vendredi 15 avril 2022

L'homme de foi est celui ou celle qui, quand Dieu dit "Je suis", répond "Me voici !"


Grâce à toi Jean-Luc Marion*


 Il est impossible, voire inepte, de vouloir expliquer Dieu.


Je viens de terminer le récent livre d'entretiens de Jean-Luc Marion, Paroles données, paru récemment aux Editions du Cerf. Ce livre enthousiasmant reprend quarante entretiens sur une trentaine d’années, qui tous tiennent parole sans se dédire. Il s’agit, en les rassemblant, de défendre l’art de la conversation contre les idéologies qui transforment le débat public en champ de ruines. Mais aussi de se faire une idée assez juste de son parcours. Les Rétrospections livrent une auto-interprétation où les livres de Marion se relient dans un projet au fur et à mesure plus conscient de lui-même. Dans De la philosophie, on sonde cette discipline sur les points où elle se met en crise. Dans De l’amour, il s’agit de retrouver la puissance de cette «raison merveilleuse et imprévue» (Rimbaud), à peine aperçue par la philosophie. Dans De quelques penseurs, on esquisse les figures les plus significatives, donc d’abord Heidegger et Levinas, Spinoza, Péguy,  Dans De la situation des chrétiens, ce que l’on dit en tant que chrétien s’adresse cependant à tous puisque, par définition, le catholicisme a vocation à l’universalité. Enfin, on ajoute des contributions à la revue Le Débat, diagnostiquant un parcours au sein de l’époque du nihilisme. Je publie ci dessous des propos qui ne se trouvent pas dans ce livre, recueillis par Catherine Golliau et François Gauvin Publié le 12/07/2012 dans| Le Point


Auto-portrait de Dürer en Christ


Le Point : L'homme est-il un animal religieux, même s'il se réclame de l'athéisme le plus radical ?

Jean-Luc Marion : Dieu constitue ce qu'il y a de plus intérieur à l'homme, plus intérieur à lui que lui-même, disait saint Augustin. Certains Grecs soutenaient déjà la divinité de l'esprit en l'homme. Et aujourd'hui, les anthropologues s'accordent pour dire que l'humanisation de la vie biologique commence quand apparaît un culte des morts et donc la question du divin. Oui, l'homme a en propre l'animalité "religieuse". Quant à ceux qui se disent athées, ils prennent encore et toujours position sur Dieu puisqu'ils lui apportent une dénégation. Loin d'être indemnes de Dieu, ils se définissent par la référence négative envers la possibilité qu'il existe. Car, si l'on veut récuser Dieu, il faut ouvrir la question de Dieu. Comme elle porte sur l'impossible et l'inconditionné, rien ne la disqualifie. A la limite, on pourrait même dire que notre impuissance à "prouver l'existence de Dieu" renforce la question de Dieu.

Pourquoi ?

Parce que avant de "démontrer l'existence de Dieu", nous l'aimons déjà sans le savoir par un "pourquoi ?". Utilisons l'analogie du rapport amoureux : que sais-je vraiment de celui ou de celle qui, pour moi, importe en ce moment le plus ? Même en accumulant les informations sur son compte, je n'atteindrai jamais son essence. Et malgré, ou plutôt pour cela, parce que je ne puis, je lui suis d'autant plus attaché ; comme, chez Proust, le Narrateur aimait Albertine sans la connaître ou comme Swann cessera d'aimer Odette dès qu'il la connaîtra. Notre rapport avec Dieu relève de cette connaissance par incompréhension. Le paradoxe tient à ce que nous persistons à parler de lui avec le même équipement conceptuel que pour les choses du monde. Nous voulons vérifier, prouver, constituer, démontrer, etc. Donc faire de Dieu un objet d'étude comme un autre. Cette volonté de possession relève de la pornographie. Car qu'est-ce que la pornographie, sinon s'emparer du corps de l'autre, comme d'un objet disponible ?

Essayer de "penser" Dieu n'est donc qu'une illusion ?

Tout dépend de ce qu'on entend par "penser". Penser Dieu équivaut-il à le constituer en un objet ? Ou à viser ce qui reste absolument autre que moi ? De Dieu les bons théologiens disent qu'il porte tous les noms, mais qu'il n'en a aucun, qu'il est "anonyme et polyonyme". La littérature amoureuse en témoigne bel et bien : elle donne une infinité de noms à l'aimé, noms enfantins, obscènes, métaphoriques, etc. L'autre, si je l'aime, doit pouvoir répondre à une infinité de noms dont aucun n'est propre (un nom administratif n'aurait ici aucune pertinence). Il en va exactement ainsi pour "Dieu", qui n'est pas le nom propre de Dieu, puisqu'il en reçoit (en appelle ?) une infinité - Yahvé, Elohim, El, Shaddaï, Allah, etc., tous résumés dans le nom "le Nom", que l'on ne doit pas dire directement. Et si, très logiquement, dans beaucoup de religions, il ne faut pas prononcer le nom, cet interdit nous avertit que Dieu ne peut se dire que comme inconcevable, incompréhensible. Car Dieu est Dieu, nom de Dieu.

Pourtant, la métaphysique a essayé de penser "Dieu"...

Certes, et jusqu'à Kant elle a eu tendance à introduire Dieu dans le système de définition de tous les autres "étants" : toutes les choses du monde sont, donc Dieu est, et il est nécessairement comme l'étant le plus parfait. Même si, après Kant, elle a renoncé à démontrer l'existence de Dieu, Dieu est resté en philosophie comme la condition de la moralité, l'auteur moral du monde, terminant sa carrière en garant d'un système de valeurs. Mais ici tout se retourne en nihilisme ; car qu'est-ce qu'une valeur ? Il n'y a de valeur, à proprement parler, que financière, qui s'évalue et se dévalue. Bref, la valeur n'a pas de valeur. D'où le contresens, le blasphème même, de rabaisser Dieu au rang d'une valeur, ou, pire encore, d'une valeur à défendre. Comme si l'homme pouvait "défendre" Dieu !


Ecce homo. James Ensor


Alors, comment parler de Dieu ?

En s'interrogeant d'abord sur la pertinence des concepts que l'on prétend utiliser. Car la question de Dieu ne met pas Dieu en crise, mais d'abord celui qui pose la question. Sait-il de quoi il parle ou ce qu'il cherche, pourrait-il le reconnaître si d'aventure il le rencontrait ? A entendre certains parler de Dieu, on a l'impression d'entendre des sourds commenter une partition de Beethoven, des buveurs de Coca-Cola discuter des vertus d'un pommard. Pour parler de Dieu, encore faut-il connaître un peu les règles du jeu, ne pas disputer une partie d'échecs sur un damier. Car, si l'on ne peut pas se dispenser de parler de Dieu, cela ne donne pas le droit de dire n'importe quoi. Il faut donc accepter les paradoxes inévitables qu'impose ce nouveau cas : connaître sans comprendre, aimer avant et pour connaître, etc.

Des recherches scientifiques sur l'existence de Dieu sont-elles possibles ?

A strictement parler, il n'y a et ne peut y avoir aucune "recherche scientifique sur l'existence de Dieu". Justement parce que ces recherches portent sur des objets, et que ni l'existence ni Dieu n'appartiennent à l'objectivité. Encore une fois, il faut mesurer les mots qu'on utilise quand on s'approche de la région de Dieu.

La croyance en Dieu n'ouvre- t-elle pas la porte par définition à l'irrationnel ?

Il ne faut pas confondre croyance et foi. La croyance consiste à tenir pour vraie une opinion, même sans aucune confirmation expérimentale ou démonstration rationnelle. Il s'agit donc du niveau le plus bas de la certitude, indispensable pourtant dans la vie quotidienne. La foi définit l'expérience s'attestant elle-même dans la rencontre d'un interlocuteur, non compréhensible comme un objet, mais qui ne cesse de déployer sa cohérence. Il s'agit de la forme la plus globale de la vérité.


Mais la foi n'exclut-elle pas la raison ?

Non, et la vraie question ici ne porte pas sur la foi, mais sur la raison. Quel sens lui donnez- vous ? Comment la raison reste-t-elle rationnelle ? Concevons que la rationalité s'est élargie depuis un siècle et, chaque fois, cet élargissement a permis une meilleure approche de la Révélation. La philosophie du langage a montré que celui-ci ne consiste pas d'abord à dire quelque chose de quelque chose, mais à dire quelque chose (voire rien) à quelqu'un. Une avancée qui a permis de comprendre autrement le langage de la Bible. La phénoménologie a montré également que l'Autre n'est pas un objet, et que la chair n'est pas un corps parmi d'autres. Ce qui permet de penser que je peux recevoir autrui dans sa chair, et qu'il peut me donner sa chair en me donnant la mienne : c'est ce qui se passe dans l'eucharistie. La philosophie nous a aussi appris à concevoir que l'être, au sens de la métaphysique, n'offre pas le dernier horizon de l'expérience des choses. D'où l'on peut inférer que Dieu peut ne pas rester soumis à l'être ; dès lors, la Création et la Résurrection, qui adviennent à partir d'une situation hors d'être, retrouvent leur droit à la rationalité.

Et la virginité de Marie, mère de Dieu, devient ainsi un phénomène rationnel ?

La virginité de Marie signifie le nouveau commencement du monde dans le Christ. Si Dieu outrepasse l'être, parce qu'il le crée, alors la re-Création du monde devient aussi vraisemblable que la Création ou que la résurrection de la chair. La rationalité ne se confond pas avec le rationalisme...



Je suis là. R.E. 1994


Vous comparez les fondamentalistes à des idolâtres. Pourquoi ?

Parce que le fondamentaliste récupère ce qu'il nomme "Dieu" à son profit et le transforme en ce dont il a besoin. Or, qu'est-ce qu'une idole ? Un miroir invisible dans lequel celui qui parle projette l'optimum rêvé de son désir. Ainsi, comme je suis faible, je désire la toute- puissance, donc je l'imagine et l'attribue à Dieu. Que cette puissance reste sensible - un animal divinisé - ou bien intelligible - un Dieu mathématicien -, cela ne change rien à l'idolâtrie. Et les visions les plus abstraites ne sont pas les moins idolâtriques, d'autant qu'elles semblent plus inoffensives. Les fondamentalistes ne disent en fait rien de Dieu ; au mieux, ils prétendent que Dieu parle en leur faveur à eux.

Alors, qu'est-ce qu'un vrai homme de foi ?

C'est celui ou celle qui, quand Dieu dit "Je suis" - et il est le seul à pouvoir le dire vraiment -, répond "Me voici !".

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Xénophane de Colophon (570-475 av. J.-C.) "Unique et tout puissant, souverain des plus forts, Dieu ne ressemble à nous ni d'esprit ni de corps." Cité par Clément d'Alexandrie dans "Les stromates".

Aristote (384-322 av. J.-C.) "Le premier moteur immobile est donc un être nécessaire, il est le bien, et, par conséquent, un principe... (...) Dieu est la pensée qui se pense elle même..." "Métaphysique".

Philon d'Alexandrie (12 av. J.-C.- 54 apr. J.-C.) "Le langage ne peut s'élever jusqu'à Dieu : Dieu est inaccessible, insaisissable ; il recule et fuit." "Légation à Caïus ou Des vertus".

Anselme de Cantorbéry (1033-1109) "L'Etre qui est tel que rien de plus grand ne puisse être pensé, ne peut être dans la seule intelligence.""Proslogion", 1077-1078.

Baruch Spinoza (1632-1677) "Il ne peut exister et on ne peut concevoir aucune autre substance que Dieu (ou la nature)." "Ethique", 1677.

Blaise Pascal (1623-1662) "Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter." "Pensées", 1670.

Voltaire(1694-1778) "L'univers m'embarrasse, et je ne puis songer / Que cette horloge existe et n'ait point d'horloger." "Les cabales", 1772.

Ludwig Feuerbach (1804-1872) "Tous les attributs que la religion accorde à Dieu ou au divin ne font que définir l'essence véritable de l'homme et de la parole humaine." "L'essence du christianisme", 1854.

Friedrich Nietzsche (1844-1900) " Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c'est nous qui l'avons tué ! Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers ?""Le gai savoir", 1882.

* Jean-Luc Marion, philosophe, membre de l'Académie française. Catholique convaincu, ce spécialiste mondial de Descartes fut conseiller de Mgr Lustiger.

Philosophe éclectique

Jean-Luc Marion est un phénoménologue averti, intéressé par Dieu, mais aussi par l'amour, la chair... et Tintin.

- " Questions cartésiennes ". Tome 1 : " Méthode et métaphysique " (PUF 1991). Tome 2 : " Sur l'ego et sur Dieu " (PUF, 1996).

- " Le phénomène érotique " (Grasset, 2003).

- " Tintin le terrible ou l'alphabet des richesses ", avec Alain Bonfand (Hachette " Pluriel ", 2006).

- " Certitudes négatives " (Grasset, 2010). - " Dieu sans l'être " (PUF, 2010).

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* Professeur à la Sorbonne et à l’université de Chicago, membre de l’Académie française, Jean-Luc Marion est un des philosophes français les plus renommés. Il est l’auteur d’une oeuvre reconnue mondialement, qui oscille entre histoire de la philosophie, phénoménologie et théologie.


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