vendredi 15 avril 2022

La vérité de l’idole et de l’icône. Le rapport entre l’art et la religion chez Jean-Luc Marion

 
Grâce à Jean-Luc Marion


  Le premier philosophe que j'ai commencé à lire à 16 ans était Gaston Bachelard. 
Parlant des poètes, Bachelard disait qu'ils étaient des phénoménologues nés. Cette affirmation venant de cet immense penseur me mit en confiance d'emblée, car, sans me croire poète, j'avais, dans mon enfance, été initié à la poésie et à la musique par ma mère et je suivais alors des études d'art et de peinture. Et si je ne comprenais pas encore grand chose à la méthode phénoménologique de Husserl, je me réjouissais que le phénoménologue Gaston Bachelard s'intéresse à ces choses élémentaires qui m'émerveillaient le plus : le feu, les éclairs, les chandelles, le vin, l'eau, les sources, les ruisseaux, les étangs, l'espace, les cavernes, les maisons, les armoires, les coffrets, la terre, la boue, la levure, la pain... bref, ces milles choses qui avaient nourri mes découvertes et mes rêveries d'enfant et qui nourrissaient encore mon imagination de jeune artiste. De plus, l'écriture poétique de Bachelard et les métaphores poétiques qu'il citait me parlaient et me firent comprendre ce qu'il voulait dire en parlant du poète phénoménologue né. Si ce que font les phénoménologues c'est d'abord suspendre tout savoir acquis à propos des choses ou des phénomènes qu'ils considèrent, c'était, me dis-je, tout simplement pour se faire poètes et décrire de leur mieux, et poétiquement dans le cas exemplaire de Bachelard, ce qu'ils vivent, voient et éprouvent en rencontrant tel ou tel phénomène en personne afin d'aller à son essence propre, à sa vocation particulière. C'est ainsi que, potentiellement, tout phénomène apparaissant dans le monde nous pouvons, nous les humains, nous tous qui, à l'image de Dieu, sommes faits poètes,  le connaître pour ce qu'il est en vérité : une réalité qui apparaît dans le monde et simultanément en nous, une réalité que nous pouvons connaître en la vivant phénoménologiquement, personnellement, subjectivement, poétiquement, humainement et divinement. Et non pas seulement objectivement comme le fait la méthode scientifique qui consiste, à l'inverse de la phénoménologique et de la poésie, à suspendre l'affectivité et la subjectivité, c'est-à-dire le propre de toute personne humaine et de tout poète, pour appréhender le phénomène considéré en tant qu'objet mesurable lors d'une expérience scientifique que toute expérience scientifique similaire pourra reproduire à l'identique pour en valider les résultats objectifs immuables. 
Le propos essentiel de Bachelard consistant justement à décrire en phénoménologue et en épistémologue ces modes opposés de connaissance humaine pour en dire les limites, les potentialités et les complémentarités. C'est ainsi que nourri par mes premières lectures phénoménologiques et poétiques, je les ai mises librement en pratique par la suite en tant que jeune peintre en partant personnellement à la rencontre de ces phénomènes esthétiques incommensurables nommés oeuvres d'art que mettent au monde, depuis la nuit des temps, ces humains nommés artistes. L'art, disait Paul Cézanne, est réservé à très peu d'individus, voulant dire par là que faire une véritable oeuvre d'art est réservé à très peu d'artistes, mais aussi que refaire une oeuvre dans une rencontre véritable est également réservé à très peu d'individus. Car, tant pour le peintre que pour l'amateur d'art, il faut pour atteindre le plus haut degré de l'art passer par la méthode phénoménologique, c'est-à-dire suspendre tout savoir objectif acquis sur l'art, pour rencontrer l'oeuvre en personne. Soit pour l'artiste, accueillir sa venue d'un Ailleurs ou d'un Autre que lui, d'une Donation et d'un Amour qui le précèdent pour lui donner de sa vie et de son art pour susciter sa venue au monde. Soit, la même chose pour l'amateur d'art, accueillir la venue de l'oeuvre d'un Ailleurs, d'un Autre que lui, d'une Donation et d'un Amour qui le précèdent, et lui donner de sa vie et de son attention pour ressusciter sa venue en lui. Si faire vivre et faire revivre ainsi l'art est réservé à très peu d'individus, en parler avec justesse est donné à très peu de philosophes. C'est pourquoi ma lecture assez récente et encore incomplète de Jean-Luc Marion m'a réjoui et réconforté au plus haut point, particulièrement par cet aveu qu'il fit dans son livre consacré à Courbet (2), cité ci-dessous par Jorge Luis Roggero : " Concevoir ce privilège du phénomène – faire apparaître la chose en soi, l’en-soi de la chose – constitue la seule et unique tâche de la phénoménologie. Mais accomplir, mettre en oeuvre ce prodige, la peinture, plus que toute autre activité de l’esprit, en a la charge." Une telle connaissance de la tâche du peintre comme une telle reconnaissance à son égard exprimées par un grand philosophe est très rare de nos jours. Elles ont immédiatement fait écho en moi à la qualité de phénoménologue né reconnue au poète par Gaston Bachelard. Par gratitude pour Jean-Luc Marion, je publie ci-dessous l'excellent article que Jorge Luis Roggero lui a consacré sur ces sujets. Qu'il en soit remercié.
 


    Dans son récent (2014) livre sur Courbet, Jean-Luc Marion donne à l’art la plus haute fonction :

Concevoir ce privilège du phénomène – faire apparaître la chose en soi, l’en-soi de la chose – constitue la seule et unique tâche de la phénoménologie. Mais accomplir, mettre en oeuvre ce prodige, la peinture, plus que toute autre activité de l’esprit, en a la charge 2.

    La peinture a la charge de faire apparaître, de faire voir, de montrer ce qui se donne. Selon La croisée du visible, le peintre est le gardien des bornes du paraître 3, car il est celui qui filtre l’accès de l’invu au visible 4. Ce sont les phénomènes saturés des idoles, ceux  qui, chaque époque, règnent sur les visibles naturels, […] qui nous obligent à tout voir à partir des paradigmes qu’impose leur fascination 5
     Cette fonction accordée la peinture pose déjà quelques problèmes. Bien que les statuts de l’idole et de l’icône aient changé, après l’introduction de la phénoménologie de la donation et de ses phénomènes saturés, il faut rappeler que, dans L’idole et la distance, Dieu sans l’être et La croisée du visible, c’est la religion qui avait le dernier mot.  Quel est donc le nouveau rapport entre l’idole et l’icône, dans la phénoménologie de la donation ? Se pourrait-il que l’icône ait encore le dernier mot ? 


Auto-portrait au chien noir. Gustave Courbet. 1842

Contrairement à sa légende, Gustave Courbet ne fut ni un peintre réaliste ni un peintre politique, encore moins un peintre provincial. Il fut révolutionnaire, bien sûr, mais en pratiquant, comme les plus grands,  la peinture à l’œil.  Expression à entendre au double sens d’une peinture 
gratuite (ne dépendant ni des commandes de l’État ni des prix du Salon), et surtout d’une peinture qui ne fait pas « à l’idée » ce quelle aurait déjà prévu – mais qui voit dans l’acte même de peindre. D’où une rupture avec le primat du dessin (Ingres), avec l’exotisme (Delacroix), le spectaculaire (Géricault), avec la maîtrise du regard du peintre, cela pour libérer la peine des hommes et l’élégance des choses. Courbet inaugure ainsi la vraie peinture de marines ; de nus érotiquement neutres ; de natures mortes, ou plutôt natures vives, rochers, feuilles et rivières aussi présents que des visages d’hommes. Comme Cézanne, qui se revendiquait de lui, Courbet élève les choses à leur dignité dernière : non des objets construits et produits, mais des phénomènes surgissant et se donnant d’eux-mêmes à voir. Le tableau  ne représente rien, il présente pour la première fois le visible en sa gloire.



     Ce texte propose l’hypothèse qu’il existe encore une primauté de l’icône sur l’idole fondée sur la notion de vérité que chacune implique. En effet, la vérité de l’idole semble moins originaire que la vérité de l’icône, dans la mesure où cette dernière accomplit éminemment la troisième réduction et l’anamorphose, en nous exposant à l’appel du visage, qui renverse l’intentionnalité par la destitution du Je.

 I 
 L’idole et l’icône en régime théologique 

     Dans L’idole et la distance, Dieu sans l’être et La croisée du visible, la théologie joue un rôle correctif l’égard de la métaphysique. L’étude "La croisée du visible et de l’invisible" établit le rapport entre l’idole esthétique-métaphysique et l’icône théologique, c’est-à-dire le rapport entre l’art et la religion dans le cadre du domaine de la réflexion théologique. 

    En mettant en oeuvre une analyse de la perspective, Marion rend compte des traits du tableau en tant qu’idole. La perspective implique un regard constitutif du tableau. L’idole n’existe qu’en tant regardée par un sujet. Comme Marion l’a bien établi dans Dieu sans l’être, l’idole dépend du regard qu’elle satisfait, puisque si le regard ne désirait s’y satisfaire, elle n’aurait ses yeux aucune dignité6. L’idole est produite par le regard 7. « Le moment décisif » ne se rapporte pas à sa fabrication, mais à son «investissement comme le regardable» 8. Ainsi, l’idole esthétique relève entièrement du regard du sujet pour apparaître. L’idole reste toujours déjà déterminée selon les conditions de possibilité formulées par le sujet. Le regard précède l’idole, pour ceci même que la visée précède et suscite ce qu’elle vise 9. La perspective est une manière de viser qui essaie d’organiser le visible au moyen de l’invisible. Le vide invisible de la perspective n’ajoute rien au visible réel, puisqu’il le met en scène 10. Cette mise en scène opère comme une objectivation du tableau. L’invisible n’a pas lieu dans le visible : il n’est que l’outil qui permet au regard perspectiviste de maîtriser la manifestation de l’oeuvre. Le visible est reconfiguré par la perspective, mais aucun invu ne devient visible, aucun nouveau visible n’est ajouté. L’invisible reste invisible. L’idole fonctionne comme un miroir : elle montre seulement ce que le sujet veut voir. « L’idole joue […] comme un miroir […] qui renvoie au regard son image, ou plus exactement l’image de sa visée, et de la portée de cette visée » 11. L’idole fixe le regard. Le regard se fige et le non-visé, l’invu, l’invisible non encore vu, disparaît. La perspective constitue un essai de maÎtriser aussi bien le visible que l’invisible, mais, en peinture, comme ailleurs, l’invisible se reçoit, mais ne se produit pas 12. On ne peut pas contrôler l’invisible. L’invisible advient de et par lui-même. Il s’agit donc de trouver la manière de défaire la perspective pour dépasser les limites de l’objectivation. Y a-t-il une visibilité qui ne mobilise pas la perspective 13 ? La réponse, selon Marion, est donnée par l’icône : 

 L’icône se soustrait définitivement à l’objectivité d’un spectacle dépendant de la conscience, en renversant la relation entre le spectateur et le spectacle : le spectateur se découvre invisiblement vu par le regard peint sur l’icône, qui, dès lors, apparaît comme l’écrin visible d’une instance centrale, jamais (par définition) peinte et invisible – le regard du saint, de la Vierge ou du Christ 14

    Tandis que l’idole résulte du regard qui la vise, l’icône provoque la vision en montrant l’invisible en tant qu’invisible 15. L’icône ne fixe pas le regard ; au contraire, elle suscite un regard infini qui ne peut jamais se reposer. L’icône ouvre donc l’immanence esthétique du tableau une transcendance de type religieux. La vérité en tant que rigoureuse correspondance entre le regard et l’idole est remplacée par la vérité paradoxale du regard de l’invisible que l’on ne maîtrise point, et qui nous regarde, nous concerne ; il s’agit de la vérité d’un visage qui nous envisage, qui nous demande une réponse. 


 II 
L’idole et l’icône en régime phénoménologique 

    L’idole et l’icône deviennent des phénomènes saturés dans Etant donné et De surcroît. D’un côté, l’idole subvertit la catégorie kantienne de la qualité en s’exerçant sous l’aspect de l’insoutenable et de l’éblouissement. 

La saturation marque en effet essentiellement le tableau : l’intuition y surpasse toujours le ou les concepts proposés pour la recueillir ; il ne suffit jamais de l’avoir une fois regardé pour l’avoir véritablement vu, au contraire de l’objet technique et du produit ; tout l’inverse, chaque regard porté sur le tableau ne me fait percevoir pas seulement, ni même d’abord ce que j’y vois, mais le fait même que je ne parviens pas  à le prendre en vue comme tel – qu’il recèle toujours encore l’essentiel de sa visibilité 16.  

    L’idole sature l’intuition en demandant la tâche infinie de la revoir, de changer notre regard pour essayer de saisir l’insaisissable. L’idole se donne sans concept. Elle nous impose la nécessité de changer sans cesse de regard pour affronter  l’insupportable éblouissement de sa donation 17. 

   D’un autre côté, l’icône en tant que phénomène saturé subvertit les catégories de la modalité  en s’exerçant sous l’aspect de l’irregardable et de l’irréductible. L’icône n’offre plus aucun spectacle au regard, ni ne tolère le regard d’aucun spectateur, mais exerce à rebours son propre regard sur celui qui l’affronte 18. Avec l’icône, l’anamorphose propre au phénomène saturé  atteint son accomplissement, sa dernière excellence 19. Le regard du visage d’autrui qui m’advient, qui s’impose  à moi, qui me précède et qui pèse sur moi, destitue toute primauté  du Je en le transformant en témoin. Car, loin de pouvoir constituer ce phénomène, le Je s’éprouve comme constitué par lui. Au sujet constituant succède donc le témoin – le témoin constitué20. 

     L’idole reste représentée par l’oeuvre d’art, mais elle acquiert le même statut que l’icône : le statut de phénomène saturé. En vertu de cela, l’idole ne peut plus être maîtrisée par aucun regard ou visée. Elle partage désormais le même type de vérité que l’icône, une vérité  qui remet en cause toute correspondance possible : la vérité  paradoxale propre  à la certitude négative qu’offrent les phénomènes saturés 21. Le phénomène saturé offre une expérience qui ne peut pas se réduire aux conditions de possibilité  de l’expérience, il présente le paradoxe d’une contre-expérience 22, à savoir une expérience de l’impossible dont on peut néanmoins acquérir une certaine certitude, quoique seulement négative. 


 III 
La primauté de la vérité de l’icône 

    L’icône, sous le régime phénoménologique, perd-elle dès lors toute primauté sur l’idole ? 
Il faut déjà rendre compte du rôle décisif de l’idole et de l’art dans la phénoménologie de la donation. La figure du peintre occupe un rôle décisif pour le phénoménologue, qui le prend, en quelque sorte, pour modèle : « le peintre est roi, autant et sans doute plus immédiatement qu’aucun philosophe 23 », parce qu’il a la tâche de faire apparaître l’invu, et non pas seulement de réfléchir sur son apparition. Les idoles (les oeuvres d’art) sont les paradigmes de la visibilité  de chaque époque 24. Elles sembleraient donc avoir la primauté. Il convient néanmoins de garder à l’esprit que, dans De surcroît, l’icône est présente comme le phénomène saturé qui accomplit au plus haut degré  la troisième réduction : la réduction à l’appel pur 25

 Le visage […], plus que tout autre phénomène, doit apparaître sous la figure non d’un spectacle d’objet, mais d’un appel. Le visage, phénomène saturé selon la modalité, accomplit plus peut-être que tout autre phénomène (saturé ou non) l’opération phénoménologique de l’appel : il survient ( événement), sans cause ni raison (incident), quand il le décide (arrivage), et impose le point de vue d’où le voir (anamorphose) comme un fait accompli 26. 

    Le visage a un privilège parce qu’il accomplit, plus que tout autre phénomène, l’appel qui renverse toute intentionnalité, en advenant « sans cause ni raison », par sa propre initiative, et en imposant l’anamorphose. Le point de vue anamorphique renverse toute perspective possible ou essaie de contrôler la visibilité à partir d’un sujet transcendantal, puisqu’il donne l’initiative au phénomène 27. Tandis que l’événement, l’idole et la chair remettent en cause l’idée de l’horizon, l’icône – qui en outre rassemble en elle les caractères particuliers des trois précédents types de phénomènes saturés 28 – a la fonction de destituer le Je 29. C’est ainsi qu’elle détient un privilège fondamental. Le visage d’autrui met en question la censée primauté du Je. Dès lors, l’icône est le phénomène paradigmatique par lequel le sujet devient adonné. La possibilité des phénomènes saturés relève de cette transformation du sujet devenu adonné. En raison de cela, on pourrait affirmer que l’icône opère une sorte de condition de possibilité pour l’idole. 
    Si l’on prête attention à la notion de vérité impliquée par l’icône, on peut confirmer sa primauté. Dans l’article « Une question de réponse », Marion s’étend sur la notion de vérité. La liberté n’advient pas après l’établissement de la vérité. En revanche, notre temps étant celui du nihilisme, la vérité dépend de la liberté, c’est-à-dire qu’elle relève d’une décision : la vérité demande une détermination herméneutique 30. L’herméneutique propose diverses figures de cette pratique de la vérité (la fusion d’horizons chez Gadamer, la  métaphore vive et ce que donne à penser le symbole chez Ricoeur, la subordination du «en tant que» apophantique au « en tant que » existential chez Heidegger). Toutes ces figures renvoient la forme pure de l’appel 31

Car la vérité ne se découvre jamais immédiatement comme un spectacle ni ne se prononce immédiatement comme un énoncé ; elle ne se découvre que immédiatement, en affrontant, traversant et comblant l’écart entre ce qui se donne et ce qui éventuellement se montre 32

    La vérité exige de nous une pratique herméneutique qui consiste à gérer l’écart entre ce qui se donne et ce qui se montre 33. 

Elle ne précède pas seulement ni toujours la liberté, quoi elle imposerait une norme invariable, mais elle procède aussi et sans doute d’abord de la liberté, comme une réponse permet seule de manifester et de sanctionner un appel 34. 

    Cette notion générale devrait fondre sur la structure herméneutique de l’appel et la réponse prend comme modèle paradigmatique la réponse, l’appel du visage d’autrui dans le phénomène saturé de l’icône. Dans De surcroît, cette vérité du visage s’atteste par une sorte de foi : la confiance « offre le seul accès phénoménologiquement correct au visage d’autrui » 35

 IV 
Le rapport entre l’art et la religion 

    Pendant la séance avec Marion au Collège Iconique en 2003, Jacob Rogozinski a posé une question urgente. Il lui a semblé que la dimension critique de la distinction entre l’idole et l’icônepostulée dans Dieu sans l’être perdait toute pertinence dans les ouvrages phénoménologiques, où il ne s’agirait plus de la différence entre l’idole et l’icône, mais de la différence entre phénomène commun et phénomène saturé 36. Marion a répondu que l’évolution du concept d’idole était moins grande qu’il n’y paraissait. Il soulignait par surcroît que l’idole n’avait pas un sens négatif dans Dieu sans l’être, mais bien une neutralité phénoménologique 37
    Bien que l’on puisse être d’accord avec Rogozinski, il faut d’emblée rappeler la distinction entre philosophie (phénoménologie) et théologie, introduite par Marion dans Etant donné. L’idole et l’icône ne deviennent des expressions du phénomène saturé dans une perspective strictement philosophique. La réflexion théologique doit rester exclue par rapport à l’idole et l’icône. La critique théologique ne peut plus être exercée sur l’idole en utilisant l’icône, puisque cette dernière n’appartient plus au domaine théologique. Mais peut-on soutenir une distinction aussi stricte entre la philosophie et la théologie ? De quel type est leur relation ? La religion garde-t-elle un rôle correctif l’égard de la philosophie ?
    Dans un article récent, Claude Romano se demande si la vérité paradoxale des phénomènes saturés ne remet pas en question la distinction entre philosophie et théologie maintenue par Marion. Selon Romano, le paradoxe 

(...) ne peut être philosophique que s’il est révélé » d’abord par d’autres moyens que ceux de la philosophie : dans notre tradition européenne, il est théologique et christologique. Pascal et Kierkegaard sont   cet  égard les philosophes du paradoxe par excellence parce qu’ils en sont d’abord les penseurs religieux et du religieux 38.
 
    Tout d’abord, avant de prendre position, on doit considérer que Marion a changé d’avis quant à la possibilité de la distinction entre philosophie et théologie. 
Dans l’article de 2010, « Remarques sur l’utilité en théologie de la phénoménologie », Marion souligne que l’on ne peut plus essayer de dresser une frontière nette et ferme entre les deux. Aujourd’hui, la philosophie ne peut pas assurer, comme elle le faisait dans la période moderne antérieure, la validité d’une telle distinction des domaines 39
     Si l’écart entre les deux n’existe plus, on peut se risquer à affirmer une sorte d’imbrication entre philosophie et théologie chez Marion. Bien que l’on puisse déjà la trouver dans le phénomène saturé de la révélation 40, ou dans l’idée de «Dieu » comme l’irréductible ou le phénomène impossible 41, il est possible de soutenir que l’icône constitue une voie de passage particulière entre philosophie et religion, opérant dans la phénoménologie de la donation. Dans la conclusion de Certitudes négatives, loge du paradoxe, Marion souligne : 

L’icône ouvre ainsi l’espace de l’éthique, mais sans doute aussi d’autres lieux – tous ceux où je ne dispose pas du concept pour régir le phénomène, mais, dans le meilleur des cas, le reçoit comme un impératif 42


Visage du Visage. R.E. 1999



    Un de ces autres lieux peut certes être le lieu religieux. L’Eloge du paradoxe conclut en citant Kierkegaard 43. Comme on l’a vu, la vérité de l’icône demande une confiance pour être saisie, autrement dit, elle demande une sorte de "saut de la foi". Se pourrait-il que derrière toute icône se trouve le phénomène saturé du Christ comme « l’icône de l’invisible » 44, de la même manière que l’on remarque « la merveille du moi revendiqué par Dieu dans le visage du prochain » 45 ? Se pourrait-il que le privilège de l’icône, fondé sur l’appel du visage qui accomplit éminemment la troisième réduction et le renversement de l’intentionnalité, repose sur un fond religieux ? 

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1 Je tiens à remercier Andrès Lanoue-Timm et Fernanda Ocampo de leur aide la rédaction française du texte. 
2 Jean-Luc MARION, Courbet ou la peinture à l’oeil, Paris, Flammarion, 2014, p. 10. 
3 Id., La croisée du visible, Paris,  éditions de la Différence, 1991, p. 52. 
4 Ibid. 
5 Id., De surcroît.  études sur les phénomènes saturés, Paris, PUF, 2010, p. 86. 
6 Id., Dieu sans l’être, Paris, PUF, 1991, p. 18. 
7 Ibid., Le regard fait l’idole, non l’idole le regard  , p. 19. 
8 Ibid. 
9 Ibid. 
10 Id., La croisée du visible, p. 13. 
11 Id., Dieu sans l’être, p. 21. 
12 Id., La croisée du visible, p. 46. 
13 Bien entendu, après Cézanne la peinture se passe de la perspective, mais seule l’icône peut vraiment la surmonter. Marion nous rappelle que le Carré blanc sur fond blanc de Malévitch a été  considéré  omme une icône. Cf. La croisée du visible, p. 40. 
14 Ibid., p. 44. 
15 Id., Dieu sans l’être, p. 29. 
16 Id., Etant donné . Essai d’une ph nom nologie de la donation, Paris, PUF, 1997, p. 320 
17 Ibid., p. 320-321. 
18 Ibid., p. 323. 
19 Ibid. 
20 Ibid., p. 302. 
21 « Si une question douée de sens, correctement formulée et sans contradiction logique, reste sans réponse possible pour un esprit fini, et même ne doit pas, pour des raisons a priori, recevoir de réponse selon les critères d’une rationalité finie (métaphysique, les deux principes de contradiction et de raison suffisante) – alors une telle question en tant que toujours cherchée et toujours laissée sans réponse, qui survit pourtant  à cette absence, ne donne-t-elle pas une réalité à penser (cogitabile) et ne mérite-t-elle pas un rang de certitude négative ?  Jean-Luc MARION, Certitudes négatives, Paris, Grasset, 2015, p. 19-20. 
22 Id., Etant donné, p. 300-302. 
23 Id., De surcroît, p. 86. 
24 Ibid. 
25 Id., Réduction et donation, Paris, PUF, 1989, p. 296. 
26 Id., De surcro t, p. 149. 
27 Id., Etant donné, p. 166ss. 
28 Ibid., p. 324. 
29 Ibid., p. 280-309. 
30 Id., « Une question de réponse », in Philippe CAPELLE-DUMONT et Yannick COURTEL ( ds.), Religion et liberté, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2014, p. 24. 
31 Ibid., p. 25. 
32 Ibid. 
33 Id., Quelques précisions sur la réduction, le donné, l’herméneutique et la donation , in Christian SOMMER (d.), Nouvelles phénoménologies en France, Paris, Hermann, 2014, p. 233, et Jean-Luc MARION, Givenness and Hermeneutics, Milwaukee, Marquette University Press, 2013, p. 62. 
34 Id., Une question de réponse , op.cit., p. 26. 
35 Id., De surcroît, p. 152. 
36 Id., Ce que nous voyons et ce qui apparait, Paris, INA, 2015, p. 74-75. 
37 Ibid., p. 76. 
38 Claude ROMANO, Le don, la donation et le paradoxe, in Philippe CAPELLE-DUMONT (d.), Philosophie de Jean-Luc Marion. Phénoménologie, théologie, métaphysique, Paris, Hermann, 2015, p. 13. 
39 Cf. Jean-Luc MARION,  Remarques sur l’utilité en théologie de la phénoménologie, in José  M. Cantô  s.j. y Pablo FIGUEROA s.j. (dir.), Filosofia y teologia en diâlogo desde América Latina. Homenaje a Juan Carlos Scannone en su 80 cumpleanos, Cordoba, EDUCC, 2013, p. 540. 
40 Id., Etant donné , op. cit., p. 325-342. 
41 Id., L’irréductible , in Jean-Luc MARION, Figures de phénoménologie. Husserl, Heidegger, Levinas, Henry, Derrida, Paris, Vrin, 2012, p. 179-188, et Jean-Luc Marion, Certitudes négatives, p. 87-127. 
42 Ibid., p. 313. 
43 Ibid., p. 317. 
44 Id., Christ as Saturated Phenomenon: The Icon of the Invisible, 2014 Gifford Lectures Series,University of Glasgow, https://www.youtube.com/watch?v=_5xqsgVu6Aw. 
45 Cf. Emmanuel LEVINAS,  La mauvaise conscience et l’inexorable , in De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1992, p. 265.

L'homme de foi est celui ou celle qui, quand Dieu dit "Je suis", répond "Me voici !"


Grâce à toi Jean-Luc Marion*


 Il est impossible, voire inepte, de vouloir expliquer Dieu.


Je viens de terminer le récent livre d'entretiens de Jean-Luc Marion, Paroles données, paru récemment aux Editions du Cerf. Ce livre enthousiasmant reprend quarante entretiens sur une trentaine d’années, qui tous tiennent parole sans se dédire. Il s’agit, en les rassemblant, de défendre l’art de la conversation contre les idéologies qui transforment le débat public en champ de ruines. Mais aussi de se faire une idée assez juste de son parcours. Les Rétrospections livrent une auto-interprétation où les livres de Marion se relient dans un projet au fur et à mesure plus conscient de lui-même. Dans De la philosophie, on sonde cette discipline sur les points où elle se met en crise. Dans De l’amour, il s’agit de retrouver la puissance de cette «raison merveilleuse et imprévue» (Rimbaud), à peine aperçue par la philosophie. Dans De quelques penseurs, on esquisse les figures les plus significatives, donc d’abord Heidegger et Levinas, Spinoza, Péguy,  Dans De la situation des chrétiens, ce que l’on dit en tant que chrétien s’adresse cependant à tous puisque, par définition, le catholicisme a vocation à l’universalité. Enfin, on ajoute des contributions à la revue Le Débat, diagnostiquant un parcours au sein de l’époque du nihilisme. Je publie ci dessous des propos qui ne se trouvent pas dans ce livre, recueillis par Catherine Golliau et François Gauvin Publié le 12/07/2012 dans| Le Point


Auto-portrait de Dürer en Christ


Le Point : L'homme est-il un animal religieux, même s'il se réclame de l'athéisme le plus radical ?

Jean-Luc Marion : Dieu constitue ce qu'il y a de plus intérieur à l'homme, plus intérieur à lui que lui-même, disait saint Augustin. Certains Grecs soutenaient déjà la divinité de l'esprit en l'homme. Et aujourd'hui, les anthropologues s'accordent pour dire que l'humanisation de la vie biologique commence quand apparaît un culte des morts et donc la question du divin. Oui, l'homme a en propre l'animalité "religieuse". Quant à ceux qui se disent athées, ils prennent encore et toujours position sur Dieu puisqu'ils lui apportent une dénégation. Loin d'être indemnes de Dieu, ils se définissent par la référence négative envers la possibilité qu'il existe. Car, si l'on veut récuser Dieu, il faut ouvrir la question de Dieu. Comme elle porte sur l'impossible et l'inconditionné, rien ne la disqualifie. A la limite, on pourrait même dire que notre impuissance à "prouver l'existence de Dieu" renforce la question de Dieu.

Pourquoi ?

Parce que avant de "démontrer l'existence de Dieu", nous l'aimons déjà sans le savoir par un "pourquoi ?". Utilisons l'analogie du rapport amoureux : que sais-je vraiment de celui ou de celle qui, pour moi, importe en ce moment le plus ? Même en accumulant les informations sur son compte, je n'atteindrai jamais son essence. Et malgré, ou plutôt pour cela, parce que je ne puis, je lui suis d'autant plus attaché ; comme, chez Proust, le Narrateur aimait Albertine sans la connaître ou comme Swann cessera d'aimer Odette dès qu'il la connaîtra. Notre rapport avec Dieu relève de cette connaissance par incompréhension. Le paradoxe tient à ce que nous persistons à parler de lui avec le même équipement conceptuel que pour les choses du monde. Nous voulons vérifier, prouver, constituer, démontrer, etc. Donc faire de Dieu un objet d'étude comme un autre. Cette volonté de possession relève de la pornographie. Car qu'est-ce que la pornographie, sinon s'emparer du corps de l'autre, comme d'un objet disponible ?

Essayer de "penser" Dieu n'est donc qu'une illusion ?

Tout dépend de ce qu'on entend par "penser". Penser Dieu équivaut-il à le constituer en un objet ? Ou à viser ce qui reste absolument autre que moi ? De Dieu les bons théologiens disent qu'il porte tous les noms, mais qu'il n'en a aucun, qu'il est "anonyme et polyonyme". La littérature amoureuse en témoigne bel et bien : elle donne une infinité de noms à l'aimé, noms enfantins, obscènes, métaphoriques, etc. L'autre, si je l'aime, doit pouvoir répondre à une infinité de noms dont aucun n'est propre (un nom administratif n'aurait ici aucune pertinence). Il en va exactement ainsi pour "Dieu", qui n'est pas le nom propre de Dieu, puisqu'il en reçoit (en appelle ?) une infinité - Yahvé, Elohim, El, Shaddaï, Allah, etc., tous résumés dans le nom "le Nom", que l'on ne doit pas dire directement. Et si, très logiquement, dans beaucoup de religions, il ne faut pas prononcer le nom, cet interdit nous avertit que Dieu ne peut se dire que comme inconcevable, incompréhensible. Car Dieu est Dieu, nom de Dieu.

Pourtant, la métaphysique a essayé de penser "Dieu"...

Certes, et jusqu'à Kant elle a eu tendance à introduire Dieu dans le système de définition de tous les autres "étants" : toutes les choses du monde sont, donc Dieu est, et il est nécessairement comme l'étant le plus parfait. Même si, après Kant, elle a renoncé à démontrer l'existence de Dieu, Dieu est resté en philosophie comme la condition de la moralité, l'auteur moral du monde, terminant sa carrière en garant d'un système de valeurs. Mais ici tout se retourne en nihilisme ; car qu'est-ce qu'une valeur ? Il n'y a de valeur, à proprement parler, que financière, qui s'évalue et se dévalue. Bref, la valeur n'a pas de valeur. D'où le contresens, le blasphème même, de rabaisser Dieu au rang d'une valeur, ou, pire encore, d'une valeur à défendre. Comme si l'homme pouvait "défendre" Dieu !


Ecce homo. James Ensor


Alors, comment parler de Dieu ?

En s'interrogeant d'abord sur la pertinence des concepts que l'on prétend utiliser. Car la question de Dieu ne met pas Dieu en crise, mais d'abord celui qui pose la question. Sait-il de quoi il parle ou ce qu'il cherche, pourrait-il le reconnaître si d'aventure il le rencontrait ? A entendre certains parler de Dieu, on a l'impression d'entendre des sourds commenter une partition de Beethoven, des buveurs de Coca-Cola discuter des vertus d'un pommard. Pour parler de Dieu, encore faut-il connaître un peu les règles du jeu, ne pas disputer une partie d'échecs sur un damier. Car, si l'on ne peut pas se dispenser de parler de Dieu, cela ne donne pas le droit de dire n'importe quoi. Il faut donc accepter les paradoxes inévitables qu'impose ce nouveau cas : connaître sans comprendre, aimer avant et pour connaître, etc.

Des recherches scientifiques sur l'existence de Dieu sont-elles possibles ?

A strictement parler, il n'y a et ne peut y avoir aucune "recherche scientifique sur l'existence de Dieu". Justement parce que ces recherches portent sur des objets, et que ni l'existence ni Dieu n'appartiennent à l'objectivité. Encore une fois, il faut mesurer les mots qu'on utilise quand on s'approche de la région de Dieu.

La croyance en Dieu n'ouvre- t-elle pas la porte par définition à l'irrationnel ?

Il ne faut pas confondre croyance et foi. La croyance consiste à tenir pour vraie une opinion, même sans aucune confirmation expérimentale ou démonstration rationnelle. Il s'agit donc du niveau le plus bas de la certitude, indispensable pourtant dans la vie quotidienne. La foi définit l'expérience s'attestant elle-même dans la rencontre d'un interlocuteur, non compréhensible comme un objet, mais qui ne cesse de déployer sa cohérence. Il s'agit de la forme la plus globale de la vérité.


Mais la foi n'exclut-elle pas la raison ?

Non, et la vraie question ici ne porte pas sur la foi, mais sur la raison. Quel sens lui donnez- vous ? Comment la raison reste-t-elle rationnelle ? Concevons que la rationalité s'est élargie depuis un siècle et, chaque fois, cet élargissement a permis une meilleure approche de la Révélation. La philosophie du langage a montré que celui-ci ne consiste pas d'abord à dire quelque chose de quelque chose, mais à dire quelque chose (voire rien) à quelqu'un. Une avancée qui a permis de comprendre autrement le langage de la Bible. La phénoménologie a montré également que l'Autre n'est pas un objet, et que la chair n'est pas un corps parmi d'autres. Ce qui permet de penser que je peux recevoir autrui dans sa chair, et qu'il peut me donner sa chair en me donnant la mienne : c'est ce qui se passe dans l'eucharistie. La philosophie nous a aussi appris à concevoir que l'être, au sens de la métaphysique, n'offre pas le dernier horizon de l'expérience des choses. D'où l'on peut inférer que Dieu peut ne pas rester soumis à l'être ; dès lors, la Création et la Résurrection, qui adviennent à partir d'une situation hors d'être, retrouvent leur droit à la rationalité.

Et la virginité de Marie, mère de Dieu, devient ainsi un phénomène rationnel ?

La virginité de Marie signifie le nouveau commencement du monde dans le Christ. Si Dieu outrepasse l'être, parce qu'il le crée, alors la re-Création du monde devient aussi vraisemblable que la Création ou que la résurrection de la chair. La rationalité ne se confond pas avec le rationalisme...



Je suis là. R.E. 1994


Vous comparez les fondamentalistes à des idolâtres. Pourquoi ?

Parce que le fondamentaliste récupère ce qu'il nomme "Dieu" à son profit et le transforme en ce dont il a besoin. Or, qu'est-ce qu'une idole ? Un miroir invisible dans lequel celui qui parle projette l'optimum rêvé de son désir. Ainsi, comme je suis faible, je désire la toute- puissance, donc je l'imagine et l'attribue à Dieu. Que cette puissance reste sensible - un animal divinisé - ou bien intelligible - un Dieu mathématicien -, cela ne change rien à l'idolâtrie. Et les visions les plus abstraites ne sont pas les moins idolâtriques, d'autant qu'elles semblent plus inoffensives. Les fondamentalistes ne disent en fait rien de Dieu ; au mieux, ils prétendent que Dieu parle en leur faveur à eux.

Alors, qu'est-ce qu'un vrai homme de foi ?

C'est celui ou celle qui, quand Dieu dit "Je suis" - et il est le seul à pouvoir le dire vraiment -, répond "Me voici !".

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Xénophane de Colophon (570-475 av. J.-C.) "Unique et tout puissant, souverain des plus forts, Dieu ne ressemble à nous ni d'esprit ni de corps." Cité par Clément d'Alexandrie dans "Les stromates".

Aristote (384-322 av. J.-C.) "Le premier moteur immobile est donc un être nécessaire, il est le bien, et, par conséquent, un principe... (...) Dieu est la pensée qui se pense elle même..." "Métaphysique".

Philon d'Alexandrie (12 av. J.-C.- 54 apr. J.-C.) "Le langage ne peut s'élever jusqu'à Dieu : Dieu est inaccessible, insaisissable ; il recule et fuit." "Légation à Caïus ou Des vertus".

Anselme de Cantorbéry (1033-1109) "L'Etre qui est tel que rien de plus grand ne puisse être pensé, ne peut être dans la seule intelligence.""Proslogion", 1077-1078.

Baruch Spinoza (1632-1677) "Il ne peut exister et on ne peut concevoir aucune autre substance que Dieu (ou la nature)." "Ethique", 1677.

Blaise Pascal (1623-1662) "Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter." "Pensées", 1670.

Voltaire(1694-1778) "L'univers m'embarrasse, et je ne puis songer / Que cette horloge existe et n'ait point d'horloger." "Les cabales", 1772.

Ludwig Feuerbach (1804-1872) "Tous les attributs que la religion accorde à Dieu ou au divin ne font que définir l'essence véritable de l'homme et de la parole humaine." "L'essence du christianisme", 1854.

Friedrich Nietzsche (1844-1900) " Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c'est nous qui l'avons tué ! Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers ?""Le gai savoir", 1882.

* Jean-Luc Marion, philosophe, membre de l'Académie française. Catholique convaincu, ce spécialiste mondial de Descartes fut conseiller de Mgr Lustiger.

Philosophe éclectique

Jean-Luc Marion est un phénoménologue averti, intéressé par Dieu, mais aussi par l'amour, la chair... et Tintin.

- " Questions cartésiennes ". Tome 1 : " Méthode et métaphysique " (PUF 1991). Tome 2 : " Sur l'ego et sur Dieu " (PUF, 1996).

- " Le phénomène érotique " (Grasset, 2003).

- " Tintin le terrible ou l'alphabet des richesses ", avec Alain Bonfand (Hachette " Pluriel ", 2006).

- " Certitudes négatives " (Grasset, 2010). - " Dieu sans l'être " (PUF, 2010).

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* Professeur à la Sorbonne et à l’université de Chicago, membre de l’Académie française, Jean-Luc Marion est un des philosophes français les plus renommés. Il est l’auteur d’une oeuvre reconnue mondialement, qui oscille entre histoire de la philosophie, phénoménologie et théologie.


mardi 12 avril 2022

Quel Dieu adorons-nous ? Quel est notre maître ?

 Grâce au Père Dom Jean PATEAU 



DIMANCHE DES RAMEAUX 



Homélie du Très Révérend Père Dom Jean PATEAU Abbé de Notre-Dame de Fontgombault 


(Fontgombault, le 10 avril 2022) 





Entrée du Christ  à Jérusalem. Pietro Lorenzetti. Assise.




Chers Frères et Soeurs, 

Mes très chers Fils, 


Nous voici confrontés à nouveau aux mystères du coeur humain, capable tantôt d’adorer Dieu en proclamant sa royauté, tantôt de le mépriser au point d’obtenir sa mort. 


Au premier dimanche de Carême, nous avons entendu le diable présenter au Seigneur tous les royaumes du monde et  leur gloire : « Tout cela, je te le donnerai, si, tombant à mes  pieds, tu te prosternes devant moi. » (Mt 4,9) Et Jésus répondit : « Arrière, Satan ! car il est écrit : C’est le Seigneur ton Dieu que  tu adoreras, à lui seul tu rendras un culte. » (Mt 4,10) 


Le deuxième dimanche, nous avons été témoins de la Transfiguration. La voix du Père a retenti « Celui-ci est mon Fils  bien-aimé, en qui je trouve ma joie : écoutez-le ! » (Mt 17,5) 


Nous avons rejoint au troisième dimanche la foule en admiration devant le Seigneur qui venait d’expulser un démon. Une  femme s’exclame : « Heureuse la mère qui t’a porté en elle, et dont les seins t’ont nourri ! » (Lc 11,27) Jésus répond : « Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu, et qui la gardent ! »  (Lc 11,28) 


Au quatrième dimanche de Carême, l’admiration de la foule  est telle qu’elle forme le projet d’enlever le Seigneur pour le faire roi. Sachant cela, Jésus se retire seul. (cf. Jn 6,1-15) 


Dimanche dernier, la controverse avec les Juifs portait sur la  gloire que le Seigneur semblait s’attribuer. Jésus avoue : « Si je  me glorifie moi-même, ma gloire n’est rien ; c’est mon Père qui  me glorifie. » (Jn 8,54) 


Le souvenir de la première Pâque du Seigneur rapportée par saint Jean peu après le miracle de Cana, revient à l’esprit. Beaucoup  alors avaient cru à la vue des signes que Jésus accomplissait.  Pourtant, « Jésus, lui, ne se fiait pas à eux... Lui-même, en  effet, connaissait ce qu’il y a dans l’homme. » (Jn 2,24-25) 


Entrant dans cette sainte semaine, la question se pose de  savoir ce qu’il y a dans notre propre coeur. L’illusion peut embrumer notre discernement ; mais nos actes, fils de nos vies, et l’atmosphère intérieure dans laquelle nous évoluons, révèlent souvent le secret profond des coeurs. 


Quel Dieu adorons-nous ? Celui qui offre la gloire si consolante aux yeux des hommes, ou celui qui se plaît dans un coeur humble, doux, généreux et sans murmure ? Quel est donc notre maître ? Sommes-nous de ceux qui écoutent la parole de Dieu, et qui la gardent, la mettant en pratique ? 


Probablement aurions-nous fait partie de la foule qui, ce matin, porte des rameaux d’olivier et scande « Hosanna au fils de David ! » (Mt 21, 9) 


Serions-nous aussi au rendez-vous du pied de la Croix ? 




Christ outragé. 1999


A l’école de Marie, préparons nos coeurs à recevoir l’abondance de la grâce pascale. Renonçant à la gloire aux yeux des hommes, vivons en cohérence avec notre foi, disciples du Christ dans l’obscur, redoutable et souvent contraire quotidien ; ce quotidien qui a mené le Christ au Calvaire et qui se fait pourvoyeur de nos propres croix. Mourant avec le Christ au quotidien, nous ressusciterons un jour avec lui dans la gloire. 



Sainte Semaine, Amen.



lundi 11 avril 2022

Face de de Dieu Face de l'Homme

               

Grâce à toi Seigneur Jésus 


La Semaine Sainte 2022 commence et nous conduira dimanche prochain de la Passion de Jésus à la Fête de Pâques où nous célébrerons la Résurrection du Christ, c'est-à-dire la victoire définitive de la Vie sur la mort, celle de la Lumière sur les Ténèbres, celle de l'Amour sur la haine.  Au cours de ce passage crucial pour notre humanité en détresse, je publierai sur ce blog quelques textes sur la Révélation de Dieu Amour qui se  fait homme pour que tous les hommes soient faits Dieu, pour que tous ceux qui croiront en Lui se connaissent comme les fils et filles ressuscités par le Fils et l'Esprit dans la Vie éternelle du Père. J'évoquerai pour commencer une exposition du groupe Grâce qui eut lieu à l'église des Minimes de Bruxelles en automne 2009. Cette exposition, intitulée Face de Dieu Face de l'homme, prolongeait l'exposition Vivre d'Amour, dédiée à Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus et de la Sainte Face, qui fut présentée durant l’été 2009 par quelques artistes du groupe Grâce*.  Pour ma part, je présentais dans le baptistère une oeuvre nouvelle, une méditation adressée au Christ Jésus sur la vénération de sa Sainte Face, une Image sainte particulièrement vénérée par sainte Thérèse de Lisieux qui avait joint à son nom de carmélite ceux de l’Enfant Jésus et de la Sainte-Face.


Christ couronné d'épines
Beato Angelico. Tempera sur bois.
 

La face perdue de l’homme 

Nos regards tournés vers le monde, rivés à nos écrans, égarés dans nos calculs, noyés dans nos miroirs, accrochés à nos objets, obsédés par notre apparence ou épris de notre image, angoissés par la perte de nos pouvoirs etc, nous les hommes, nous nous sommes perdus en perdant la face, notre face tournée vers le Ciel et créée à l’image de Dieu. Nous ne savons plus qui nous sommes ni à qui et à quoi nous identifier, et nous persistons à chercher au dehors une identité, une origine, une vie qui se trouvent au dedans de nous. Avides de renommée, nous avons oublié notre Nom inscrit au fond de nous avant la création du monde. Incapables de nous donner la vie à nous-mêmes, nous cherchons à nous en approprier les formules et nous la singeons dans nos machines inhumaines. Coupés de notre intériorité vivante nous n’entendons plus la Parole de l’Esprit dans nos coeurs. Imbus de nos pouvoirs que nous recevons pourtant de la Vie, nous les utilisons à nous détruire et nous ne ressentons plus en nous la Parole de la Vie nous étreindre, nous aimer et souffrir de notre souffrance, de notre cruauté et de notre entêtement à la nier. De la Terre nous faisons un enfer et du Ciel et du Dieu Vivant un au-delà abstrait, irréel, illusoire. Insensés que nous sommes, pour des semblants nous avons perdus la Ressemblance.


Vues de mon installation Face de Dieu Face de l'Homme. 
2009. monotypes sur papier de visages du Christ, ,
 dans le baptistère de l'église des Minimes à Bruxelles
 


La Face révélée de Dieu
 
Si nous désirons retrouver notre Face divine, il nous faut suivre le Christ et faire comme les saintes et les saints qui l'ont suivi sur la voie du renoncement, de l'abandon, de la charité et du don de soi. En un mot, la voie de l’Amour ! 

Vivre d’Amour était la devise de sainte Thérèse, sa prière, sa petite voie déconcertante de simplicité et de franchise, par laquelle elle commençait à rendre grâce à Dieu de lui avoir donné la vie, lui avouant ensuite franchement son incapacité d'aimer comme il nous le commandait, lui demandant alors tout simplement de lui donner d'aimer comme il lui avait donné de vivre. 

Personne, semble-t'il, avant Thérèse n'avait pensé à une voie si pure et si simple, à cette voie enfantine qui surpasse en franchise et en simplicité la voie des théologiens et des saints. Nous le comprenons aisément : par cette voie pure et simple nous redevenons purement et simplement Enfants de Dieu et nous mettons en pratique cette Parole du Christ :  «... sans moi, vous ne pouvez rien faire. » Nous nous abandonnons à son Amour, nous nous éveillons en Dieu, nous renaissons à nous-mêmes pour que se dévoile notre face divine, notre face invisible et cachée aux yeux du monde mais resplendissante en notre coeur comme aux yeux de Dieu. 

Des larmes de souffrance coulent alors sur notre face et se changent en larmes de joie, la joie de notre ressuscitation. Au coeur de nous-mêmes la Lumière de Celui qui jamais ne nous avait oublié, la lumière du Vivant Amour, jaillit ! 





Le Don de la Sainte Face 

Pour nous guider dans notre cheminement vers Lui, la Vie et la Vérité, le Seigneur laissa une image de lui, un témoignage de son incarnation et de sa venue incessante en nous. Cette Image est une simple trace, l'empreinte de son visage sanglant sur un tissu, sur un linge que lui tendit une femme prise de compassion pour lui alors qu’il montait au Golgotha. Cette Image sainte du Christ fut appelée vera icona et Sainte Face car elle montre l'Image du visage de Dieu fait Homme. Cette empreinte du visage de Jésus Christ est l'unique image que nous ayons de lui. Elle constitue la première icône de l’art chrétien, dont la vocation est de témoigner de l'Incarnation, et l’image source de tout visage humain. Cette trace fut restituée sur le tissu d'origine suite à un prodige qui fit apparaître clairement la Face du Christ à la vue des fidèles sur ce voile, dit de Véronique, qui est conservé et vénéré à Rome.

Si nous regardons cette Image de la Sainte Face, si avec l'homme souffrant qui est  imprégné nous fermons les yeux et entrons en nous-mêmes, nous éprouvons une compassion ineffable semblable à celle qu'exprime le visage de cet homme. Si nous regardons ce visage pour y reconnaître celui d’un être aimé, celui de notre père, de notre mère, de notre frère, de notre ami, de notre épouse, de notre enfant, celui de l’étranger, celui du torturé, celui du mourant, celui enfin de tout homme semblable à nous, alors c’est la Face de tout Homme fait à l'Image de Dieu qui nous regarde, c'est le Fils de l'Homme, le Fils de Dieu, le Vivant en personne qui soufre en chacun et en tous, que nous devenons, c’est la Vie même qui s’éprouve en nous et nous dévoile le visage de celui qui souffre en tous, qui aime avec nous à cet instant même et qui avec nous se réjouit qu'enfin nous connaissions son Amour et sa compassion. 



Ainsi, par la grâce de l’Amour de Dieu qui vit en nous, par la médiation de l'icône du Fils souffrant, nous nous rejoignons, nous entrons au coeur de nous-mêmes, là où, hors du monde, nous entendons et comprenons les Paroles que nous dit le Christ vivant, notre ami, notre frère : « Le Royaume de Dieu est au dedans de vous » Jean 17,36. Et « Je suis avec vous tous les jours, jusqu'à la fin du monde.» Matthieu 28.20? Ou encore  : « Père Saint, garde en ton Nom ceux que tu m'as donnés, afin qu'ils soient un comme nous » Jean 17,11. Et « Je vous le dis en vérité, tout que vous faites à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous le faites. » Matthieu 25,40. Et  « Je suis le pain vivant qui est descendu du ciel. Si quelqu'un mange de ce pain, il vivra éternellement; et le pain que je donnerai, c'est ma chair, que je donnerai pour la vie du monde.» Jean 6,51.


"Doux Jésus, je vous offre tous les battements de mon
coeur comme autant d'actes d'amour et de réparation."

Prière de Sainte Thérèse tracée ici sur un voile de la Sainte Face. Une oeuvre réalisée
en 2009 pour l'exposition  Vivre d'Amour à l'église des Minimes à Bruxelles.
 
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* Saskia Weyts, Marc Carniel, Bernard Hubot, Chalotte Dunker.