mardi 3 novembre 2020

Le monde peut-il encore être sauvé par quelques uns ?

 Grâce à Michel Henry

Texte de présentation de La Barbarie

 

 

La Barbarie, Grasset 1987 

Dernière rééd. P.U.F. Quadrige grands textes, 2004



Notre monde ne va pas bien et cet essai brillant et passionné, destiné à un large public, a, hélas, encore gagné en actualité. Dès sa publication, alors que de leur côté des biologistes s’interrogeaient sur l’orientation éthique de la science, il a connu un grand succès. Son propos est de prendre en vue la catastrophe majeure de notre temps, la barbarie, et de mettre en lumière sa cause : on ne saurait y voir un fléchissement accidentel de civilisation comme il y en a tant eu. Il s’agit, montre Michel Henry, d’une dénaturation de la vie tout entière dont l’essence est de faire effort pour se transformer et s’accomplir. Inversion de ce processus, la barbarie résulte de la progression aveugle de la technique, généralement considérée comme positive. 

 

C’est sur les principes de sa phénoménologie que Michel Henry fonde l’analyse d’une catastrophe qui touche en réalité à l’historial. La crise actuelle lui fait définir la relation de la culture à la vie, la nature de la science, celle de la technique, ainsi que celle de la communauté, de la société, du travail, le tout en faisant retour au concept central de sa phénoménologie fondée sur le pouvoir de l’individu. Ce texte est un manifeste en faveur de la vie et non le pamphlet que certains ont cru lire.

Ce qui ne s’était jamais vu :

Le développement sans précédent des savoirs scientifiques va de pair avec l’effondrement des autres activités et entraîne la ruine de l’homme.

 

I - Culture et barbarie :

Produit de l’auto transformation de la vie, la culture est savoir originel, subjectif, de cette vie et diffère du savoir scientifique, objectif, tel que l’a formulé au XVIe siècle Galilée, fondateur de la science moderne : ce second savoir repose sur la mise hors jeu des qualités sensibles du monde et n’en retient que les formes abstraites ; d’autre part, ne s’occupant que de l’extériorité du monde, il ignore les limites de son champ de recherche. C’est pourtant la vie subjective qui donne originairement forme au monde et qui est la condition interne du savoir scientifique. Mais ce savoir premier s’identifie à ce qu’il fait, opère du dedans et se confond avec son pouvoir, alors que la science a pour fondement l’objectivité et l’universalité. Se mouvant dans la théorie, elle ne peut concevoir la réalité pratique de la culture : la subjectivité étant tout entière besoin, sa praxis satisfait aussi bien besoins élémentaires – biens utiles à la vie, nourriture, habitat, célébration de son destin, érotisme, organisation sociale, travail – que besoins supérieurs, art, éthique, religion. La barbarie réside dans cette méconnaissance.

 

II - La science jugée au critère de l’art

Ce n’est pas le savoir scientifique qui est en cause, mais l’idéologie actuelle qui le tient pour l’unique savoir. Les ingérences de la méthode scientifique dans le domaine de l’art rendent sensible leur hétérogénéité : ainsi à Éleuthère, ancienne forteresse grecque dont les remparts cyclopéens magnifiquement conservés sont défigurés par la ligne électrique à haute tension qui les enjambe, détruisant cette unité du monde qui repose sur la sensibilité individuelle ; ravages de prétendues restaurations scientifiques comme à Daphni, basilique du XIe siècle aux mosaïques dévastées par une initiative de la science dans un domaine qui n’est pas le sien. Ce qui est détruit est l’unité organique du substrat, analogon de l’objet esthétique qui est par essence imaginaire. Car l’art est à chaque fois expression d’un individu, caractère qu’ignore la science. (Se reporter à Voir l’Invisible, essai sur Kandinsky).

 

III - La science seule : la technique

Les opérations que la science inspire à la technique reposent exclusivement sur l’auto développement d’un savoir théorique livré à lui-même qui ne sait rien des intérêts supérieurs de l’homme. Pourtant l’essence de la technè est originairement savoir-faire individuel. La mise en œuvre de nos pouvoirs subjectifs est la forme première de la culture. Mais quand ce déploiement de la praxis dépend d’une abstraction, il y a bouleversement ontologique, l’action cesse d’obéir aux prescriptions de la vie. Coupée de sa racine humaine, elle n’existe plus que sur un mode purement matériel.
    A cela s’ajoute une inversion de la téléologie vitale : la production vise l’argent, qui est abstraction. Le rôle des travailleurs dans le monde moderne s’est amoindri, remplacé par des robots et l’atrophie des potentialités de l’individu vivant a entraîné un malaise – et une inculturation, la part du savoir de chacun devenant minimale, tandis que l’univers technique prolifère à la manière d’un cancer.

 

IV – La maladie de la vie

La barbarie réside dans l’occultation par l’homme de son être propre C’est pourtant la subjectivité qui crée les idéalités de la science. Comme celui de la culture l’acte inaugural de celle-ci est une modalité de la vie. Aujourd’hui toutefois la science et la culture sont en rapport d’exclusion réciproque parce que la praxis de la science conçoit la vérité comme étrangère à la sphère ontologique de la vérité vivante. Cette auto négation de la vie est l’événement crucial qui détermine la culture moderne en tant que culture scientifique, phénomène qui va de pair avec l’élimination des autres domaines spirituels.
Or tout homme se meut à l’intérieur du monde de la vie, il est épreuve de soi, subjectivité, singularité, auto accroissement, travail personnel sur soi, aspect jamais pris en considération par la science. Voilà pourquoi la rupture de ce qui lie la vie avec elle-même est catastrophique et source d’angoisse.

 

V – Les idéologies de la barbarie

Il s’agit essentiellement des sciences humaines dont l’éclosion caractérise la culture moderne. Théoriquement c’est l’homme qu’elles prennent en vue : langage, historicité, socialité etc. Toutefois elles font abstraction de l’Individu transcendantal que nous sommes, mettant hors jeu sa subjectivité, au mépris de leur finalité réelle. Leur traitement de type mathématique appauvrit le fait humain. Devant le suicide, la sexualité, l’angoisse, que valent des statistiques ? Plus on accumule de connaissances positives, plus on ignore ce qu’est l’homme. Et pourtant la vie, écartée à notre époque, n’en subsiste pas moins sous une forme élémentaire, vulgaire, voire dans son auto négation.

 

VI – Pratiques de la barbarie

L’éthique est le savoir de la vie qui s’éprouve comme valeur absolue et détermine les valeurs de son action. L’être de la subjectivité est expérience continuée de soi, effort sans effort, étreinte où son pathos se modalise selon les tonalités phénoménologiques fondamentales du souffrir et du jouir. Souffrir, qui est poids de son existence propre incapable de se défaire de soi. Jouir, quand la souffrance de la conservation se change en ivresse de l’abondance. Tel est le point source de toute culture comme de sa réversion possible en barbarie.

Celle-ci procède comme la culture de l’Énergie originelle, mais elle est l’inversion de cette énergie dont l’élimination n’est pas possible. L’énergie ne subsiste que dans le refoulement, créatrice d’angoisse. Elle cherche à se libérer par un soulagement immédiat, se replie sous des formes frustes du sentir, du penser, de l’agir, augmentant le mécontentement, engendrant la violence.

Les figures de la barbarie sont là, comportements grossiers, fuite frénétique dans l’extériorité engendrant l’échec à se débarrasser de soi, idéologie scientiste, positiviste qui se substitue à la science, démission de la vie transcendantale, engluement dans la télévision qui est la vérité de la technique, avec sa recherche de la brutalité du fait, l’incohérence de ses images qui se substituent à la vie personnelle, sa censure idéologique qui rassemble les stéréotypes d’une époque etc.

VII – La destruction de l’Université

Primitivement destinée à transmettre une culture qui signifiait entrée en possession de soi, l’Université ignore désormais l’humanitas de l’homme. Pour des raisons économiques, la finalité des formations obéit au développement de la technique dont l’idéologie ruine également la transmission du savoir soumise au leurre de la pédagogie, ce qui dispense tout le monde d’une culture véritable – alors que la nature du vrai savoir, intemporelle, toujours contemporaine, ne peut être transmise que si celui-ci est revécu par celui qui l’enseigne.


Seigneur, prends pitié de nous. 2007. R.E

 

Underground

Le rejet de la culture dans une clandestinité qui en change la nature et la destination caractérise la modernité. Le propre de cette barbarie moderne est de s’accomplir à l’intérieur d’une forme de culture, le savoir scientifique. La négation de la vie qui a pris l’allure d’un développement positif aboutit en réalité au ravage de la Terre par la nature a-subjective de la technique. Elle est également ruine de la communauté. L’abaissement actuel est renforcé par les médias de l’ère technicienne qui infusent l’hébétude à notre société matérialiste. Ces médias sont totalement étrangers à ceux de la culture qui aidaient l’homme à se surpasser. C’est le règne de l’insignifiance, de l’actualité, de la fuite dans la paresse intellectuelle. La culture a été boutée hors de la Cité. « Le monde peut-il encore être sauvé par quelques uns ? »

  

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