Grâce à Denis Vasse, jésuite, psychanalyste et médecin
Propos recueillis par Fabrice Lengronne, publiés par la revue Pluriel
sous le titre Le rire est une rencontre
Manifestation de la reconnaissance ou de la non-reconnaissance de la parole, le rire peut être ouverture ou bien enfermement. Il est aussi ce qui brise l’idolâtrie. Denis Vasse nous explique comment le rire caractérise l’homme et lui permet de trouver son identité.
Pluriel : Quelles sont les dimensions du rire ? D’où vient-il et que manifeste-t-il en l’homme ?
Denis Vasse : Le rire est une figure qui marie des contraires. C’est souvent un compromis historique entre le mensonge et la vérité. Le rire est provoqué par l’émergence d’un sens dans une proposition ou un mot, un sens qui n’était pas attendu. Ce peut être de l’ordre de l’étonnement, et le rire est alors une espèce d’ouverture à un espace que l’on n’attendait pas. Mais aussi, à cause de l’autre sens qui apparaît dans le rire, ce peut être le lieu d’une résistance formidable. Il y a une manière de rire qui est une façon de ne rien vouloir entendre de ce qui se dit, non seulement à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur de nous. Dans l’expérience analytique qui est la mienne, à cause de cet espace qui s’ouvre dans la contradiction, je crois que le rire peut être la porte d’entrée dans deux processus opposés : la dérision et la joie.
Pluriel : Comment se manifeste cette ambivalence du rire ?
Denis Vasse : La dérision est une manière de s’emparer avec lucidité des deux sens qui apparaissent pour les annuler. La dérision est vraiment, pour moi, un symptôme de la folie : elle est la constante mise en annulation du sujet parlant et désirant. C’est une facon d’avoir un discours exact qui annule le sujet par une ambiguïté constante et permanente. C’est annuler la vérité en la disant. On trouve là le lien entre le rire et la mort : il n’y a qu’une manière de faire la nique à la mort, c’est d’annuler le sujet. On rencontre cliniquement des patients qui font le mort pour ne pas mourir. Accepter la rencontre de la différence, c’est prendre un risque: celui de l’émergence du sens, et de la remise en cause qui peut en surgir. Dans certaines psychoses, la naissance même est vécue comme une mort. A partir du moment où la différence mort/vie est annulée, vous ne risquez plus rien. Si vous annulez la différence vérité/mensonge, il n’y a plus de parole, et vous ne risquez plus rien. C’est le rire dérisoire.
Pluriel : A contrario, le rire peut se manifester positivement …
Denis Vasse : Le rire peut être ouverture à la reconnaissance d’une libération du sens qui permet au sujet d’entrer dans son histoire. Cela l’aide aussi à reconnaître que ce qui parle en lui n’a aucun des deux sens que fait apparaître le rire, mais qu’il éveille un sens qui est en nous. Ce rire-là ouvre sur la douceur, et en particulier sur la louange. Il peut être le lieu de libération du sujet. La joie découverte dans le rire, qui ne se nourrit pas de l’opposition, contrairement au rire dérisoire, est de l’ordre de la louange. Elle se transmet. C’est d’ailleurs à cela qu’on la reconnaît. La joie se donne comme la parole et la vie se donnent. C’est donc le signe de la naissance.
Pluriel : On trouve le rire et le sourire aux moments cruciaux de la vie. Par exemple à la naissance, dont vous venez de dire que c’est le signe, et parfois à la mort ou dans des moments tragiques…
Denis Vasse : Le sourire, qui apparaît très tôt chez le nouveau-né, est ce qui donne un visage à quelqu’un. Il témoigne que la parole est toujours « déjà là ». Quand l’enfant sourit, il répond à ce qui parle en lui quand on lui parle. On est au cœur même de la psychanalyse : parler, pour un homme, c’est répondre à ce qui parle en nous quand on nous parle. Je crois d’ailleurs qu’on peut voir le progrès d’une cure à la modification du visage et du sourire de quelqu’un, sans tomber pour autant dans un délire d’interprétation. Sourire et avoir un visage, c’est toujours confesser une altérité. Dans l’ordre de la psychose et de la perversion, il n’y a pas d’autre, et il n’est pas question, inconsciemment bien sûr, de confesser l’autre Même si pour le patient, c’est la souffrance ultime, l’enfermement par excellence.
Quand on rit à posteriori d’un événement dramatique, ce n’est pas de l’ordre de la dérision. Il n’y a qu’une manière de dire que l’on est vivant, c’est dire qu’on a traversé la mort. Il n’y a qu’une manière de rendre grâce, c’est de raconter ses naufrages. Ce rire-là est de l’ordre de la louange : il est une reconnaissance du sens qui a surgi dans la catastrophe.
La joie de vivre. Huile sur une publicité des années trente. 1992 |
Pluriel : Le rire traduit un surgissement du sens. Un sens unique ?
Denis Vasse : S’il est lieu d’enfermement sous une fausse transparence dans la dérision, le rire est aussi le lieu d’une multiplicité de sens où apparaît le sujet qui n’est réductible à aucun des sens, mais qui parle à un autre. L’animal ne rit pas. Il n’y a pas pour lui cette émergence du sens qui est toujours multiple dans le langage. C’est dans la polysémie des mots qu’est indiqué quelque chose du sujet qui n’est réductible à aucun des mots. Le rire, c’est le lieu de l’altérité. Il y a deux possibilités de fonder une différence : soit dans un tiers, la parole ou l’esprit, dans lequel les termes de la différence peuvent se rencontrer sans s’exclure ni se confondre. C’est la différence fondée dans l’unité de l’esprit. Ou bien, s’il y a exclusion du tiers qu’est la parole, la différence ne peut plus se fonder que sur une opposition. On comprend bien comment l’unité de l’esprit qui fonde la différence, c’est la paix, et l’opposition des différences entre elles, c’est la guerre. C’est l’un ou l’autre, mais pas les deux ensemble, et il n’y a pas de troisième voie. Il y a des gens qui ne supportent pas les jeux de mots, parce que cela révèle un double sens ; ça éveille en eux une violence intérieure qui est restée ignorée. La peur de la polysémie vient d’une différence fondée sur une opposition.
Pluriel : L’homme, créé à l’image de Dieu, traduit-il par son rire un rire de Dieu ?
Denis Vasse : Nous sommes créés à l’image de Dieu. Mais justement, Dieu n’a pas d’image. Nous sommes créés à l’image de celui qui n’a pas d’image. Cela met l’accent sur la primauté de la parole. Ce peut être la vérité en ce qu’elle ordonne et qu’elle ouvre l’imaginaire au réel. Tout ce qui, en nous, est image de Dieu et qui n’est pas ouvert à la parole n’est qu’une image de nous. C’est de l’idolâtrie. Par contre, le sourire de la chair témoigne que cela parle depuis les origines !
Quand le rire est provoqué par la peur, il traduit une résistance au désir. Quand, au contraire, il est provoqué par un consentement au désir, il y a acceptation de la rencontre, qui fonde le sujet. Le désir, c’est le désir de l’Autre, comme dit Lacan, et j’ajouterais : le désir de Dieu.
Quand une structure psychique est coincée dans un rire dérisoire, qui est donc pervers, il y a, pour sortir de la dérision, un passage obligé par les larmes. C’est la chute d’une image fondée contre. L’imaginaire ( c.à.d ici la construction de l’image qu’on a de soi ) est toujours fondé contre dans la mesure où il veut se prouver à lui-même sa différence. C’est vrai entre l’homme et la femme, entre l’adulte et l’enfant. L’imaginaire est souvent fondé contre la parole et contre l’autre.
Nous n’avons pas d’autre lieu pour accéder à la parole que celui de la différence. Dans la Bible, la parole surgit entre Adam et Eve, dans un lieu de reconnaissance envers Dieu. Si l’on est déconnecté de cette parole originaire, on n’est plus sujet de la parole, mais sujet de l’imaginaire: on défend sa propre image.
Aujourd’hui, la conception que l’on a de l’identité consiste à défendre sa propre image. C’est un détournement de l’identité humaine. L’homme entre dans un rapport vrai à son identité quand il perd son image. Quand il réside dans la parole, comme dit Heidegger. Un rire qui ne renvoit pas au silence de la parole, le silence qui permet à la parole d’exister, est un rire qui n’a rien à dire.
Pluriel : Quand on ne sait pas rire, c’est qu’on a un problème avec la parole ?
Denis Vasse : Beaucoup d’enfants et d’adultes n’ont pas les mots pour leur chemin intérieur. Ce n’est pas une question d’information, mais de témoignage. C’est l’autre côté du rire, le rire impossible : il réclame une compassion extraordinaire.
Dans la Bible, Sarah dit : Dieu m’a donné de quoi rire et tous ceux qui l’apprendront me souriront. Le sourire, c’est l’accomplissement de la bonne nouvelle. La bonne nouvelle, c’est qu’on est vivant, et ce qui nous rend vivant, c’est la rencontre. La vie n’est pas donnée comme un objet. Elle est donnée dans la rencontre. La première rencontre, c’est la naissance. Une vrai rencontre, c’est ce qui nous autorise à réinterprêter notre naissance. C’est l’aujourd’hui du Deutéronome, « Je vous avertis solennellement aujourd’hui, je place devant vous la vie et la mort… Choisissez la vie. » La parole n’est que maintenant, ou elle n’est pas. On peut refuser d’interprêter à la lumière de la parole, mais alors on interprête à la lumière de ce qu’on imagine. L’intervention de la parole, c’est être délogé de ce que nous imaginons. Il y a de quoi rire ! Denis Vasse.
Pour prolonger cet article, on peut lire de Denis Vasse “La dérision ou la joie”, un livre qu’il présente en ces termes : “Accéder à la joie, c’est «se réjouir intérieurement». La joie témoigne d’un bonheur partagé ; la manière dont elle se communique dans le don dit la vérité d’une présence intime, irréductible à un objet de jouissance au sens juridique (avoir l’usufruit d’un bien) ou sexuel (profiter de la possession par les sens). Elle atteste la présence de l’Autre à l’intime de soi. Il y a une jouissance manifeste et répétitive que tout psychanalyste rencontre : celle qui consiste à épuiser, en le niant, le désir - dans la recherche d’un rassasiement qui ne dure jamais. Avec elle, l’homme ne se sent vivre qu’en vivant contre la vie, dans une rivalité jalouse et exclusive. Dans une certaine manière de vouloir jouir jusqu’au bout, de s’éclater ou d’aimer à mort, la fine pointe de la jouissance se répercute en écho de dérision. Au cœur de la folie ou de la perversion, c’est l’intensité de la sensation qui se donne pour la Vérité ; celle-ci n’est plus ce qui parle, mais ce qui se sent. Cette modalité jouissive du sensationnel exclut la parole et/ou le sens. Elle clôt la libido sur le même. Elle interdit au plaisir d’être la nécessaire médiation qui noue l’esprit et la chair dans une rencontre de sujets incarnés. Fermée à la parole, elle alimente la jouissance exclusive des sens. Elle enferme l’homme en lui-même, dans l’intensité d’un fantasme pris pour le réel et dont la répétition l’aliène. Faute de vivre de l’altérité au cœur du même, le désir tourne en déris, et la parole en dérision.
Textes : Denis Vasse
Illustrations : Jérôme Bosch et Robert Empain
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