samedi 7 février 2015

Comme à Ostende et comme partout...


Je trouve sur la Toile un interview d'époque de Léo Ferré et de Jean-René Caussimon les auteurs de Comme à Ostende, une chanson capable de vous perfuser en moins de deux le poison mélancolique et délicieux que ces beaux diables savaient distiller... Cela m'a replongé dans ces pages nostalgiques de Ad Imaginem Dei, intitulées elles aussi Comme à Ostende, dans lesquelles j'évoque ces poètes, mais aussi Léon Spiellaert et Yves Klein, qui accompagnaient mes escapades nostalgiques à Ostende cette année là... Cette joyeuse bande est à découvrir ici.




Yves Klein. 1957


Comme à Ostende   
Une sensation me venait souvent au moment de m’endormir lorsque j’étais enfant, elle me revient ce matin au réveil. Je me souviens  lui avoir donné un nom : Petit-Grand
Tour à tour, comme si flux et reflux, expir et inspir me traversaient sans cesse, je me sens minuscule et immense. Mon corps s’agrandit démesurément puis se rapetisse aussitôt, mes pieds touchent l’horizon de la mer d’un côté et ma tête touche l’horizon de la terre de l’autre, mes orteils s’enfoncent dans le fond de l’eau et mes cheveux traversent les nuages pour se mêler au ciel. 

Réveil étiré à n’en plus finir 
Je suis seul à Ostende dans une chambre d’hôtel orientée Nord-Ouest, face à la mer. 
Dehors, le ciel, la terre et la mer  entremêlés forment un seul pays. Je sors marcher dans le grand tableau gris. 

(...)




Femme à la mer. Léon Spielliaert . 1908





Que pourrais-je perdre de plus que la femme que j’aime ? Une main, un œil, une jambe, ma vie ? Mais peut-on perdre la vie ? Les amputés connaissent ces blessures inguérissables qui ne tuent pas.  

Me revient cette fulgurance de Bernanos : « L'enfer c’est de ne pas aimer ». Et la souveraine thérapie pour les femmes que Gauguin grava sur le portique en bois de sa Maison du jouir aux îles Marquises : « Soyez mystérieuses, soyez amoureuses et vous serez heureuses ! »

C’est indéniable, la Mer du Nord n’est pas le Pacifique, le triste littoral belge ne prédispose pas à la joie de vivre d’amour et d’eau fraîche !  Nina la détestait, été comme hiver. « Il faut être maso, disait elle, pour aimer cette Mer vert de gris, ces brumes, ces plages mornes, ces dunes sinistres, ce vent glacé et incessant qui gifle de sable le visage. Et ce front d’immeubles affreux face à la mer. Tout ça m’oppresse, me déprime. Pouahh ! » 

Envoyez un couple en désamour sur la Côte belge, ajoutez-y l’abomination architecturale, la pluie, le vent glacé, le sable,  mélangez le tout avec quelques séjours obligés en famille et vous aurez à coup sûr l’enfer de Bernanos.




Escalier (Ostende) Léon Spilliaert. 1909



Mais il y a autre chose, une force archaïque, inquiétante, est à l’œuvre ici. Un être autonome, menaçant, gronde jour et nuit, un monstre qui aspire et veut tout dévorer, terre, ciel, soleil, nuages, oiseaux, bateaux, parents, enfants. Pire, une créature qui se dévore perpétuellement elle-même : la mer !
Tous les enfants ont d’abord, par instinct, peur de la mer. Ils sentent sa puissance d’attraction et de répulsion, ils craignent d’être happés et engloutis. Les parents, ces enfants qui ont grandis trop vite, parlent sans bien s’en rendre compte de la mer comme d’une créature vivante et menaçante. Ils disent que la mer est mauvaise, méchante, furieuse, déchaînée ou qu’elle se calme, se retire, remonte, galope, s’engouffre, se brise, qu’elle rejette, prend, rend, recrache. Pour les enfants, les flux et les reflux des marées sont les preuves de ces dires et de la réalité vivante du monstre et les algues, les coquillages, les méduses, les épaves, les bois recrachés sur le sable, sont à leurs yeux les traces de ses dévorations et de sa digestion. Les vagues sont alors des lèvres et des bouches insatiables pleines de bave et de sel. D’ailleurs elles ont des dents blanches qui mordent et dissolvent tout. Les plages, le sable, les rochers, les digues seront mangées un jour ou l’autre et puis les dunes et enfin le pays tout entier… On apprend à l'école que tout ce plat pays de Flandres était il n'y a pas si longtemps englouti par la Mer.


Cette Mer du Nord est la mer de mon enfance, y revenir c’est revivre mes angoisses d’enfant mais aussi leur transformation en joie. Car la mère de ma chair, ma Maman, aimait de toutes ses fibres cette mer. Quand elle disait « on va à la mer » elle était si radieuse que nos craintes se dissipaient dans sa joie. Une fois à la Mer, elle nous emmenait, mes frères et moi, tout près de l’eau pour la voir et la respirer. En nous tenant par la main elle nous emmenait sur les brises-lames, là où les vagues et les lames de fond invisibles se brisent et chatouillent les pieds nus. Hardis, nous partions à la conquête de l’estacade… « Allons tout au bout, à la proue, disait maman, nous serons comme en pleine mer, comme sur un grand bateau ! » 
Sur le pont de ce paquebot géant bien ancré à la terre nous restions avec elle à nous enivrer de mer et de vent. Plus les éléments se déchaînaient plus Maman s’en nourrissait. Plus la mer jetait son air vif, ses moutons blancs, ses vagues énormes, sa houle et ses embruns, plus elle se réjouissait. Maman nous a appris à aimer les tempêtes. En été, elle riait en se jetant dans les vagues qui l’éclaboussaient d’écume blanche. Les vagues n’étaient plus pour nous des bouches menaçantes chargées de dents mais des rires éclatants de Maman.

Les couleurs sont des vibrations de nos âmes disait Kandinsky. Pour Yves Klein, ses monochromes outremers étaient du ciel bleu de Nice concentré capable de nous plonger dans une profondeur intangible, un espace se dérobant à l’infini, là où, n’ayant plus rien de matériel à saisir, nous pourrions entrer dans la béatitude. 

Mais ici, à la Mer du Nord, ce sont les gris qui opèrent subtilement notre dématérialisation. Je marche en eux, je pénètre dans leurs nappes vaporeuses, je suis dans les nuages, un ciel mélangé de terre et de mer, je me perds dans un arc-en-ciel diffus partout et nulle part, je suis immergé dans une nuée grise teintée de mille couleurs subtiles qui m’imprègnent et m’absorbent. Je songe à cette Parole que le Seigneur adressa à Moïse après le passage de la Mer Rouge : « J'apparaîtrai dans la nuée . »

Mes envolées mystiques ne semblent pas affecter Gouache, ma chienne flamboyante, qui dépense une vitalité inépuisable sur ces étendues également inépuisables de sables mouillés.  

M’avançant dans ce nuage du bout du monde, j’entrevois la digue et le Casino d’Ostende. Je crois entrer dans un dessin merveilleusement sinistre de Spilliaert. 

Sur la digue évaporée, l'envie me prend de chanter la chanson de Ferré et Caussimon « Comme à Ostende » que j'écoutais avec Nina. Je modifie les paroles qui chavirent un peu trop  dans le  spleen intégral :  Comme à Ostende et comme partout quand sur la ville tombe la pluie et qu’on est sûr que ça vaut le coup, que ça vaut le coup de vivre sa vie et de la revivre encore un coup si c’est possiiiible…  

Ma chienne attirée par mes meuglements surgit d’un bond de la brume et me saute dessus en aboyant. 





Texte : extrait de Ad Imaginem Dei 1 L'oeuvre invisible de Robert Empain
Illustrations : Yves Klein, Léon Spiellieart
Vidéo : INA - via You Tube

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