Grâce à Michel Henry
En ce jour de Pâques, nous fêtons, nous les chrétiens, la Résurrection de Jésus Christ. Notre foi en la réalité de la Résurrection est décisive car elle atteste la promesse de Jésus de donner la vie éternelle à ceux qui croiront en Lui et en sa parole : " Je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi vivra, quand même il serait mort." Jean 11:25. Et encore "Je suis le chemin, la vérité, et la vie. " Jésus affirmant par là que la vérité n'est pas quelque-chose à trouver mais quelqu'un à rencontrer, une personne vivante, lui-même Jésus Christ que chacun peut rencontrer dans son coeur, dans l'épreuve même de sa vie qui est tout à la fois la preuve du Don de Dieu. Qui est Jésus ? Il est le Fils de Dieu, à savoir le premier vivant, le premier qui a le pouvoir de dire "je suis la vie et la résurrection" ; je suis la vie dont tu vis, la vie que je peux te donner éternellement si tu crois en moi, si tu crois que Je suis la Vie et la Résurrection ! Ces mystères révélés et reconnus dans la foi ont pourtant trouvés récemment à se dire dans une phénoménologie radicale : la phénoménologie de la vie et de l'incarnation qu'a porté dans la plus grande clarté Michel Henry, à qui nous rendons grâce une nouvelle fois ici, en ce jour où la Vie en personne a vaincu la mort.
En ce jour de Pâques, nous fêtons, nous les chrétiens, la Résurrection de Jésus Christ. Notre foi en la réalité de la Résurrection est décisive car elle atteste la promesse de Jésus de donner la vie éternelle à ceux qui croiront en Lui et en sa parole : " Je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi vivra, quand même il serait mort." Jean 11:25. Et encore "Je suis le chemin, la vérité, et la vie. " Jésus affirmant par là que la vérité n'est pas quelque-chose à trouver mais quelqu'un à rencontrer, une personne vivante, lui-même Jésus Christ que chacun peut rencontrer dans son coeur, dans l'épreuve même de sa vie qui est tout à la fois la preuve du Don de Dieu. Qui est Jésus ? Il est le Fils de Dieu, à savoir le premier vivant, le premier qui a le pouvoir de dire "je suis la vie et la résurrection" ; je suis la vie dont tu vis, la vie que je peux te donner éternellement si tu crois en moi, si tu crois que Je suis la Vie et la Résurrection ! Ces mystères révélés et reconnus dans la foi ont pourtant trouvés récemment à se dire dans une phénoménologie radicale : la phénoménologie de la vie et de l'incarnation qu'a porté dans la plus grande clarté Michel Henry, à qui nous rendons grâce une nouvelle fois ici, en ce jour où la Vie en personne a vaincu la mort.
Déchirure au Sacré Coeur de Jésus |
Par Anne Henry*
La démarche de Michel Henry a toujours été d’aller vers l’amont et de maintenir sa phénoménologie à ce niveau. Avec ses trois derniers essais, C’est Moi la Vérité, pour une philosophie du Christianisme (1996), Incarnation (2000), Paroles du Christ (2002), il ne sort pas du champ philosophique, ni de sa phénoménologie matérielle pour laquelle apparaître est compatible avec invisible, en décidant de prolonger sa réflexion par la scrutation des écrits néo testamentaires de Jean et de Paul - « Ce que les philosophes appellent absolu, a-t-il dit, la religion l’appelle Dieu » - c’est-à-dire que l’expression médiatique de « tournant théologique » qui a défini pareille initiative n’est pas adéquate.
Il a trouvé dans ces textes,
exprimée dans une langue non technique, ce qui ne signifie pas forcément
plus aisée à décrypter, sa confirmation des résultats de L’Essence de la manifestation
qu’il souhaitait réexposer : acosmisme et pathos de la vie – vie, terme
qu’il préfère désormais à celui d’immanence pour désigner l’Un
originaire, cette unité concrète de l’essence qui engendre les vivants -
; la façon dont se phénoménalise la phénoménalité, dynamique du pathos
qui se modalise en souffrir et jouir, article si mal compris par
certains – « souffrir » désigne la passivité comme adhérence à soi,
impossibilité de mise à distance , immersion dans le pathos premier en
lequel s’enracine justement l’ipséité, d’où la métamorphose de ce «
souffrir » en « jouir », c’est-à-dire acquiescement à l’obtention de soi
permettant le déploiement des potentialités, ce « Je peux », qui est
source de l’agir et de la liberté.
Ses derniers ouvrages exploitent
cette rencontre qu’il décrit ainsi à propos de son second volet,
Incarnation : « Ma phénoménologie de la vie s’est trouvée en présence
d’une phénoménologie de la vie, c’est-à-dire de ma propre vérité.
J’avais travaillé sur la vie, le moi, le corps subjectif, disons, si
l’on veut, la chair. Seulement la phénoménologie que je rencontrais
n’était pas une phénoménologie de la chair mais de l’incarnation,
n’était pas une phénoménologie du moi mais d’avant le moi. Il s’agissait
de savoir comment le moi venait en lui-même. C’est ainsi que j’ai fait
ce livre sur le Christianisme qui est en fait un livre de phénoménologie
radicale, portant sur ce qui vient avant notre vie mais qui est dans
notre vie, une sorte de lecture en arrière, partie à la recherche d’un
avant le sujet, d’un avant le moi. Incarnation est un livre sur un « avant la chair ».
Et il revient sur ce point capital traité dans C’est moi la vérité
et qui exclut la transgression d’une limite de la phénoménologie: « La
vie, c’est l’immanence, la présence dans, c’est-à-dire que dans le
vivant il n’y a pas des traces de la vie mais la vie absolue. Elle vient
avant lui en ce sens qu’elle le donne à lui-même, mais lui-même est en
quelque sorte dans cette auto-donation avant d’être lui-même
».
C'est Moi la Vérité. Le Seuil, 1996. Outre
son thème central, cet essai précise le rapport de l’individu à
l’essence sur les points suivants : la naissance ; l’ipséité (le soi qui vient dans la vie est-il mon soi ou celui de la vie ?) ; l’agir ; autrui ; le langage.
Introduction
Ce que le Christianisme considère
comme la vérité diffère du concept moderne de vérité. Un vigoureux
préalable méthodologique exclut que la connaissance de celui-ci dépende
des textes qui en parlent. Seule la référence du texte à la réalité fait
la vérité de celui-ci. Cette vérité ne peut non plus être réduite à la «
vérité » problématique de l’histoire, incapable de saisir la réalité
des individus et dont l’événement dont elle se veut témoin répète
l’impuissance de l’événement à se poser dans l’être. Ces incapacités
sont formulées dans le Nouveau Testament qui affirme que seule la Vérité
qui est la sienne peut rendre témoignage d’elle-même.
I – La vérité du monde, II – La vérité du Christianisme, III - Cette vérité qui s’appelle la Vie
Ces chapitres sont conçus de façon antithétique. Est disqualifiée la vérité du monde qui prévaut depuis la Grèce – et que L’Essence de la manifestation
avait rudement critiquée : si tout ce qui se montre dans la lumière est
tenu pour vrai, c’est le monde qui désigne la vérité et non la façon
dont celle-ci se montre, conception portée à l’absolu par la philosophie
de la conscience. La vérité du monde n’est en réalité qu’auto
production du dehors comme condition de visibilité.
D’autre part cet au-dehors est pris
dans le flux du temps (critique qui vise Heidegger). Soumise à la loi
d’apparition des choses, la vérité du monde jette celles-ci hors
d’elles-mêmes, les vide de leur chair dans un faire-voir qui est
destruction.
Dans la vérité du Christianisme au
contraire la vérité n’a pas à se diviser entre elle-même et ce qu’elle
montre. En elle il n’y a ni voir ni vu, elle est matière
phénoménologique pure, concerne le fait de se montrer, non le phénomène.
Dieu est cette révélation pure qui ne révèle rien d’autre que soi et le
Christianisme est donation en partage aux hommes de l’auto-révélation
de Dieu.
Cette auto-révélation se produit
dans la vie dont elle constitue l’essence, la vie n’étant rien d’autre
que ce qui s’auto-révèle. Cette vie n’est pas dans le monde, elle se
tient en soi, s’éprouve sans distance, hors monde, hors pensée, hors
rapport conscience-objet, sans différence, condition pour qu’elle
s’éprouve. Son mode de révélation est chair d’un pathos, non structure
formelle. D’où la première équation du Christianisme : Dieu est Vie,
l’essence de la Vie est Dieu.
M.H. recense les trois façons
contemporaines qui dépouillent la vie de son auto-révélation : 1 - le
scientisme actuel, qui laisse de côté la question capitale de l’ipséité
et oublie que ce qui en nous voit ou touche, n’est ni l’œil, ni la main,
mais la vie. Quant à la biologie, elle ne s’intéresse plus à la vie,
bien que le biologiste sache ce qu’elle est, joie, angoisse etc. 2 – la
conception de Heidegger qui réduit la manifestation du vivant à son
apparition sous forme d’étant dans l’éclaircie du monde. 3 – La
déviation du freudisme qui pense que la conscience réside dans la
représentation, avec cette conséquence, la vie n’est que force aveugle,
inconsciente, source de ravages.
Antithèse de ces dévalorisations,
le Christianisme estime que la Vie est plus que le vivant et qu’elle le
précède. Phénoménologiquement, c’est de la Vie transcendantale qu’il
faut partir. D’où l’importance de la naissance, de la génération de
l’homme comme fils de Dieu et de celle de l’Archi-Fils qui est le
premier vivant (archi- vient du grec archè, commencement).
IV – L’auto génération de la Vie comme génération du premier vivant
Ce chapitre important traite de
l’origine et de l’ipséité qui fait l’objet des trois chapitres suivants.
Ici il est question de l’ipséité originelle dont L’Essence de la manifestation avait déjà traité.
Pour le Christianisme, il n’y a
qu’une seule Vie, agissante, puissance d’engendrement immanente à tout
ce qui vit. Elle est l’essence de Dieu lui-même, un Dieu qui n’est pas
pensé par l’esprit, comme le croyait Saint Anselme. Le vivant parvient
dans la vie en s’identifiant à son auto révélation. La vie n’est pas, le
concept d’être est à congédier. Elle advient et ne cesse d’advenir.
Elle n’est pas non plus un milieu phénoménologique où baigne tout ce qui
est vivant, ni un monde intérieur qui serait l’antithèse du monde de
l’au-dehors. «Dans l’accomplissement éternel de ce procès, la vie se
jette en soi, s’écrase contre soi, s’éprouve soi-même, jouit de soi,
produisant sa propre essence ». Telle est la dynamique de l’ipséité qui
s’effectue comme pathos et constitue « la chair affective » de cette
révélation. S’éprouver soi-même signifie éprouver ce qui n’est en sa
chair rien d’autre que ce qui l’éprouve. Cette identité de l’éprouvant
et de l’éprouvé est l’essence originelle de l’ipséité.
Le Père est le mouvement que rien
ne précède, et dont nul ne connaît le nom. Il engendre éternellement le
Fils, ce premier vivant en l’Ipséité originaire duquel le Père s’éprouve
lui-même. Comme le Père, le Fils est Logos, Verbe. Sa naissance ne se
produit pas à l’intérieur d’une vie préexistante, elle est élément
co-constituant du surgissement de la vie. L’engendrement du Père et du
Fils ne font qu’un.
V – Phénoménologie du Christ
La naissance non mondaine du Christ
signifie que toute naissance est transcendantale, générée dans la Vie
absolue car le vouloir du monde est incapable d’engendrer la vie, il la
présuppose. Le Père est « dans les cieux », c’est-à-dire invisible. La
Vie n’apparaît dans aucun monde, « Personne n’a jamais vu Dieu ». D’où
le rejet violent par le Christ de sa généalogie humaine : « Avant
qu’Abraham fut, Moi je suis. » Cette conception de la naissance qui fait
de l’Archi-Fils un étranger au monde et à sa temporalité propre est
cause du drame dont le Christianisme est l’histoire, car dans la vérité
du monde le Christ n’est qu’un homme parmi les autres et ce qu’il dit
passe pour blasphème.
Le Prologue de Jean explique la
Trinité dans cette perspective d’une phénoménologie de l’invisible :
Archi-génération transcendantale de l’Archi-Fils, le Verbe étant
l’accomplissement de la révélation, auto-engendrement de la vie qui « se
fait chair » sous la forme d’une Ipséité essentielle, celle du Premier
Vivant, aussi ancien qu’elle. La proposition, « En lui était la Vie »,
désigne l’intériorité phénoménologique réciproque du Père et du Fils, ce
qui n’existe jamais dans la génération humaine.
La signification du Christianisme
est prise dans une phénoménologie, puisqu’il s’agit de rendre le Père
manifeste, révélation qui se fait dans un mouvement sans fin grâce au
Fils incarné, le Christ ne disant rien d’autre que ce que dit « Celui
qui m’a envoyé ». Mais pas plus que le Père, le Fils ne peut se montrer
dans le monde en tant que tel. Le système autarcique constitué par la
relation de la Vie et du premier vivant signifie qu’il n’est d’accès au
Christ que dans la Vie. Le Christianisme n’enseigne rien d’autre que
cela et défait la conception de l’homme comme être du monde, il est Fils
de Dieu.
VI – L’homme en tant que « Fils de Dieu »
Ce chapitre capital s’attaque à la question très rarement abordée par les philosophes, celle de l’ipséité individuelle.
Point central du Christianisme,
l’homme n’est pas un être du monde, ni au sens réaliste naïf, ni au sens
philosophique commun qui voit en l’homme un être doué de raison –
appartenance que maintient la religion quand elle le comprend comme un
être non pas engendré mais créé, c’est-à-dire tenant ses lois de
l’apparaître, confusion que répète la christologie quand elle tente
d’expliquer l’union dans le Christ de deux natures hétérogènes, l’une
humaine, l’autre divine, alors que le Christ n’a jamais parlé de
lui-même comme d’un homme – et que l’homme n’existait pas quand lui, le
Christ, a procédé de l’auto-engendrement de la vie.
En tant que fils de Dieu, l’homme
participe aussi de l’essence de la vie. Il doit être pensé à partir du
Christ, car la Vie a le même sens pour Dieu, le Christ et l’homme. Or si
l’homme est porteur de l’essence divine, en quoi diffère-t-il de Dieu
ou du Christ puisqu’il est ce Soi singulier engendré dans
l’auto-engendrement de la Vie absolue - c’est-à-dire cette épreuve qui
est ipséité ?
Il faut donc distinguer deux
concepts de l’auto-affection – affection signifiant manifestation, ce
qui se donne à moi dans mon expérience. Il y a auto-affection quand ce
qui affecte est le même que ce qui est auto-affecté, ie. quand la vie
constitue elle-même le contenu de son affection (cf. § 31 L’Essence de la manifestation).
L’auto-affection est donc acosmique, mais il faut dissocier les
modalités du moi transcendantal vivant, l’Archi-Fils et l’essence
phénoménologique de cette Vie absolue.
Il y a donc un concept « fort »
d’auto-affection ( naturant) : la génération par soi de la Vie qui
définit elle-même le contenu de sa propre affection et se le donne à
elle-même. Cette auto-donation qui est auto-révélation est un pathos
affectif qui a posé son propre contenu. Cette auto-affection forte est
le propre de Dieu.
Le concept « faible »
d’auto-affection est un naturé. En tant que Moi transcendantal vivant,
je puise aussi mon essence dans l’auto-affection. Je suis moi-même
l’affecté et ce qui affecte, le sujet de l’affection et son contenu,
tout est moi, le senti, le touché, le voulu, le désiré, le pensé. Mais
cette auto-affection n’est pas mon fait.
Quel est le rapport de ces deux
sens ? Dans le sens faible, le Soi singulier que je suis ne s’éprouve
lui-même qu’à l’intérieur du mouvement par lequel la Vie se jette en soi
et jouit de soi dans le procès éternel de son auto-affection absolue.
D’où, parce que c’est un pathos, la passivité de ce soi singulier que je
suis, passif à l’égard de soi parce que passif à l’égard du procès
éternel de la vie qui ne cesse de l’engendrer. C’est cette passivité qui
fait de ce soi un moi – ipséité qui n’est pas un attribut métaphysique
posé sur la pensée. Cette passivité engendre des modalités pathétiques
comme l’angoisse, angoisse qui tente de se fuir. Écrasée sous son propre
poids, elle tente de se changer soi-même – principe de toute action - ,
sa souffrance peut ainsi se métamorphoser en joie.
Intermédiaire entre Dieu et
l’homme, mais consubstantiel au Père, le Christ appartient au procès
fort. Le rapport de l’homme transcendantal à Dieu n’est pas direct mais
médié par le Christ : grâce à l’Ipséité de ce premier Soi, la place est
ouverte à tout vivant, son ipséité est possible. Fils de Dieu, le vivant
ne peut l’être qu’en tant que Fils dans le Fils.
VII – L’homme en tant que « Fils dans le Fils »
Le statut de l’ipséité
individuelle, auto-affection « faible », est métaphoriquement exposé
dans la parabole, relatée par Jean, du berger et de ses brebis : c’est
dans l’Ipséité originaire du Fils, par une relation d’engendrement
acosmique et intemporelle, que chaque homme puise son ipséité
personnelle. Le Christ n’est pas seulement le medium entre l’homme et
Dieu, il est le medium entre chaque moi et lui-même, conférant à ce moi
une concrétude phénoménologique, une chair. Aussi « le berger »
connaît-il le nom de chacune de ses brebis, il est la porte, ie. «
l’accès à tout moi transcendantal réside dans une Ipséité plus ancienne
que lui », Ipséité qui est l’herbe que paissent les brebis, c’est-à-dire
que chaque moi s’accroît de lui-même.
Ce processus a une conséquence
capitale : la relation des vivants entre eux n’est plus dans
l’extériorité du monde mais dans l’archi-génération de la Vie : il est
impossible de parvenir jusqu’à l’autre, de l’atteindre, sinon à travers
le Christ, de le frapper sans frapper celui-ci. Or le voleur qui, dans
la parabole, s’approprie ce qui ne lui appartient pas, le possède quand
même : quoi qu’il fasse, tout moi fait usage d’une ipséité dans le
pouvoir de laquelle il n’entre pour rien. Aussi les ouvriers de la
onzième heure seront-ils payés de la même façon que ceux qui ont
travaillé tout le jour.
L’extrême originalité de la pensée
chrétienne de l’Individu est d’avoir d’entrée de jeu lié la conception
de l’Individu avec la Vie, relation qui est dans la Vie dont elle est
l’engendrement constant. Son ipséité est pour chacun la condition
essentielle de son identification à la Vie universelle donnée en sa
chair phénoménologique. Tout soi est singulier. « L’homme naturel »
n’existe pas, ce qui individualise n’est nulle part dans l’au-dehors.
Priorité de l’essence : « C’est moi qui vous ai choisis ».
VIII – L’oubli par l’homme de sa condition de Fils : « Moi, je » ; « Moi, ego »
Pourquoi les hommes sont-ils si
malheureux en dépit de leur ascendant ? Or c’est justement à partir de
l’ipséité que s’éclaire l’oubli. L’ignorance de l’homme s’enracine dans
le procès même en lequel la vie génère en soi le moi de tout vivant.
C’est dans la naissance du moi que se tient la raison cachée de l’oubli.
S’éprouvant passivement sur le fond de cette Ipséité originelle de la
Vie qui le donne à lui-même, le moi se trouve être plus que ce qui se
désigne comme un moi : entrant en possession de lui-même, il entre en
possession de pouvoirs (du corps, de l’esprit), il peut les exercer. Car
le « je peux » ne fait que définir l’essence du « je ». Toutefois ce «
je » n’y est pour rien, la source des pouvoirs est le Soi de
l’Archi-Fils.
Une fois entré en possession de son
être propre, le « je » se sent libre de déployer tel de ses pouvoirs.
De passif originairement, l’ego devient actif - et libre parce qu’il
n’est rien du monde, son Ipséité n’appartenant qu’à la Vie. Ainsi naît
l’illusion transcendantale de l’ego qui se prend pour le fondement de
son être, oublie sa condition de Fils. Celui qui soulève un poids croit
que c’est lui qui le soulève… et le don des pouvoirs est réel.
De plus, la dissimulation de la Vie
invisible dans l’ego lui ouvre l’espace du monde, l’ego ne s’intéresse
qu’à ce qui est hors de lui – même s’il ne se soucie en réalité que de
lui-même. L’égoïsme transcendantal lui fait oublier sa condition et
l’emplit de ce Souci que le Christianisme nomme convoitise.
Il est toutefois une cause plus
essentielle de l’oubli : incapable de prendre place devant son propre
regard, la Vie est sans mémoire, elle est l’Immémorial parce que jamais
séparée de soi par une intentionnalité. Il faut rejeter les conceptions
classiques qui fondent sur la mémoire les possibilités du moi : la
mémoire détruit l’essence de la vie, déploie l’écart de la distance du
passé. Le Soi n’est possible que radicalement immanent, sans visage.
C’est ainsi que l’oubli par l’homme
de la condition de Fils n’est pas un argument contre celle-ci mais sa
conséquence et sa preuve. Il y a donc deux oublis : bien qu’oubliant le
Soi qui l’installe en lui-même, l’ego n’en est pas moins immergé en
lui-même à son insu. Le second oubli porte sur ce qui est advenu avant
qu’on soit, l’antécédence de la Vie, l’Immémorial absolu.
IX – La seconde naissance
Le salut pour le Christianisme est
de surmonter cet oubli radical, ie. de naître une seconde fois, mais ce
salut ne relève ni du savoir ni d’une prise de conscience libératrice.
Les preuves de l’existence de Dieu (Saint Anselme etc.) sont absurdes :
se constituer en tribunal et alors que l’essence de Dieu est sa présence
invisible, son auto-révélation originelle, le soumettre à une preuve
sous la lumière du monde. D’accès au vivant, il n’est que dans la vie.
D’où l’aporie : comment l’homme
peut-il atteindre l’Avant absolu de l’auto-engendrement de la vie en
laquelle il est engendré ? A la différence de la philosophie classique
où le temps est identifié au surgissement phénoménologique du monde, la
temporalité du Christianisme permet de saisir la relation de notre
naissance à l’Avant qui la précède : le rapport à l’Avant n’est pas
distance mais pathos. Ce rapport est chair de la vie qui est mouvement,
venue en soi qui ne se sépare jamais de soi.
La relation du vivant à la Vie ne
peut donc se rompre, comme le montre la parabole du Fils prodigue.
Certes celui-ci avait oublié. Mais l’immanence de la Vie absolue dans la
vie singulière de l’ego fait qu’une seconde naissance peut s’accomplir
en faveur d’une autotransformation de la vie selon ses lois propres :
elle consiste dans un faire, l’éthique chrétienne refusant
l’ordre de la parole et de la connaissance. Ce faire est retour à
l’auto-engendrement de la vie, conformément à la volonté du Père. Dieu
est vie, le Soi vivant laisse la vie s’accomplir en lui comme la vie de
Dieu lui-même. Seuls les actes comptent, comme celui du Bon Samaritain
ou des œuvres de miséricorde.
Le salut est une seconde naissance,
entrée dans une vie nouvelle, le « Je peux » étant donné par la Vie.
Cet agir de miséricorde repose sur l’oubli de soi, parce que l’ego y est
reconduit au pouvoir de la Vie absolue qui le donne à lui-même. Dans ce
nouvel agir, le soi retrouve la puissance dont il est né – l’agir
mondain de l’ego est remplacé par l’agir originel de la Vie.
X – L’éthique chrétienne XI – Les paradoxes du Christianisme
Ce chapitre X définit le principe
de cette éthique, à la lumière duquel sont ensuite expliquées les
affirmations paradoxales du Christianisme qui déterminent la possibilité
d’une seconde naissance. Celle-ci implique un faire qui n’a rien à voir
avec la réalisation objective d’un projet subjectif mais où réalité et
action se situent dans l’auto transformation pathétique de la vie, un
agir transcendantal qui n’obéit qu’à la donation à soi de la Vie
absolue. La Loi nouvelle n’est plus une norme idéale, extérieure, son
Commandement est la Vie, condition d’accomplissement pour l’homme de son
essence – ce que Jean appelle amour de Dieu. Loin de résulter du
Commandement, l’amour en est la présupposition – à l’inverse de la
morale du devoir kantien.
C’est à partir des écrits de Jean
et des Béatitudes que doivent se lire les intuitions fondatrices qui en
rendent intelligibles les paradoxes car elle réfèrent à la structure
interne de la vie( chap. XI) :
1 – La duplicité de l’apparaître :
tout se montre à nous de deux façons, de même que notre corps. Il y a
d’un côté la vérité pathétique et inextatique de la Vie, de l’autre
l’horizon de visibilité du monde, sa vérité extatique. Cette coexistence
peut donner lieu à un comportement comme la feinte de l’hypocrisie qui
joue sur cette duplicité que démasque le Christianisme en renversant une
connaissance rationnelle fondée sur la perception : « ceux qui n’ont
pas la connaissance n’entreront pas au royaume de Dieu ».
2 – L’intuition de la structure
antinomique de la vie, qu’expriment les paradoxes des Béatitudes. «
Heureux ceux qui souffrent » exprime la co-appartenance originelle du
souffrir et du jouir, la réversibilité du premier dans le second, un se
subir soi-même qui est en même temps entrée en possession de soi. C’est
cette structure réversible du pathos qui fonde le sens des Béatitudes,
car la plénitude de la vie - « malheur aux riches » - peut céder la
place au Désir qu’aucun objet ne viendra combler.
3 – Différence qui sépare la Vie du
vivant : la malédiction, « malheur à vous qui êtes repus » s’adresse à
ceux qui, oubliant leur condition, éprouvent la vie comme leur bien
propre. Car il y a la Faim, la grande Déchirure, « ce manque terrifiant
en chaque ego de ce qui le donne à lui-même », que seule peut apaiser la
Vie absolue dans la seconde naissance.
4 – Situation aporétique : la
différence entre l’auto-affection de la Vie absolue qui s’apporte
elle-même en soi et celle de l’ego, donné à lui-même sans y être pour
rien et qui est « submergé par l’hyperpuissance de la vie », parce qu’en
fait il n’y a qu’une auto-affection, celle de la Vie absolue. D’où la
situation paradoxale de l’ego qui n’existe point par soi : « Celui qui
aura trouvé la vie pour lui la perdra et celui qui aura perdu la vie à
cause de moi la trouvera »
XII – La Parole de Dieu. Les Écritures
Ce chapitre revient sur ce qui a
été écarté au début – fiabilité des textes du Nouveau testament,
histoire etc. – et traite de ce dernier paradoxe : les Écritures
revendiquant la transmission de la Parole de Dieu, comment surmonter la
carence ontologique du langage ? En réalité, il faut distinguer la
parole humaine de cette autre Parole qui ne comprend ni signifiant ni
signifié, ne vient pas d’un locuteur, est antérieure à tout
interlocuteur et qui nous permet de comprendre les Écritures. Car la
parole humaine doit prendre appui sur le langage qui ne peut dire la
chose que s’il la donne à voir, relève de la vérité du monde et crée un
écart avec ce qu’il désigne. Cette parole est incapable de nous mettre
en rapport avec la Vie qui ne se montre dans aucun dehors, exclut
l’irréalité et ne connaît que la plénitude du vivre.
Comment la Parole divine
révèle-t-elle et que dit-elle ? Elle est Logos de Vie, se révèle
elle-même dans sa phénoménalité pathétique et ne révèle rien d’autre.
Elle ne soutient aucune référence aux choses de ce monde, elle n’est pas
action mais génération qui est auto-génération. Elle parle au
commencement dans ce Logos qui est auto-révélation comme Parole. Elle
est amour et dit à chaque vivant sa propre vie, « j’entends à jamais le
bruit de ma naissance ». Car ce n’est pas la Parole des Écritures qui
nous donne à entendre la Parole de la Vie, c’est elle en nous engendrant
qui réalise sa propre vérité.
Pourquoi le Christ a-t-il dit cela
dans une parole d’homme ? A cause de l’oubli par ce dernier de la
condition de Fils, car l’essence phénoménologique de la vie « est le
plus grand Oubli, l’Immémorial auquel aucune pensée ne conduit [ ] Seul
le Dieu peut nous faire croire en lui, mais il habite notre propre
chair.. »
XIII – Le Christianisme et le monde
L’objection majeure faite au
Christianisme de détourner l’homme de ce monde est ici balayée. Ce
reproche a été notamment formulé par le jeune Hegel avec sa critique de «
la belle âme » qui brise la réalité en un invisible qui est pur vide,
opposé à la réalité visible. C’est oublier que le Christianisme n’a rien
de vaporeux, la seule réalité pour lui est la vie. Et c’est parce que
la vie est invisible que la réalité l’est également : faim, souffrance,
plaisir, angoisse, ennui, ivresse s’éprouvent hors monde. L’éthique
chrétienne se fonde sur l’agir qui constitue l’action effective, non un
processus objectif mais un « je peux » individuel, édifiant dans
l’invisible. Loin de méconnaître la vérité du monde, le Christianisme la
circonscrit. Il constitue la voie d’accès qui conduit à ce qui est réel
dans le monde et qui ne doit rien à l’apparaître de celui-ci. M.H. cite
à l’appui l’analyse de Marx sur le travail vivant, invisible,
subjectif, individuel, qui fait la preuve de l’invisibilité de la vie.
Quant à la question d’autrui,
elle doit être également soustraite à cette erreur : concevoir le
rapport à autrui comme rapport à un être situé dans le monde, individu
empirique porteur de caractères mondains. Autrui est un autre moi, il
est Fils de Dieu et sa généalogie humaine n’a pas lieu d’être.
L’autodonation de la Vie est identique en chacun. La relation à un moi
quelconque présuppose notre relation avec le pouvoir qui l’a joint à
lui-même. Avec cette conséquence pour l’éthique : aimer Dieu, aimer le
prochain comme soi-même.
Car c’est une erreur de la
philosophie moderne de penser la relation à autrui à partir de l’ego que
je suis : il faut partir de la possibilité des « ego » en général,
celle d’un Soi transcendantal tenant son ipséité de l’Ipséité de la Vie
absolue, la relation entre les « ego » doit le céder à la relation entre
les Fils, la Vie est être-en-commun.
Conclusion : Le Christianisme et le monde moderne
La pensée moderne repose sur le
renforcement de l’approche traditionnelle selon laquelle l’homme est lié
à la connaissance que nous pouvons en avoir, connaissance conçue comme
scientifique et non comme accès de l’homme à sa propre essence. Dans le
champ ouvert par la science moderne, l’homme en tant que tel n’existe
pas, négation qui équivaut à celle de Dieu - réductionnisme non voulu
par la science mais inévitable et effectif.
La défense de l’homme véritable,
transcendantal, est la tâche de la philosophie mais la pensée moderne
l’a trop oublié. Que reste-t-il de l’homme hors de la Vérité de la Vie,
dans la vérité du monde, ce monde qui aujourd’hui est d’une certaine
façon l’Anti-Christ et dont l’agir est réduit à la technique, faisant de
l’homme un automate ? Toutefois « les hommes voudront mourir – mais non
la Vie. »
* Entretien avec V. Caruana, in Philosophique Kimé 2000, repris in Michel Henry, Entretiens, Sulliver 2005. Le Débat autour de l’œuvre de Michel Henry, tenu à l’Odéon en nov. 1999, repris in Phénoménologie de la vie, t. IV, PUF 2004, pp. 205 – 247, relate sur ces questions les discussions éclairantes de M.H. avec de jeunes philosophes.
L'approche de ce philosophe n'est pas simple, c'est le moins que l'on puisse dire. Mais je suis tout à fait d'accord avec sa définition de la vie, comme étant ce qui s'auto-engendre. Claude Tresmontant a dit des choses analogues (Sciences de l'Univers et problèmes métaphysiques). Par ailleurs, nous avons deux bonnes références bibliques, l'ouverture de l'épître aux Ephésiens, et la fin de lé première épître aux Thessaloniciens, où Paul souhaite à ses lecteurs que leur corps, leur âme et leur esprit soient tout entier sanctifiés. L'unité de la personne est la parfaite cohérence de ces trois instances, les deux premières (soma et psuché) étant ce que Paul appelle la chair (= l'ego) et la troisième le pneuma, là où Dieu habite en nous. Je vois que je vais avoir du travail à lire ces belles analyses.
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