critique d’une méthode de construction par quadrillage « ôtant l’individualité aux citoyens » 7 constitue un énoncé des plus clairs en faveur de l’affirmation du lien unissant l’accroissement de la sensibilité et l’habitat. De sorte que la réalité fondamentale constituée par la demeure comme esthétique d’une intensification possible de la vie individuée représente jusque dans les « espaces » que celle-ci occupe une donation à laquelle une existence esthétique ne peut renoncer.

Ces dernières citations et leur arrière-plan postmoderne montrent par ailleurs que la nécessité esthétique élémentaire que représente le « bonheur d’habiter » ne peut pas être reléguée au rang d’une simple manifestation de l’individualisme, d’une tendance rétrograde ou encore d’une régression vers l’archétype maternel de « l’antre » au sens de la psychanalyse. Bien plutôt, et comme le souligne par ailleurs Tom Mayne (Morphosis), la vie privée constitue, en tant qu’elle se caractérise par le secret, « le fondement de l’originalité », de même que « l’architecture existe par la sensualité de son propre matériau et que, à travers cette sensualité, la joie et la beauté sont vivantes. [De sorte que] l’architecture confère à la réalité une cohérence imaginaire qui la laisse apparaître de manière naturelle et éternelle. » Même le concept d’harmonie réapparaît dans une telle architecture, planifiée en fonction du corps et conçue comme « répétition différenciée » mettant en relation l’environnement naturel et architectural, ceci afin de permettre à chacun « de se sentir chez lui dans le monde, sans qu’il devienne pour autant satisfait de lui-même. » (8) De telles positions nous semblent significatives, dans la mesure où elles ne s’inscrivent pas dans le contexte d’un esthétisme ou d’une approche historisante de l’ornementation architecturale, mais relèvent en toute connaissance de cause le défi présenté par le monde moderne, à savoir celui de la particularisation des représentations liées aux valeurs. Par ce cheminement, elles aboutissent à déterminer l’œuvre architecturale comme « demeure », tout en mettant l’accent sur le vécu sensible comme intensité subjective. Elles empêchent ainsi une cécité qui ne manquerait pas de frapper très rapidement la perception stéréotypée d’un environnement standardisé. Il en résulte que l’existence esthétique – prise dans le sens d’une corpsropriation globale incluant aussi bien l’inté­riorité que l’extériorité, c’est-à-dire ici l’appartement ou la maison à l’intérieur de l’ensemble constitué par la ville et son paysage – est le sol sur lequel s’édifie chaque vécu culturel qui, comme tel, s’oppose aux différentes formes d’aveuglement à l’égard du monde de la perception et des aspects de la vie collective qui s’y déroulent. 


Si d’un point de vue phénoménologique, en effet, des sentiments particuliers comme « l’attachement au foyer » ou, au contraire, celui, tout aussi nécessaire dès lors que la situation l’exige, d’un nouveau « départ » ne sont pas à opposer les uns aux les autres, c’est aussi parce qu’ils forment ensemble l’unité réelle ultime qui se donne à nous comme vie com-possible à travers la certitude réelle que la vie a à chaque instant d’elle-même.

Même s’il convient, par ailleurs, de tenir compte de l’importance de la contextualité, la formule de Jean Nouvel selon laquelle aucun de ses projets « ne parvient jamais aux limites de sa capacité d’imaginer » (9) reflète bien ce dernier point. De là, un excès principiel de l’imagination esthétique qui renvoie à l’antériorité abyssale de la vie, dans la mesure où celle-ci donne toujours plus que ce qui peut lui être pris et restitué. Ainsi, dans cette surabondance de la vie, la certitude que celle-ci possède d’elle-même est à la fois certitude d’être demeure et de n’être bornée par rien, ceci non pas dans le sens où le serait un projet correspondant à une représentation seulement abstraite, mais dans celui d’une intensité du sentiment éprouvé, d’un accroissement du sentiment par lui-même. 

Les lois eidétiques de notre existence phénoménologique sont dès lors esthétiques et elles ne peuvent être comprises ou vécues que comme telles. C’est pourquoi aussi, en renvoyant à des sentiments fondamentaux dont il n’est pas possible de faire l’économie – et justement parce que, dans sa phase (post)moderne, elle s’était trompée de chemin –, l’architecture témoigne de la nécessité de reconquérir une vie culturelle globale. 

Si l’architecture aime le monde autant que l’individu, elle n’est alors précisément pas de l’ordre d’une hétérotopie telle que semblent le devenir des villes comme Los Angeles, New York et Tokyo (10) . Mais, quelle que soit la diversité architecturale des lieux de ce genre, l’architecture représente bien plutôt la possibilité d’unifier l’expérience nécessaire à la prise de décision, sans impliquer pour autant la soumission à l’égard d’une autorité prescriptive. En ce sens, l’espace construit n’est pas simplement équivalent à l’espace de construction conçu à l’image d’une « enveloppe », mais équivaut précisément à une demeure comme lieu d’une nécessité esthétique où advient effectivement la certitude vivante. Dans l’événement appropriant (Ereignis) comme rupture et renouveau, la différence est par conséquent davantage que la résultante d’un passé ; elle se tient dans l’esthétique intérieure de la décision à prendre qui, tant dans sa pointe intentionnelle que dans son fond comme certitude affective, représente l’individuation de ce qui advient. Très concrètement, cela signifie que l’existence esthétique implique un degré suprême de matérialisation, dans la mesure où, en matière esthétique, une faute n’est jamais pardonnée : ce qui n’apparaît pas comme beau ou achevé dans sa composition sombre dans un arbitraire synonyme de « non-vérité » artistique. Il est donc d’une importance décisive que l’esthétique comme demeure comprenne aussi bien l’architecture que l’art ornemental, les structures spatiales autant que les usages, et la forme autant que la fonction. Car c’est seulement ainsi qu’elle pourra correspondre au sentiment fondamental qu’est l’appartenance vivante au monde et à soi.

La question de l’être-touché comme problématique centrale du rapport entre fracture et pathos débouche ici sur une certaine forme de réponse, dans la mesure où il apparaît que même la praxis esthétique de l’architecture ne peut faire l’impasse sur la réalité de l’intensité sensible ou affective. Toute construction, qu’elle soit destinée à des particuliers ou prenne place dans un contexte social élargi, serait immédiatement obsolète, si les individus confrontés à l’édifice ou à l’habitat en question n’étaient pas « touchés » de manière à ce qu’ils éprouvent l’espace qui leur est attribué comme la demeure possible de leurs sentiments les plus intérieurs. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de répéter ici la critique du fonctionnalisme en architecture pour se convaincre que l’absence d’un tel sentiment « d’atta­chement au chez-soi » déclenche la maladie, l’agressivité ou encore l’apa­thie. Ainsi, chaque projet architectural vise, y compris dans sa réalisation matérielle, une maximisation de l’existence esthétique, c’est-à-dire la possibilité d’un vivre au « contact » des aspects essentiels de la vie phénoménologique pure dans son accroissement et dans ses transformations, qu’il s’agisse de la tristesse, de la joie, du désespoir, de la détente ou de l’amour. 


Une architecture non-affective serait une contradiction dans les termes, dès lors que l’acte de construire représente toujours l’accomplissement d’une praxis des hommes pour les hommes, ceux-ci étant liés les uns aux autres dans une communauté affective vivante, même s’ils ne se connaissent pas individuellement.

La dimension fractale, qu’elle soit ancrée dans le discours théorique ou dans la rhétorique de l’image caractérisant la réflexivité postmoderne, vit d’ailleurs pour sa part du pathos propre à l’absence de valeurs ou de celle d’un sens unificateur pré-donné en ce qui concerne les réalisations individuelles et culturelles à l’époque contemporaine. Un tel pathos n’est pourtant pas lui-même une théorie, c’est pourquoi aucune discursivité – pas même celle de la diffraction hypostasiée – n’est en mesure de rejoindre ce pathos dans l’épreuve intérieure qu’il fait de lui-même. Si l’architecture veut lui faire une « place » dans l’essence matérialisée de l’œuvre, celle-ci doit être élaborée en vue de la réalité d’un sentiment, bien que la formulation de ce dernier par la pensée ou le design soit langagière au sens large. La diffraction ou fracture répond par conséquent à un pathos donné préalablement et auquel elle vise à sa façon à donner un espace ou un « foyer» possible. Si l’architecture diffractée repose sur une conception erronée du fondement du pathos qui, en tant que demeure de la vie, est en soi sans aucune diffraction, il n’en reste pas moins que la réponse que l’architecture donne au besoin et au désir revient à matérialiser une prise en compte du pur sentiment aussi bien dans le sens privé que social de l’existence. Et ce rapport est, en tant que praxis de l’architecture, toujours rapport à la corporéité. Il est ainsi affectif, et cela quelque soit le degré d’hypostasiation présent dans le discours théorique relatif à la réalisation architecturale.

Comme notre analyse concerne ici l’existence esthétique dans sa condition de possibilité la plus concrète en tant que fond de la vie phénoménologique absolue, les affirmations relatives à l’architecture ne sont pas seulement illustratives. Bien plus, nous avons reconnu dans la demeure, en tant qu’elle est en même temps origine et but architectonique, ce qu’on pourrait appeler « l’esquisse de la vie » elle-même, c’est-à-dire sa possibilité extrême comme réalité ininterrompue : celle de permettre l’existence dans la certitude originaire de l’affectivité vivante. De ce point de vue, la vie n’est jamais un « événement fractal », mais la situation originaire comprise comme lieu ou fondement transcendantal préalablement donné et dans laquelle toutes les situations pensables prennent place. Cette situativité originaire de la vie comme insertion absolument individuée du soi dans le pathos n’est cependant pas que ponctuelle, elle est historiale – et une telle historialité intérieure livre en même temps, en tant que transformation des tonalités fondamentales de l’affectivité que sont la joie et la souffrance, cette spatialité qui est toujours aussi ornementale. Ce qui signifie que, même dans le cadre du fonctionnalisme le plus extrême, chaque structure conserve une matérialité sensible, et ainsi un aspect ornemental, comme par exemple dans le minimalisme architectural, où elle est réduite aux reflets de la lumière environnante sur les matériaux utilisés.

L’existence esthétique « s’édifie » dès lors en vertu de son historialité intérieure comme demeure de la vie. Simultanément, l’accroissement de celle-ci génère une intensité du sentir qui, par rapport à chaque élément de l’espace, permet le jeu d’une imagination plastique ou ornementale, laquelle reste tributaire de l’ensemble de la réalité pathétique de l’existence en tant qu’habitation ou rapport social. De sorte que la « mise en scène plastique » (Bildregie) opérée par l’architecture exerce son action sur l’ensemble du vécu culturel dans toutes ses nuances : si, en effet, la spatialisation est toujours affective et intérieure à l’historialité, c’est à chaque instant et en chaque endroit que s’exerce l’œuvre de la « beauté ». Cette insertion généalogique de la spatialisation dans la vie n’est alors précisément pas de l’ordre d’une ex-tériorisation du pathos dans le déploiement continu des effets transcendants, mais signifie, au contraire, l’intériorisation de chaque structure spatiale dans une esthétique qui rend sensible de manière charnelle ou affective, comme le montrent les exemples de l’esthétique classique du sentiment et du corps dans l’espace. Que, dans ce cadre, le laid puisse faire l’objet d’un vécu allant de l’intensité originaire jusqu’aux aversions et distorsions psychiques mentionnées ci-dessus, est manifeste, dés lors que dans la résistance à l’égard du vécu esthétique (comme c’est par exemple le cas dans le fonctionnalisme de l’architecture préfabriquée), l’absence de possibilité de celui-ci appelle une modalisation en sens contraire. Cette « douleur », que des immeubles non-proportionnés ou détruits provoquent en nous comme s’il s’agissait de la « perte d’un membre », contredit en effet l’affection originaire de la demeure par laquelle chaque lieu pourrait en soi devenir un « site » de vie.

La manière dont l’image et l’édifice, la structure et l’ornement se rapportent les uns aux autres ne peut être déterminée ni par une référence historisante au style ni par une condamnation théorique préalable de toute « décoration ». Si, d’après notre thèse, le minimum architectonique, ou encore artistique, recèle par principe un maximum d’apparaître dans le cadre de sa réalisation esthétique réussie, alors les moyens les plus économiques peuvent suffire à produire cet effet : par les propriétés particulières de la pierre, par le rapport du verre et du béton ou même seulement par l’effet de contraste entre clarté et obscurité tel qu’on le trouve dans les reflets produits par les surfaces, volumes et angles. Mais cet effet est également produit par les reliefs, les statues et les fresques, précisément parce qu’il n’existe aucun modèle préalable quant à la réalité de ce qui est esthétique et qu’elle s’établit toujours à travers le sentiment de l’imagination vivante tel qu’il est vécu dans le pathos individué. Dans une architecture ou, mieux encore, dans une ville comprise comme une œuvre d’art globale qui, n’étant pas coupée des valeurs propres à la région et au paysage, permet l’unité du vécu esthétique dans sa diversité, se réalise ainsi la compossibilité de tous les sentiments qui peuvent constituer une vie humaine. Dès lors, le concept d’existence esthétique qui nous sert ici de guide ne diffère en rien de ce que l’on peut appeler l’accomplissement terrestre de la vie individuée, et cela dans la mesure où « l’être » de l’individu représente la modalité particulière de son pathos en tant qu’esthétique de l’affection intérieure. En complément des considérations relatives à la nature de l’architecture présentées ici, il conviendrait sans doute aussi de tenir compte des autres genres artistiques, comme nous l’avons laissé transparaître en ce qui concerne la peinture. Mais comme l’existence esthétique ne s’édifie pas de l’extérieur – c’est-à-dire à partir de ce qui est vu ou entendu sous la forme d’un « objet d’art » dans le monde –, nous pouvons nous en tenir ici au pur comment de l’apparaître de ce qui est esthétique, afin de conclure sur sa détermination. Si l’architecture est d’une façon phénoménologique radicale « demeure » ou « site de la vie », tout comme la peinture et la musique signifient en un sens purement affectif son historialisation intérieure comme spatialisation et comme temporalisation, la réalité d’une telle « existence » esthétique correspond à l’essence originaire de la phénoménalisation individuée elle-même. L’existence ne renvoie dès lors pas à une donnée qui subsisterait avant l’esthétique comme intensité du pathos dans sa vie immanente, mais elle est, en tant que située au-delà du temps historique, identique au « devenir » même de ce qui est esthétique. L’existence au sens apo­dictique de ce concept ne peut en effet être un mode de l’être-là qui découlerait d’une quelconque essence métaphysique prédéfinie, mais l’essence est ici son existence même. Ce qui n’est possible que si l’indépen­dance de l’auto-déploiement de l’essence est assurée, et c’est ce que permet précisément le pathos de l’affectivité pure, dans la mesure où, dans son apparaître, auto-donation et auto-réception coïncident en tant qu’imma­nence phénoménologique de la vie.

Comme il n’y a ici aucune donation préalable d’un horizon ou d’une quelconque objectité, comme l’a supposé de manière récurrente la phénoménologie classique depuis Husserl, « l’objet d’art » situé dans l’espace de visibilité du monde s’avère être une apparition secondaire par rapport à son originarité dans le sentir primitif. Ce dernier n’est en effet pas une forme « objective » au sens d’une catégorie de la raison ou d’idéalités eidétiques accessibles à l’intentionnalité, il est en lui-même et exclusivement de l’ordre d’une phénoménalité matérielle, c’est-à-dire un sentiment-de-soi comme individuation absolue de l’intensité pathétique. C’est pourquoi une telle généalogie vivante du concept d’esthétique renvoie à une « existence » dont l’essence réside en son auto-apparaître et en la traversée de ce dernier comme individuation affective. Par conséquent, chaque « point » de l’appa­raître immanent consiste en une tonalité esthétique qui est cette manière avec laquelle « l’individu » s’affecte en son vécu propre. De sorte qu’ici aussi il n’y a pas d’abord un individu se représentant dans l’horizon du monde pour ensuite exercer sa sensibilité, mais c’est la manière originaire de l’affection première qui constitue sans confusion possible l’être-individué lui-même à travers l’intensité toujours singulière d’un tel sentiment de soi. Les approches esthétiques qui traitent du sentiment et du corps, telles que les théories spatiales de l’architecture au xixe siècle par exemple, ne vont finalement pas assez loin, parce qu’elles partent du concept d’objet comme d’un présupposé, pour ensuite comprendre toute « constitution » affective comme une projection ou comme un transfert de type psychanalytique de l’intérieur vers l’extérieur. Le concept d’existence esthétique que nous utilisons signifie ainsi de manière plus précise qu’on ne trouve, à l’origine de l’apparaître, aucun dualisme ni aucun anonymat formel, mais que, dès lors que cette existence se manifeste comme pathos, elle « est » un moment purement affectif, c’est-à-dire un vécu irréfragable en son auto-affection. L’esthétique n’est donc pas originairement une « vérité de l’être », laquelle contient encore selon Heidegger la distance propre à la compréhension comme « advenir d’un sens », mais elle est, en tant que pure esthétique, constituée par la manière intérieure avec laquelle la vie phénoménologique absolue parvient en elle-même comme pure charge de soi.

C’est pourquoi une telle esthétique est aussi d’emblée mouvement ou tension […] : car la charge de soi que la vie supporte en raison de son auto-affection correspond à son « vouloir » intérieur, celui de s’éprouver en tout sentiment, c’est-à-dire d’éprouver le pur bonheur d’être soi dans la jouissance de son essence comme unité de l’auto-donation et de l’auto-réception. Dans la mesure où elle produit des distorsions de « l’objet » par rapport à la perception habituelle qui en est faite, une esthétique peut se manifester par des motifs ou des formes de présentation presque violents, comme en témoignent de nombreux exemples de la modernité jusqu’à l’époque contemporaine. Mais aussi longtemps que « l’objet d’art » continue d’être associé à une revendication esthétique, il ne peut lui aussi exister sans le sentiment intérieur qui est à distinguer des intentionnalités objectivantes ou encore téléologiques. En tant que sentiment qui repose ainsi en soi, la vie esthétique implique par conséquent, en chaque moment éprouvé comme « beau » ou « sublime », la coïncidence de la vie avec elle-même, c’est-à-dire la « résolution » de sa tension ou motilité intérieure dans l’être-un-avec-soi. En ce sens, le sublime n’est jamais simple accroissement ou généralisation du goût suscité par le jugement perceptif. Dans une telle esthétique, c’est d’abord le caractère abyssal du pathos de la vie qui se reconnaît, afin de reconnaître sous la modalité de la jouissance de soi l’intensité de son auto-donation pure. Dans l’esthétique comme joie que la vie éprouve du fait d’être la vie se montre dès lors la tension interne de l’auto-affection, laquelle n’est jamais déçue dans l’ordre esthétique parce que, dans un tel éprouver, il n’y a ni mensonge ni illusion – et donc pas non plus de simulacre* au sens d’un « faux-semblant ».

C’est pourquoi la vérité de l’existence esthétique réside en elle-même, et cette immanence n’implique ni saturation ni une quelconque forme de solipsisme ou d’autisme. L’autarcie de l’ordre esthétique renvoie à une existence dont la possibilité ne consiste pas en un « peut-être aussi… », mais en la possibilité de la réalité de l’apparaître en tant qu’accom­plissement de l’apparaître lui-même, et ce à travers telle possibilité vécue de la vie qui est une détermination aussi bien particulière que singulière de celle-ci. Dans ce contexte, on ne peut donc suivre entièrement le jugement de Kierkegaard : « L’intéressant est une catégorie limite, la ligne de partage entre l’esthétique et l’éthique. Dès lors, la réflexion doit sans cesse opérer des incursions dans le domaine éthique, tandis que, pour être significative, elle doit se saisir de l’interrogation par l’intériorité esthétique et le désir. » 11 

Ce n’est en effet pas l’inter-esse qui suscite la tension intérieure à la vie, mais c’est « l’intéressant » qui est un mode de l’auto-affection esthétique dans lequel celle-ci se saisit comme forme artistique afin de pouvoir s’y saisir en même temps comme intensité de la vie. Si l’intéressant et le fractal vont en quelque sorte de pair, parce que l’effet transcendant circule de l’un à l’autre, l’existence esthétique est en revanche donnée avant toute fracture et indépendamment de tout intérêt particulier. Bien plus, l’immédiateté qui la caractérise à chaque fois implique une détermination esthétique qui peut à son tour motiver un intérêt supplémentaire. La détermination absolue de l’existence esthétique serait en ce sens tout aussi unique et urgente que l’accomplissement éthique chez Kierkegaard. Sans approfondir la problématique correspondante du rapport entre esthétique et éthique, il suffit de retenir ici que la réalité de la déterminabilité pathétique ou affective caractérise l’existence esthétique en tant que telle.

Être déterminé ne signifie rien d’autre que de vivre sur un mode donné d’existence de l’instant, plus exactement : d’éprouver la vie comme cet « être »-là (dieses « Ist ») sans pouvoir introduire dans le pur être-affecté de tel moment le décalage d’une différence ou d’une négativité. L’existence esthétique est par conséquent à la fois nécessité suprême et liberté, ce dont témoignent toute peinture, toute musique et toute architecture : car que je puisse éprouver « quelque chose » comme esthétique implique immédiatement que je puisse éprouver telle donnée ainsi – et non autrement. Autrement dit, la nécessité pure ou transcendantale constitue en tant que facticité ce double pouvoir indispensable dans lequel toute liberté d’approfondir les possibilités d’une intensité appartenant à ce qui se donne comme esthétique trouve sa source. 

Un tel approfondissement ne conduit pas au perspectivisme herméneutique, il caractérise au contraire l’abîme de l’ordre esthétique en tant qu’affection par l’essence de la vie. Et, parce qu’il n’existe pas de mesure mondaine – au sens d’un modèle ou d’une comparaison – des nuances subtiles du sentiment, l’acte d’approfondir cet abîme est la détermination la plus radicale de l’esthétique, c’est-à-dire finalement celle d’éprouver l’absolu comme vie phénoménologique pure à travers la nécessité de sa détermination singulière. Nous laissons ici de côté toutes les autres déterminations historico-philosophiques de l’absolu, par exemple son caractère de procès chez Hegel et Schelling 12, pour mettre l’accent exclusif sur l’inouï esthétique : la possibilité phénoménologique d’être confronté, à travers l’épreuve d’un ceci esthétique donné sous la forme du sentiment, au pathos de la vie absolue elle-même, pour reconnaître en fin de compte dans cette confrontation la mise hors jeu pure et simple des limites mondaines. L’absolu n’est donc pas un contenu objectif déterminé, mais précisément la pure facticité de la vie consistant à être donnée à la sensibilité et de l’être sur un mode fini dont le caractère esthétique correspond justement à l’auto-affection de la vie pure.
 
Si, enfin, nous reprenons l’analyse déconstructiviste de l’architectonique fractale, il apparaît alors que le vécu esthétique ne relève aucunement d’une « identité intuitionniste », c’est-à-dire d’une quelconque présence aperçue sur le mode de l’objet. C’est bien plutôt le pur fait d’être-touché à travers la nécessité esthétique comme passibilité du sentiment qui constitue la puissance même de révélation que possède l’apparaître dans l’absoluité de son caractère vivant. Le pathos, comme « être-touché » au sein de l’être-touché-par la chair de l’affection, n’est précisément pas la « vérité de l’être », mais la « parole de la vie » en l’auto-révélation de celle-ci, ainsi que l’a montré Michel Henry (13) . Dans l’expérience esthétique nous n’entendons pas seulement la parole de l’affectivité abyssale dans sa seule facticité : cette parole se donne à nous en même temps comme joie. La réalité de l’art et de la culture, sous toutes ses formes et dans toutes ses possibilités, se révèle alors dans son caractère proprement inouï : permettre à la subjectivité la plus radicale de se réaliser et, en même temps, porter en soi la promesse qu’aucune réalité mondaine n’en soit exclue par principe. La diffraction contemporaine de l’architecture et de l’image apparaît dès lors comme une nécessité pour la conscience moderne, celle d’être à nouveau en mesure d’éprouver cette hyperpuissance de la vie, sans devoir en rabattre sur l’autonomie de la subjectivité. Une esthétique à venir pourrait alors réunir ces deux dimensions : pure abstraction en arts plastiques en même temps que présence de la plénitude de la vie, et cela tant d’un point de vue individuel que social.
 
Si les pouvoirs de l’esthétique ne touchent pas encore à leur fin, parce que toujours l’imagination subjective renaît à partir de son seul vouloir et désir, sans subir les limitations propres à ce qui peut être représenté, alors ce sont aussi nos villes qui ne sont plus condamnées à rester ce qu’en partie elles sont déjà : des non-lieux dans des territoires occupés par une logique purement mercantile. Le vide esthétique qui les habite suscitera-t-il encore une fois un appel créatif, comme celui que l’on a pu observer en dépit de l’unilatéralité postmoderne après la fin du rationalisme fonctionnaliste ? Retrouverons-nous la certitude que rien de ce qui est advenu n’est condamné à être « ce qu’il est », parce que l’affection esthétique vit d’une autre « nécessité», intérieure, et qui signifie que les forces de l’imagination et de la beauté sont sans modèle ? Mais ceci touche évidemment à la représentation séculaire selon laquelle il s’agit de faire des habitations, édifices et sites de production des lieux définitifs de l’autodétermination humaine, au lieu de laisser jaillir en eux le pressentiment d’un absolu dans l’éphémère et dans la fragilité du moment esthétique lui-même. En ce sens, l’art pour l’art* ne constitue pas une problématique dépassée, mais bien une question qui surgît à l’intérieur même de la tension propre à la vie esthétique, afin qu’à travers son pathos elle prête l’oreille à l’absolu. Absolu qui ne peut être détaché ni de l’art ni de la culture.
 
Traduit de l’allemand par Frédéric Seyler
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Notes
1 . Traduit de : Rolf Kühn, Ästhetische Existenz heute. Zum Verhältnis von Leben und Kunst, Freiburg/München, Verlag Karl Alber, 2007, Kapitel 6, p. 119-137. <NdT> : L’auteur a bien voulu vérifier la présente traduction, qu’il en soit ici vivement remercié.
2 . En français dans le texte <NdT>.
3 . Voir Bildregie. Architektur zwischen Retrodesign und Eventkultur, Basel, Birkhäuser, 2003, p. 137-149 ; ainsi que R. Kühn, Leben als Bedürfen. Eine lebensphänomenologische Analyse zu Kultur und Wirtschaft, Heidelberg, Springer-Physica, 1996, p. 151 s.
4 . Voir Zehn Bücher über die Architektur, trad. all. C. Fensterbusch, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1964.
5 . Voir par exemple l’appréhension de l’œuvre d’art à partir d’un temple grec qui « ouvre au monde par la représentation » et restitue « le sol natal » grâce à la terre : « Der Ursprung des Kunstwerks », Holzwege, Frankfurt/M., Klostermann, 1952, p. 30 s.
6 . Daniel Libeskind, « Between the lines », in P. Noever (éd.), Architektur im Aufbruch. Neun Positionen zum Dekonstruktivismus, München, Prestel Verlag, 1991, p. 76.
7 . Michael Sorkin, « Neunzehn tausendjährige Mantras », in P. Noever (éd.), Architektur im Aufbruch, op. cit., p. 123 et 125.
8 . Tom Mayne, « Connected Isolation », in P. Noever (éd.), Architektur im Aufbruch, op. cit., p. 85 et p. 88.
9 . Jean Nouvel, « Projekte, Wettnewerbe, Bauten 1980-1990 », in P. Noever (éd.), Architektur im Aufbruch, op. cit., p. 101.
10 . Voir Bernard Tschumi, « Architektur und Ereignis », in P. Noever (éd.), Architektur im Aufbruch, op. cit., p. 139, qui représente la référence la plus explicite à Derrida. Également : G. Droesser, S. Schirm (éd.), Kreuzungen. Ethische Probleme der modernen Stadt, Frankfurt a. M., Lang, 2005.
11 . Sören Kierkegaard, Furcht und Zittern, Gesammelte Werke IV. Abt., Düsseldorf/Köln, Diederischs Verlag, o. J., p. 102.
12 . Pour une discussion plus détaillée, voir notre ouvrage Anfang und Vergessen. Phänomenologische Lektüre des deutschen Idealismus – Fichte, Schelling, Hegel, Stuttgart, Kohlhammer, 2004, 2e et 3e parties.
13 . Michel Henry, « Phénoménologie matérielle et langage (ou pathos et langage) », Phénoménologie de la vie, Paris, PUF, 2004, tome III, p. 325-348. Pour les prolongements esthétiques, voir les contributions dans Adnen Jdey et Rolf Kühn (éds.), Michel Henry et l’affect de l’art. Recherches sur l’esthétiquede la phénoménologie matérielle, Leiden, Brill Academic Publisher, 2010.
 
Référence électronique
Rolf Kühn, « La vie comme demeure », Le Portique [En ligne], 25 | 2010, document 10, mis en ligne le 25 novembre 2012, URL : http://leportique.revues.org/index2490.html
 
14 . L’auteur : Rolf Kühn
Rolf Kühn, né en 1944 à Essen (Allemagne), est Professeur émérite de l’Université de Vienne, docteur de l’Université de Paris-Sorbonne avec une thèse dirigée par Claude Bruaire et consacrée à la pensée de Simone Weil. Habilitation à l’Université de Vienne avec une thèse sur la corporéité dans la phénoménologie de Michel Henry (Leiblichkeit als Lebendigkeit. Michel Henrys Lebensphänomeno-logie absoluter Subjektivität als Affektivität, Freiburg i. Br. / München, Alber, 1992). 
Traducteur allemand d’une partie de l’œuvre de Michel Henry, auteur de nombreuses publications sur la phénoménologie de la vie, l’anthropologie, l’esthé­tique, la philosophie de la religion et la psychologie phénoménologique, il a notamment publié : Radicalité et passibilité. Pour une phénomé-nologie pratique (Paris, L’Harmattan, 2003) et, plus récemment, Praxis der Phänomenologie : Einü-bungen ins Unvordenkliche (Freiburg i. Br. / München, Alber, 2009). Professeur invité dans plusieurs universités étrangères (Beirut, Louvain, Nice, notamment), il est actuellement chargé de cours à l’Université de Freiburg i. Br. et dirige le Forschungskreis Lebensphänomenologie (Cercle de Recherche en Phénoménologie de la Vie, www.lebensphaenomenologie.de)

Illustration : Aquarelle de Robert Empain. 21 x 28 cm. 2006