lundi 6 août 2018

Naissance en Dieu ou la relation entre la phénoménologie de la Vie et la réalité de Dieu



Grâce à toi Rolf Kühn  


La conférence Art et Naissance en Dieu que j'ai publiée ici il y a quelques jours, après l'avoir donnée lors des Rencontres de culture chrétienne - Regards croisés sur l'amitié à l'Abbaye Notre-Dame de Fontgombault, a provoqué de la part de l'assistance deux types des réactions opposées que ce texte annonçait d'ailleurs dès le départ puisqu'en commençant  je pointais avec l'ami Kandinsky les deux manières de regarder tout phénomène : l'une sensible et l'autre insensible, l'une objective et l'autre subjective, l’une qui prouve et l’autre qui éprouve, l’une qui se tourne vers le visible et l’autre vers l’invisible etc, Et de fait, la première réaction fut celle des personnes qui se dirent bouleversées et touchées au coeur par ce texte (conférencières venues parler des amitiés spirituelles, auditeurs artistes ou amateurs d'arts ou encore chrétiens engagés concrètement, socialement) ; et l'autre réaction fut celle des philosophes et des intellectuels, intervenants et présents, et de leurs amis, qui ne pouvaient admettre, semble-t-il, qu'un artiste, moi en l'occurrence, sorte de son rôle attendu, marche sur leurs plates-bandes aristotéliciennes, leur annonce le retournement de la métaphysique de l'Être vers une métaphysique de la Vie et de l'Amour absolus, en un mot, leur annonce la Bonne Nouvelle du Christ, en ajoutant  que l'expérience esthétique, l'expérience intense d'un pâtir et d'un sentir qu'il semble exécrer, est une expérience religieuse et même une expérience théophanique, que les chefs-d'oeuvre de tous les arts, mieux que tout moyen prédicatif, peuvent nous révéler en nous mettant en présence de la Vérité, c'est-à-dire que nous vivons par et dans la Vie qui est Dieu.
 
Mon propos était de l'ordre du témoignage. Il reposait sur mon expérience de peintre, sur mon vécu, sur ma rencontre en personne avec quelques chefs-d'oeuvre. Or, ne disposant d'aucun chef-d'oeuvre de la peinture en ce lieu et ne désirant point substituer aux chefs-d’oeuvres de l’art des reproductions qui, aussi bonnes soient elles, ne pouvaient que les nier, je fis appel au souvenir d'une expérience esthétique majeure en chacun. Or, cela fut possible aux plus sensibles, mais ne le fut pas aux plus savants.  

Cette difficulté illustre ce que je n'ai cessé de dénoncer ici, à savoir que la culture, la culture officielle telle que l'articule notre époque déspiritualisée, est devenue l'ennemie de l'art véritable, des arts véritables de tous les temps en réalité, qu'elle annule au nom de sa vision historiciste, intellectualiste, spectaculaire et marchande, en un mot de sa vision objectiviste qui interdit de regarder l'art comme Naissance dans la Vie qui est Dieu.  Ce combat pour un art de et pour la Vie nous le menons ici et ailleurs depuis des années.  Pour le soutenir avec une force renouvelée et avec une pertinence sans égale, je ferai appel à
Rolf Kühn et je publierai trois textes de lui.  
Rolf Kühn est un continuateur éminent de l'oeuvre de Michel Henry. Il est théologien, philosophe, chercheur en phénoménologie, en psychologie anthropologique, et en philosophie des religions et de la culture et professeur à Vienne, Berlin, Paris et Fribourg 
Voici pour commencer un premier texte, celui de son intervention au Studium Notre Dame de Paris, lors d’une conférence-débat du 15 décembre 2006 à l’occasion de la sortie du livre d’Antoine Vidalin, intitulé La Parole de la Vie. La phénoménologie de Michel Henry et l’intelligence chrétienne des Écritures, Paris, Parole et Silence, 2006.




Gabriel -- Ange de l'Annonciation - 1995




Au bout d’une recherche phénoménologique toujours plus radicalisée pour devenir finalement une phénoménologie contre-réductive au sens de Michel Henry (1), nous nous sommes rendu compte que «Dieu» ne peut relever du domaine conceptuel, au sens ontologique ou causal d’une métaphysique classique. Car tout concept n’est pas seulement soumis ou lié à l’intuition avec sa régression infinie selon Husserl, mais implique toujours aussi, par ce fait même, un doute principiel qui laisse la possibilité à toutes les négations ou athéismes pensables. 

Ce ne sont pas ces formes de nihilisme historique ou moderne en tant que telles qui posent problème, car on peut toujours leur trouver une certaine plausibilité herméneutique ou épochale. Ce qui est en cause, c’est Dieu en tant que Réalité apodictique à l’origine de ma vie même, étant donné que, phénoménologiquement, je dois partir de cette dernière comme vécu indubitable. En effet, si par une réduction transcendantale j’arrive, par la suite, à ma subjectivité pure saisie comme une passibilité originaire, je dois assumer également en celle-ci la certitude co-extensive que ce n’est pas moi qui suis à la source de cette vie que je suis, parce qu’elle est hors de toute auto-position de ma part.

Or, si je saisis mon origine passible par une certitude qui est une immédiateté du sentir pur (et non plus un concept), la question de la métaphysique se pose également aussitôt en elle.   En acceptant avec Heidegger que la métaphysique, depuis son éveil grec, pense tout étant à partir de l’Être suprême, pour substituer à cette analogie ousiologique de la tradition la «différence ontologique », on doit changer la notion même de métaphysique. Celle-ci ne peut articuler, en dernière analyse, que le lien substantiel entre la Vie phénoménologiquement absolue et ma propre vie purement passible en elle et à partir d’elle, ce qui implique un dépassement de la différence ontologique heideggerienne. Cette dernière, surtout en tant que temporalité pure ou Er-eignis, reste attachée à un présupposé phénoménologique crucial, à savoir la Distance comprise comme le premier Écart indispensable à tout apparaître ou sens de l’être, comme Michel Henry ne cesse de le faire ressortir. 

Dans ma vie éprouvée passiblement dans la Vie phénoménologique pure ou absolue, il n’y a cependant aucune distance, aucun écart temporel, spatial ou logique qui me séparerait d’elle. Ainsi, le terme de métaphysique désigne à la fois une dépendance et une identité beaucoup plus radicales que toute émanation créationnelle ou analogique à partir d’un Être suprême ou d’un Dieu créateur qui, pour se manifester, garderait l’ek-stase ou la transcendance neutres et anonymes.
 
En revanche, ce terme de métaphysique, au moment de l’auto-affection immanente de tout ce qui est vivant, marque une Passibilité constitutive qui ne me quitte jamais mais forme ma réalité véritable à tout moment de ma vie éprouvée, c’est-à-dire une réalité à jamais non-représentée et donc non illusoire. 

Philosophiquement, je pourrais en rester là et ébaucher une pensée de la seule Finitude, comme on la trouve notamment chez Merleau-Ponty et Lévinas, au moins en ce qui concerne l’intentionnalité éthique ou récurrente chez ce dernier. Au contraire, pour une phénoménologie contre-réductive (ou matériellement passible, au sens henryen), je ne peux esquiver la Facticité transcendantale que la Vie absolue à l’origine de ma vie individuée ne relève plus finalement de ma réduction à l’intérieur d’une épochè radicale. N’étant pas un simple fait de constat à distance de vue intentionnelle ou à partir d’un horizon mondain, mais formant une Facticité pratique ou vivante sans interruption temporelle concevable, cette Vie absolue se révèle: mon épreuve d’elle n’est au sens de Jacques Derrida et d’autres. Par conséquent, là où il y a Révélation au sens éminent et primordial, c’est-à-dire comme l’essence même de la manifestation originaire, il y a religion, si religion signifie le lien vivant se nouant absolument comme certitude intérieure. Une phénoménologie de la Vie absolue se situe, pour ces raisons mêmes qui touchent l’apparition de la vérité en son Comment pur, entre la métaphysique et la religion constituée. En tant que discours philosophique, cette phénoménologie indique notre situation métaphysique radicale (Finitude), sans devenir pour autant une religion dogmatique (théologie), car elle reste attachée éductivement à la sphère de la coïncidence immédiate entre Donation et Révélation, sans passer par une quelconque médiation extérieure supplémentaire, qu’elle soit Histoire ou Écriture.
 
Ces dernières doivent être justifiées, en elles-mêmes, par le Logos interne de la Vie qui est «la Voie et la Vérité» au dire de l’Évangile de Saint Jean, ce qui veut dire qu’il y a identité entre Vie et Vérité, et que la Vie constitue l’Accès à sa propre Vérité comme Vie divine, comme l’analyse si bien le livre du Père Vidalin.
 
En plus, si la phénoménologie de la vie passible en moi se trouve confrontée à une Révélation à la fois immanente et immédiate, elle implique constitutivement des rapports avec la mystique. Au sens le plus large, la mystique, en désignant un mode d’expérience, forme l’expérience même de l’éprouver en tant que tel, autrement dit l’auto-épreuve pure de tout éprouver. Comme on a déjà dit que, dans la Finitude passible, il n’y a plus ni différence ni extérieur, mais seulement l’affection vivante par elle-même, on peut alors affirmer que l’expérience mystique ne s’appuie plus par nature sur rien d’extérieur ou de mondain, ce qui fait la jouissance indicible de
l’expérience mystique même, comme M. Henry le remarque dans un des textes de ses «Entretiens et conférences» publiés sous le titre
«Auto-donation» (2). Toutefois, en même temps, toute mystique parle de la Nuit au coeur même d’une telle expérience concrète, et c’est là qu’intervient pour nous la mystique saisie comme une critériologie de la phénoménologie contre-réductive. Déjà, pour la réduction husserlienne, il existe au départ de l’analyse phénoménologique une «pauvreté absolue» (absolute Armut) de l’esprit ou de la conscience ne possédant plus aucune connaissance théorique préalable pour diriger la recherche. De même, la mystique constitue une rupture sans appel avec toute «intuition» sensible ou intellectuelle, puisque cette dernière ne serait pas la Réalité même de Dieu, autrement dit ce Dieu se donnant lui-même hors de tout horizon de représentation. De cette manière, mais sans nier aucunement le monde en sa valeur ontologique, la pauvreté ou le vide de l’esprit (c’est-à-dire notre passibilité foncière) sont identiques à la plénitude même — plénitude de la Vie phénoménologique absolue qui nous est donnée à tout point de l’analyse contre-réductive comme pure présence auto-affective. Ou pour le dire encore autrement, cette plénitude manifeste est donnée par et dans toute modalisation vivante, même sur le plan le plus modeste. Si la critériologie mystique, en sa co-donation intérieure du Tout/Rien ou de la Joie/Souffrance, correspond à la démarche phénoménologique même sur son chemin entre métaphysique et religion positive, à savoir entre Finitude et Révélation pure, il faut se tourner également vers le côté matériel de notre problématique.


Jusqu’à maintenant, nous n’avons tracé, pour ainsi dire, que la méthode formelle d’une recherche pour nous diriger vers son contenu même, lequel doit se révéler, en fin de compte, comme la Réalité de Dieu et réalité de ma Naissance en Lui. Si je dois tout à la Vie phénoménologique absolue, je dépends de cette Vie de telle façon que je ne suis rien d’autre que cette dépendance même — autrement dit un Besoin pur d’un moi à l’accusatif. 

À l’encontre de l’idéalisme allemand qui ne voit dans le Besoin (Bedürfen) qu’une contraction aveugle (Schelling) ou un manque dialectique (Hegel), la réalité phénoménologique du besoin désigne ce Fait originaire que j’ai besoin, d’abord, de la Vie elle-même, avant d’avoir besoin de «quelque chose». Le terme de besoin n’a donc rien d’intentionnel au départ, comme c’est le cas pour le Souci (Sorge) chez Heidegger. Car même si le besoin traverse toute ek-stase, il faut qu’il y ait originairement l’investissement absolu de ce besoin par la Vie même qui se modalise en désir, effort et agir — et cela de manière purement pratique à l’intérieur de son s’éprouver permanent. C’est ce que M. Henry expose, en outre, dans ses deux livressur «La barbarie» (1987) et « Du communisme au capitalisme » (1990).
 
Si nous laissons, ici, ces analyses de la modalisation immanente de la vie (3) pour ne cerner que le rapport entre mon besoin et ma naissance en Dieu, je dois dire que le besoin (en tant qu’auto-besoin de la Vie à tout moment) implique également ma naissance en cette Vie à tout moment. Et si ce besoin (qui me révèle mon moi purement passible) me révèle par ce fait même la Révélation de la Vie absolue, j’assiste à tout instant à la Révélation du Dieu réel en mon auto-révélation à moi-même qui est identique à mon auto-affection absolue. La Naissance en Dieu n’a par conséquent rien de statique, ni de temporel ou de créationnel déchu. C’est un Naître éternel ou toujours neuf, au sens de Maître Eckhart — d’où le titre de l’article. La Réalité de Dieu, impliquée dans le besoin le plus discret ou le plus récurrent, ne constitue plus ainsi un concept ou une intuition, mais l’auto-donation de cette Réalité même en tant que l’auto-apparaître en tout apparaître, — qui reste à jamais dépendant de cette auto-révélation dans son Se donner pur.
 
Sans rentrer ici dans les détails, on peut soutenir que tout discours de la religion ou sur elle qui méconnait l’auto-révélation vivante ou  immanente ne peut que reproduire toutes les difficultés, bien connues, qui sont liées à un Dieu-Concept ou un Dieu- Chose (4). Nous ne voulons pas nier la possibilité légitime de telles recherches, mais, si pour la phénoménologie il y a coïncidence en toute rigueur de termes entre procédé et contenu, existence et essence, je ne peux plus me distancer artificiellement ou «scientifiquement » de cette Vie même qui me permet l’analyse réductive à tout moment.



Annonciation - 1985 



Au terme d’un tel cheminement et de sa conséquence, nous voudrions souligner qu’une phénoménologie entièrement contreréductive, se situant dans l’auto-mouvement de la Vie et dans l’Absolu de sa Révélation, ne peut être continuée que comme une phénoménologie radicalement pratique. Cette praxis (qu’il ne faut pas confondre avec une pragmatique de méthode ou d’expérimentation) est la conséquence intrinsèque de l’identité du besoin et de la plénitude en tout apparaître, faisant saisir les modalisations immanentes et effectives en leur naissance permanente même, comme l’on trouve déjà l’ébauche chez Pierre Maine de Biran. Dans une telle perspective, ou à cause du lien originaire entre besoin et culture, on peut nommer cette praxis une esthétique élémentaire plus archaïque encore que la Lebenswelt husserlienne, 

En fin de compte, La Naissance en Dieu ne signifie aucun quiétisme, mais un Faire chaque fois révélateur et déterminé dans la particularité de toute chose donnée où se donne à reconnaître le Don de Dieu comme sa plénitude inépuisable qui nous affecte dans ses modalisations infinies. L’essentiel nous est toujours donné partout et à tout moment, et le quotidien ne manque ni de rigueur philosophique ni de religion et de mystique — pour être le Bonheur de vivre avec toutes ses tonalités et couleurs si émouvantes et révélatrices.

Rolf KÜHN  Université Freiburg im Breisgau. Allemagne



1. Cette progression méthodologique se trouve documentée par notre ouvrage
Radicalité et passibilité. Pour une phénoménologie pratique, Paris, L’Harmattan,
2003; cf. www.lebensphaenomenologie.at
2. Paris, Beauchesne, 2004.
3. Nous avons appliqué, ce dernier temps, une telle démarche, ensemble avec
Günter Funke et Renate Stachura de l’Institut für Existenzanalyse und Lebensphänomenologie
Berlin, au domaine de la psychologie: 1) Einführung in eine
phänomenologische Psychologie; 2) Patho-genese und Fülle des Lebens. Eine
phänomenologisch-psychotherapeutische Grundlegung, 2 vol., Freiburg/München,
Alber, 2005.
5. Cf. KÜHN R., Gabe als Leib in Christentum und Phänomenologie, Würzburg,
Echter Verlag, 2004.
6. Cf. notre ouvrage Individuation als Sein und Leben. Studien zur originären
Phänomenalisierung, Stuttgart, Kohlhammer, 2006.


 © Association Nouvelle revue théologique

Illustrations : Annonciation 1995 - Caséine sur toile, 120 x 190 cm. 

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