vendredi 15 avril 2022

La vérité de l’idole et de l’icône. Le rapport entre l’art et la religion chez Jean-Luc Marion

 
Grâce à Jean-Luc Marion


  Le premier philosophe que j'ai commencé à lire à 16 ans était Gaston Bachelard. 
Parlant des poètes, Bachelard disait qu'ils étaient des phénoménologues nés. Cette affirmation venant de cet immense penseur me mit en confiance d'emblée, car, sans me croire poète, j'avais, dans mon enfance, été initié à la poésie et à la musique par ma mère et je suivais alors des études d'art et de peinture. Et si je ne comprenais pas encore grand chose à la méthode phénoménologique de Husserl, je me réjouissais que le phénoménologue Gaston Bachelard s'intéresse à ces choses élémentaires qui m'émerveillaient le plus : le feu, les éclairs, les chandelles, le vin, l'eau, les sources, les ruisseaux, les étangs, l'espace, les cavernes, les maisons, les armoires, les coffrets, la terre, la boue, la levure, la pain... bref, ces milles choses qui avaient nourri mes découvertes et mes rêveries d'enfant et qui nourrissaient encore mon imagination de jeune artiste. De plus, l'écriture poétique de Bachelard et les métaphores poétiques qu'il citait me parlaient et me firent comprendre ce qu'il voulait dire en parlant du poète phénoménologue né. Si ce que font les phénoménologues c'est d'abord suspendre tout savoir acquis à propos des choses ou des phénomènes qu'ils considèrent, c'était, me dis-je, tout simplement pour se faire poètes et décrire de leur mieux, et poétiquement dans le cas exemplaire de Bachelard, ce qu'ils vivent, voient et éprouvent en rencontrant tel ou tel phénomène en personne afin d'aller à son essence propre, à sa vocation particulière. C'est ainsi que, potentiellement, tout phénomène apparaissant dans le monde nous pouvons, nous les humains, nous tous qui, à l'image de Dieu, sommes faits poètes,  le connaître pour ce qu'il est en vérité : une réalité qui apparaît dans le monde et simultanément en nous, une réalité que nous pouvons connaître en la vivant phénoménologiquement, personnellement, subjectivement, poétiquement, humainement et divinement. Et non pas seulement objectivement comme le fait la méthode scientifique qui consiste, à l'inverse de la phénoménologique et de la poésie, à suspendre l'affectivité et la subjectivité, c'est-à-dire le propre de toute personne humaine et de tout poète, pour appréhender le phénomène considéré en tant qu'objet mesurable lors d'une expérience scientifique que toute expérience scientifique similaire pourra reproduire à l'identique pour en valider les résultats objectifs immuables. 
Le propos essentiel de Bachelard consistant justement à décrire en phénoménologue et en épistémologue ces modes opposés de connaissance humaine pour en dire les limites, les potentialités et les complémentarités. C'est ainsi que nourri par mes premières lectures phénoménologiques et poétiques, je les ai mises librement en pratique par la suite en tant que jeune peintre en partant personnellement à la rencontre de ces phénomènes esthétiques incommensurables nommés oeuvres d'art que mettent au monde, depuis la nuit des temps, ces humains nommés artistes. L'art, disait Paul Cézanne, est réservé à très peu d'individus, voulant dire par là que faire une véritable oeuvre d'art est réservé à très peu d'artistes, mais aussi que refaire une oeuvre dans une rencontre véritable est également réservé à très peu d'individus. Car, tant pour le peintre que pour l'amateur d'art, il faut pour atteindre le plus haut degré de l'art passer par la méthode phénoménologique, c'est-à-dire suspendre tout savoir objectif acquis sur l'art, pour rencontrer l'oeuvre en personne. Soit pour l'artiste, accueillir sa venue d'un Ailleurs ou d'un Autre que lui, d'une Donation et d'un Amour qui le précèdent pour lui donner de sa vie et de son art pour susciter sa venue au monde. Soit, la même chose pour l'amateur d'art, accueillir la venue de l'oeuvre d'un Ailleurs, d'un Autre que lui, d'une Donation et d'un Amour qui le précèdent, et lui donner de sa vie et de son attention pour ressusciter sa venue en lui. Si faire vivre et faire revivre ainsi l'art est réservé à très peu d'individus, en parler avec justesse est donné à très peu de philosophes. C'est pourquoi ma lecture assez récente et encore incomplète de Jean-Luc Marion m'a réjoui et réconforté au plus haut point, particulièrement par cet aveu qu'il fit dans son livre consacré à Courbet (2), cité ci-dessous par Jorge Luis Roggero : " Concevoir ce privilège du phénomène – faire apparaître la chose en soi, l’en-soi de la chose – constitue la seule et unique tâche de la phénoménologie. Mais accomplir, mettre en oeuvre ce prodige, la peinture, plus que toute autre activité de l’esprit, en a la charge." Une telle connaissance de la tâche du peintre comme une telle reconnaissance à son égard exprimées par un grand philosophe est très rare de nos jours. Elles ont immédiatement fait écho en moi à la qualité de phénoménologue né reconnue au poète par Gaston Bachelard. Par gratitude pour Jean-Luc Marion, je publie ci-dessous l'excellent article que Jorge Luis Roggero lui a consacré sur ces sujets. Qu'il en soit remercié.
 


    Dans son récent (2014) livre sur Courbet, Jean-Luc Marion donne à l’art la plus haute fonction :

Concevoir ce privilège du phénomène – faire apparaître la chose en soi, l’en-soi de la chose – constitue la seule et unique tâche de la phénoménologie. Mais accomplir, mettre en oeuvre ce prodige, la peinture, plus que toute autre activité de l’esprit, en a la charge 2.

    La peinture a la charge de faire apparaître, de faire voir, de montrer ce qui se donne. Selon La croisée du visible, le peintre est le gardien des bornes du paraître 3, car il est celui qui filtre l’accès de l’invu au visible 4. Ce sont les phénomènes saturés des idoles, ceux  qui, chaque époque, règnent sur les visibles naturels, […] qui nous obligent à tout voir à partir des paradigmes qu’impose leur fascination 5
     Cette fonction accordée la peinture pose déjà quelques problèmes. Bien que les statuts de l’idole et de l’icône aient changé, après l’introduction de la phénoménologie de la donation et de ses phénomènes saturés, il faut rappeler que, dans L’idole et la distance, Dieu sans l’être et La croisée du visible, c’est la religion qui avait le dernier mot.  Quel est donc le nouveau rapport entre l’idole et l’icône, dans la phénoménologie de la donation ? Se pourrait-il que l’icône ait encore le dernier mot ? 


Auto-portrait au chien noir. Gustave Courbet. 1842

Contrairement à sa légende, Gustave Courbet ne fut ni un peintre réaliste ni un peintre politique, encore moins un peintre provincial. Il fut révolutionnaire, bien sûr, mais en pratiquant, comme les plus grands,  la peinture à l’œil.  Expression à entendre au double sens d’une peinture 
gratuite (ne dépendant ni des commandes de l’État ni des prix du Salon), et surtout d’une peinture qui ne fait pas « à l’idée » ce quelle aurait déjà prévu – mais qui voit dans l’acte même de peindre. D’où une rupture avec le primat du dessin (Ingres), avec l’exotisme (Delacroix), le spectaculaire (Géricault), avec la maîtrise du regard du peintre, cela pour libérer la peine des hommes et l’élégance des choses. Courbet inaugure ainsi la vraie peinture de marines ; de nus érotiquement neutres ; de natures mortes, ou plutôt natures vives, rochers, feuilles et rivières aussi présents que des visages d’hommes. Comme Cézanne, qui se revendiquait de lui, Courbet élève les choses à leur dignité dernière : non des objets construits et produits, mais des phénomènes surgissant et se donnant d’eux-mêmes à voir. Le tableau  ne représente rien, il présente pour la première fois le visible en sa gloire.



     Ce texte propose l’hypothèse qu’il existe encore une primauté de l’icône sur l’idole fondée sur la notion de vérité que chacune implique. En effet, la vérité de l’idole semble moins originaire que la vérité de l’icône, dans la mesure où cette dernière accomplit éminemment la troisième réduction et l’anamorphose, en nous exposant à l’appel du visage, qui renverse l’intentionnalité par la destitution du Je.

 I 
 L’idole et l’icône en régime théologique 

     Dans L’idole et la distance, Dieu sans l’être et La croisée du visible, la théologie joue un rôle correctif l’égard de la métaphysique. L’étude "La croisée du visible et de l’invisible" établit le rapport entre l’idole esthétique-métaphysique et l’icône théologique, c’est-à-dire le rapport entre l’art et la religion dans le cadre du domaine de la réflexion théologique. 

    En mettant en oeuvre une analyse de la perspective, Marion rend compte des traits du tableau en tant qu’idole. La perspective implique un regard constitutif du tableau. L’idole n’existe qu’en tant regardée par un sujet. Comme Marion l’a bien établi dans Dieu sans l’être, l’idole dépend du regard qu’elle satisfait, puisque si le regard ne désirait s’y satisfaire, elle n’aurait ses yeux aucune dignité6. L’idole est produite par le regard 7. « Le moment décisif » ne se rapporte pas à sa fabrication, mais à son «investissement comme le regardable» 8. Ainsi, l’idole esthétique relève entièrement du regard du sujet pour apparaître. L’idole reste toujours déjà déterminée selon les conditions de possibilité formulées par le sujet. Le regard précède l’idole, pour ceci même que la visée précède et suscite ce qu’elle vise 9. La perspective est une manière de viser qui essaie d’organiser le visible au moyen de l’invisible. Le vide invisible de la perspective n’ajoute rien au visible réel, puisqu’il le met en scène 10. Cette mise en scène opère comme une objectivation du tableau. L’invisible n’a pas lieu dans le visible : il n’est que l’outil qui permet au regard perspectiviste de maîtriser la manifestation de l’oeuvre. Le visible est reconfiguré par la perspective, mais aucun invu ne devient visible, aucun nouveau visible n’est ajouté. L’invisible reste invisible. L’idole fonctionne comme un miroir : elle montre seulement ce que le sujet veut voir. « L’idole joue […] comme un miroir […] qui renvoie au regard son image, ou plus exactement l’image de sa visée, et de la portée de cette visée » 11. L’idole fixe le regard. Le regard se fige et le non-visé, l’invu, l’invisible non encore vu, disparaît. La perspective constitue un essai de maÎtriser aussi bien le visible que l’invisible, mais, en peinture, comme ailleurs, l’invisible se reçoit, mais ne se produit pas 12. On ne peut pas contrôler l’invisible. L’invisible advient de et par lui-même. Il s’agit donc de trouver la manière de défaire la perspective pour dépasser les limites de l’objectivation. Y a-t-il une visibilité qui ne mobilise pas la perspective 13 ? La réponse, selon Marion, est donnée par l’icône : 

 L’icône se soustrait définitivement à l’objectivité d’un spectacle dépendant de la conscience, en renversant la relation entre le spectateur et le spectacle : le spectateur se découvre invisiblement vu par le regard peint sur l’icône, qui, dès lors, apparaît comme l’écrin visible d’une instance centrale, jamais (par définition) peinte et invisible – le regard du saint, de la Vierge ou du Christ 14

    Tandis que l’idole résulte du regard qui la vise, l’icône provoque la vision en montrant l’invisible en tant qu’invisible 15. L’icône ne fixe pas le regard ; au contraire, elle suscite un regard infini qui ne peut jamais se reposer. L’icône ouvre donc l’immanence esthétique du tableau une transcendance de type religieux. La vérité en tant que rigoureuse correspondance entre le regard et l’idole est remplacée par la vérité paradoxale du regard de l’invisible que l’on ne maîtrise point, et qui nous regarde, nous concerne ; il s’agit de la vérité d’un visage qui nous envisage, qui nous demande une réponse. 


 II 
L’idole et l’icône en régime phénoménologique 

    L’idole et l’icône deviennent des phénomènes saturés dans Etant donné et De surcroît. D’un côté, l’idole subvertit la catégorie kantienne de la qualité en s’exerçant sous l’aspect de l’insoutenable et de l’éblouissement. 

La saturation marque en effet essentiellement le tableau : l’intuition y surpasse toujours le ou les concepts proposés pour la recueillir ; il ne suffit jamais de l’avoir une fois regardé pour l’avoir véritablement vu, au contraire de l’objet technique et du produit ; tout l’inverse, chaque regard porté sur le tableau ne me fait percevoir pas seulement, ni même d’abord ce que j’y vois, mais le fait même que je ne parviens pas  à le prendre en vue comme tel – qu’il recèle toujours encore l’essentiel de sa visibilité 16.  

    L’idole sature l’intuition en demandant la tâche infinie de la revoir, de changer notre regard pour essayer de saisir l’insaisissable. L’idole se donne sans concept. Elle nous impose la nécessité de changer sans cesse de regard pour affronter  l’insupportable éblouissement de sa donation 17. 

   D’un autre côté, l’icône en tant que phénomène saturé subvertit les catégories de la modalité  en s’exerçant sous l’aspect de l’irregardable et de l’irréductible. L’icône n’offre plus aucun spectacle au regard, ni ne tolère le regard d’aucun spectateur, mais exerce à rebours son propre regard sur celui qui l’affronte 18. Avec l’icône, l’anamorphose propre au phénomène saturé  atteint son accomplissement, sa dernière excellence 19. Le regard du visage d’autrui qui m’advient, qui s’impose  à moi, qui me précède et qui pèse sur moi, destitue toute primauté  du Je en le transformant en témoin. Car, loin de pouvoir constituer ce phénomène, le Je s’éprouve comme constitué par lui. Au sujet constituant succède donc le témoin – le témoin constitué20. 

     L’idole reste représentée par l’oeuvre d’art, mais elle acquiert le même statut que l’icône : le statut de phénomène saturé. En vertu de cela, l’idole ne peut plus être maîtrisée par aucun regard ou visée. Elle partage désormais le même type de vérité que l’icône, une vérité  qui remet en cause toute correspondance possible : la vérité  paradoxale propre  à la certitude négative qu’offrent les phénomènes saturés 21. Le phénomène saturé offre une expérience qui ne peut pas se réduire aux conditions de possibilité  de l’expérience, il présente le paradoxe d’une contre-expérience 22, à savoir une expérience de l’impossible dont on peut néanmoins acquérir une certaine certitude, quoique seulement négative. 


 III 
La primauté de la vérité de l’icône 

    L’icône, sous le régime phénoménologique, perd-elle dès lors toute primauté sur l’idole ? 
Il faut déjà rendre compte du rôle décisif de l’idole et de l’art dans la phénoménologie de la donation. La figure du peintre occupe un rôle décisif pour le phénoménologue, qui le prend, en quelque sorte, pour modèle : « le peintre est roi, autant et sans doute plus immédiatement qu’aucun philosophe 23 », parce qu’il a la tâche de faire apparaître l’invu, et non pas seulement de réfléchir sur son apparition. Les idoles (les oeuvres d’art) sont les paradigmes de la visibilité  de chaque époque 24. Elles sembleraient donc avoir la primauté. Il convient néanmoins de garder à l’esprit que, dans De surcroît, l’icône est présente comme le phénomène saturé qui accomplit au plus haut degré  la troisième réduction : la réduction à l’appel pur 25

 Le visage […], plus que tout autre phénomène, doit apparaître sous la figure non d’un spectacle d’objet, mais d’un appel. Le visage, phénomène saturé selon la modalité, accomplit plus peut-être que tout autre phénomène (saturé ou non) l’opération phénoménologique de l’appel : il survient ( événement), sans cause ni raison (incident), quand il le décide (arrivage), et impose le point de vue d’où le voir (anamorphose) comme un fait accompli 26. 

    Le visage a un privilège parce qu’il accomplit, plus que tout autre phénomène, l’appel qui renverse toute intentionnalité, en advenant « sans cause ni raison », par sa propre initiative, et en imposant l’anamorphose. Le point de vue anamorphique renverse toute perspective possible ou essaie de contrôler la visibilité à partir d’un sujet transcendantal, puisqu’il donne l’initiative au phénomène 27. Tandis que l’événement, l’idole et la chair remettent en cause l’idée de l’horizon, l’icône – qui en outre rassemble en elle les caractères particuliers des trois précédents types de phénomènes saturés 28 – a la fonction de destituer le Je 29. C’est ainsi qu’elle détient un privilège fondamental. Le visage d’autrui met en question la censée primauté du Je. Dès lors, l’icône est le phénomène paradigmatique par lequel le sujet devient adonné. La possibilité des phénomènes saturés relève de cette transformation du sujet devenu adonné. En raison de cela, on pourrait affirmer que l’icône opère une sorte de condition de possibilité pour l’idole. 
    Si l’on prête attention à la notion de vérité impliquée par l’icône, on peut confirmer sa primauté. Dans l’article « Une question de réponse », Marion s’étend sur la notion de vérité. La liberté n’advient pas après l’établissement de la vérité. En revanche, notre temps étant celui du nihilisme, la vérité dépend de la liberté, c’est-à-dire qu’elle relève d’une décision : la vérité demande une détermination herméneutique 30. L’herméneutique propose diverses figures de cette pratique de la vérité (la fusion d’horizons chez Gadamer, la  métaphore vive et ce que donne à penser le symbole chez Ricoeur, la subordination du «en tant que» apophantique au « en tant que » existential chez Heidegger). Toutes ces figures renvoient la forme pure de l’appel 31

Car la vérité ne se découvre jamais immédiatement comme un spectacle ni ne se prononce immédiatement comme un énoncé ; elle ne se découvre que immédiatement, en affrontant, traversant et comblant l’écart entre ce qui se donne et ce qui éventuellement se montre 32

    La vérité exige de nous une pratique herméneutique qui consiste à gérer l’écart entre ce qui se donne et ce qui se montre 33. 

Elle ne précède pas seulement ni toujours la liberté, quoi elle imposerait une norme invariable, mais elle procède aussi et sans doute d’abord de la liberté, comme une réponse permet seule de manifester et de sanctionner un appel 34. 

    Cette notion générale devrait fondre sur la structure herméneutique de l’appel et la réponse prend comme modèle paradigmatique la réponse, l’appel du visage d’autrui dans le phénomène saturé de l’icône. Dans De surcroît, cette vérité du visage s’atteste par une sorte de foi : la confiance « offre le seul accès phénoménologiquement correct au visage d’autrui » 35

 IV 
Le rapport entre l’art et la religion 

    Pendant la séance avec Marion au Collège Iconique en 2003, Jacob Rogozinski a posé une question urgente. Il lui a semblé que la dimension critique de la distinction entre l’idole et l’icônepostulée dans Dieu sans l’être perdait toute pertinence dans les ouvrages phénoménologiques, où il ne s’agirait plus de la différence entre l’idole et l’icône, mais de la différence entre phénomène commun et phénomène saturé 36. Marion a répondu que l’évolution du concept d’idole était moins grande qu’il n’y paraissait. Il soulignait par surcroît que l’idole n’avait pas un sens négatif dans Dieu sans l’être, mais bien une neutralité phénoménologique 37
    Bien que l’on puisse être d’accord avec Rogozinski, il faut d’emblée rappeler la distinction entre philosophie (phénoménologie) et théologie, introduite par Marion dans Etant donné. L’idole et l’icône ne deviennent des expressions du phénomène saturé dans une perspective strictement philosophique. La réflexion théologique doit rester exclue par rapport à l’idole et l’icône. La critique théologique ne peut plus être exercée sur l’idole en utilisant l’icône, puisque cette dernière n’appartient plus au domaine théologique. Mais peut-on soutenir une distinction aussi stricte entre la philosophie et la théologie ? De quel type est leur relation ? La religion garde-t-elle un rôle correctif l’égard de la philosophie ?
    Dans un article récent, Claude Romano se demande si la vérité paradoxale des phénomènes saturés ne remet pas en question la distinction entre philosophie et théologie maintenue par Marion. Selon Romano, le paradoxe 

(...) ne peut être philosophique que s’il est révélé » d’abord par d’autres moyens que ceux de la philosophie : dans notre tradition européenne, il est théologique et christologique. Pascal et Kierkegaard sont   cet  égard les philosophes du paradoxe par excellence parce qu’ils en sont d’abord les penseurs religieux et du religieux 38.
 
    Tout d’abord, avant de prendre position, on doit considérer que Marion a changé d’avis quant à la possibilité de la distinction entre philosophie et théologie. 
Dans l’article de 2010, « Remarques sur l’utilité en théologie de la phénoménologie », Marion souligne que l’on ne peut plus essayer de dresser une frontière nette et ferme entre les deux. Aujourd’hui, la philosophie ne peut pas assurer, comme elle le faisait dans la période moderne antérieure, la validité d’une telle distinction des domaines 39
     Si l’écart entre les deux n’existe plus, on peut se risquer à affirmer une sorte d’imbrication entre philosophie et théologie chez Marion. Bien que l’on puisse déjà la trouver dans le phénomène saturé de la révélation 40, ou dans l’idée de «Dieu » comme l’irréductible ou le phénomène impossible 41, il est possible de soutenir que l’icône constitue une voie de passage particulière entre philosophie et religion, opérant dans la phénoménologie de la donation. Dans la conclusion de Certitudes négatives, loge du paradoxe, Marion souligne : 

L’icône ouvre ainsi l’espace de l’éthique, mais sans doute aussi d’autres lieux – tous ceux où je ne dispose pas du concept pour régir le phénomène, mais, dans le meilleur des cas, le reçoit comme un impératif 42


Visage du Visage. R.E. 1999



    Un de ces autres lieux peut certes être le lieu religieux. L’Eloge du paradoxe conclut en citant Kierkegaard 43. Comme on l’a vu, la vérité de l’icône demande une confiance pour être saisie, autrement dit, elle demande une sorte de "saut de la foi". Se pourrait-il que derrière toute icône se trouve le phénomène saturé du Christ comme « l’icône de l’invisible » 44, de la même manière que l’on remarque « la merveille du moi revendiqué par Dieu dans le visage du prochain » 45 ? Se pourrait-il que le privilège de l’icône, fondé sur l’appel du visage qui accomplit éminemment la troisième réduction et le renversement de l’intentionnalité, repose sur un fond religieux ? 

 _______________________ 

1 Je tiens à remercier Andrès Lanoue-Timm et Fernanda Ocampo de leur aide la rédaction française du texte. 
2 Jean-Luc MARION, Courbet ou la peinture à l’oeil, Paris, Flammarion, 2014, p. 10. 
3 Id., La croisée du visible, Paris,  éditions de la Différence, 1991, p. 52. 
4 Ibid. 
5 Id., De surcroît.  études sur les phénomènes saturés, Paris, PUF, 2010, p. 86. 
6 Id., Dieu sans l’être, Paris, PUF, 1991, p. 18. 
7 Ibid., Le regard fait l’idole, non l’idole le regard  , p. 19. 
8 Ibid. 
9 Ibid. 
10 Id., La croisée du visible, p. 13. 
11 Id., Dieu sans l’être, p. 21. 
12 Id., La croisée du visible, p. 46. 
13 Bien entendu, après Cézanne la peinture se passe de la perspective, mais seule l’icône peut vraiment la surmonter. Marion nous rappelle que le Carré blanc sur fond blanc de Malévitch a été  considéré  omme une icône. Cf. La croisée du visible, p. 40. 
14 Ibid., p. 44. 
15 Id., Dieu sans l’être, p. 29. 
16 Id., Etant donné . Essai d’une ph nom nologie de la donation, Paris, PUF, 1997, p. 320 
17 Ibid., p. 320-321. 
18 Ibid., p. 323. 
19 Ibid. 
20 Ibid., p. 302. 
21 « Si une question douée de sens, correctement formulée et sans contradiction logique, reste sans réponse possible pour un esprit fini, et même ne doit pas, pour des raisons a priori, recevoir de réponse selon les critères d’une rationalité finie (métaphysique, les deux principes de contradiction et de raison suffisante) – alors une telle question en tant que toujours cherchée et toujours laissée sans réponse, qui survit pourtant  à cette absence, ne donne-t-elle pas une réalité à penser (cogitabile) et ne mérite-t-elle pas un rang de certitude négative ?  Jean-Luc MARION, Certitudes négatives, Paris, Grasset, 2015, p. 19-20. 
22 Id., Etant donné, p. 300-302. 
23 Id., De surcroît, p. 86. 
24 Ibid. 
25 Id., Réduction et donation, Paris, PUF, 1989, p. 296. 
26 Id., De surcro t, p. 149. 
27 Id., Etant donné, p. 166ss. 
28 Ibid., p. 324. 
29 Ibid., p. 280-309. 
30 Id., « Une question de réponse », in Philippe CAPELLE-DUMONT et Yannick COURTEL ( ds.), Religion et liberté, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2014, p. 24. 
31 Ibid., p. 25. 
32 Ibid. 
33 Id., Quelques précisions sur la réduction, le donné, l’herméneutique et la donation , in Christian SOMMER (d.), Nouvelles phénoménologies en France, Paris, Hermann, 2014, p. 233, et Jean-Luc MARION, Givenness and Hermeneutics, Milwaukee, Marquette University Press, 2013, p. 62. 
34 Id., Une question de réponse , op.cit., p. 26. 
35 Id., De surcroît, p. 152. 
36 Id., Ce que nous voyons et ce qui apparait, Paris, INA, 2015, p. 74-75. 
37 Ibid., p. 76. 
38 Claude ROMANO, Le don, la donation et le paradoxe, in Philippe CAPELLE-DUMONT (d.), Philosophie de Jean-Luc Marion. Phénoménologie, théologie, métaphysique, Paris, Hermann, 2015, p. 13. 
39 Cf. Jean-Luc MARION,  Remarques sur l’utilité en théologie de la phénoménologie, in José  M. Cantô  s.j. y Pablo FIGUEROA s.j. (dir.), Filosofia y teologia en diâlogo desde América Latina. Homenaje a Juan Carlos Scannone en su 80 cumpleanos, Cordoba, EDUCC, 2013, p. 540. 
40 Id., Etant donné , op. cit., p. 325-342. 
41 Id., L’irréductible , in Jean-Luc MARION, Figures de phénoménologie. Husserl, Heidegger, Levinas, Henry, Derrida, Paris, Vrin, 2012, p. 179-188, et Jean-Luc Marion, Certitudes négatives, p. 87-127. 
42 Ibid., p. 313. 
43 Ibid., p. 317. 
44 Id., Christ as Saturated Phenomenon: The Icon of the Invisible, 2014 Gifford Lectures Series,University of Glasgow, https://www.youtube.com/watch?v=_5xqsgVu6Aw. 
45 Cf. Emmanuel LEVINAS,  La mauvaise conscience et l’inexorable , in De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1992, p. 265.

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