jeudi 17 décembre 2015

Kandinsky et la signification de l'œuvre d'art

                                                             



Vassily Kandinsky. Composition X. 130 x 195 cm. 1939




On ne peut aborder la question de la signification de l'œuvre d'art que si l'on a répondu à une première question : celle de sa nature ou, comme nous le dirons, de son site. Il s'agit donc de savoir dans quelle dimension d'être se déploie l'objet esthétique, quel statut il convient de reconnaître à tout ce qui peut être le contenu de cette expérience spécifique qui est celle de l'art. Or, ce problème incontournable nous met en présence d'une aporie.

D'une part l'œuvre d'art est une réalité imaginaire. Nous nous rallions ici aux indications géniales données par Husserl au paragraphe 111. Dans la contemplation esthétique de la gravure de Dürer Le Chevalier, la Mort et le Diable nous ne sommes pas dirigés vers la plaque gravée non plus que vers les figurines qui apparaissent en traits noirs sur celle-ci, mais vers de toutes autres réalités qui sont les "réalités figurées", en portrait ou encore dépeintes et qui constituent justement, non plus la gravure en tant qu'objet du monde, mais l'objet-gravure en tant qu'œuvre d'art, sa réalité esthétique. Faisons donc cette distinction essentielle entre les éléments matériels qui servent de support à une œuvre d'art, qui appartiennent au monde réel de la perception, au même titre que toute autre chose réelle et, d'autre part, l'œuvre d'art en tant que telle, qui n'a plus son site dans le monde mais précisément hors de lui, en sorte que nous disons, en ce sens, qu'elle est un pur imaginaire.

Les tesselles d'une mosaïque, le bois ou le cuivre d'une gravure, la toile d'un tableau, les couleurs qui la recouvrent, font partie du monde qui nous entoure. Mais dans l'expérience esthétique (qu'elle soit celle du créateur ou du spectateur) ces éléments matériels ne servent qu'à figurer une réalité d'un autre ordre, la réalité représentée par le tableau, la gravure ou la mosaïque. On peut percevoir la toile du tableau, examiner son grain, ses craquelures, et c'est ce qu'on fait lorsqu'on veut la dater avec précision. Dans le cas d'une peinture sur bois on supposera qu'elle est flamande si c'est du chêne, française si c'est du noyer, italienne si c'est du sapin. Dès que commence la vision esthétique toutefois, dès que la toile ou le bois devient un tableau et pénètre dans la dimension propre de la peinture, ces éléments matériels sont neutralisés, n'étant plus perçus ni posés comme objets du monde, mais comme une entité qui n'a d'autre fonction que de produire la réalité représentée dans le tableau, laquelle est, elle aussi, neutralisée, n'appartenant pas plus au monde réel que les éléments qui la représentent, constituant avec eux une seule et nouvelle dimension d'être à l'intérieur de laquelle ils sont unis par des rapports de ressemblance et qui est la dimension ontologique de l'art.
De la différence entre celle-ci et le monde réel de la perception, nous ne donnerons qu'une preuve: un très petit espace réel sur la toile peut représenter dans le tableau un espace immense, comme celui des paysages qu'on découvre à travers la fenêtre de certains primitifs flamands. D'une manière générale, c'est le tableau tout entier qui peut être perçu comme une fenêtre, comme un trou dans le monde réel, trou ou fenêtre à travers lesquels le regard se trouve déporté dans un ailleurs radical. Dans la peinture classique la différence dont nous parlons entre réel et imaginaire, et l'ailleurs dans lequel elle a pour effet de nous jeter, trouve sa première expression dans le fait que le tableau est construit de telle façon qu'il provoque une illusion, celle d'un espace à trois dimensions ou, si l'on préfère, de la profondeur là où il n'y a cependant, dans le monde réel de la perception, que la surface plane d'un mur, du bois ou de la toile.
  Par ailleurs, toute œuvre esthétique se présente, faut-il le rappeler, comme une totalité et n'est intelligible que comme telle. Dans un tableau chaque couleur ne prend sa valeur qu'en fonction de toutes les autres, qu'elles lui soient contiguës ou qu'elles nouent avec elle, en un point éloigné ou opposé de la toile, quelque relation plus subtile. De même en est-il pour chaque forme, chaque volume : tout élément de ce qu'on appelle pour cette raison une composition est nécessaire à l'apparition de celle-ci et ainsi lui appartient en un sens rigoureux. Or, voici le point qui importe et qu'il convient de souligner : cette composition est une composition esthétique, les relations dont elle est faite, les éléments entre lesquels ces relations s'instituent, sont eux-mêmes de nature esthétique, ils se situent à l'intérieur de cette dimension d'irréalité principielle qui est celle de l'œuvre. Lorsque le peintre pose une couleur sur la toile, ce n'est pas elle qu'il examine, il voit la composition, il voit en elle ce qui correspond à ce trait ou à cette tache, bref son effet esthétique, lequel s'intègre à l'ensemble des effets, c'est-à-dire à ce Tout qu'est l'œuvre. Ainsi faut-il devant un Frans Hals reculer de quelques pas jusqu'à l'endroit où ces touches largement brossées se changeront brusquement en sang d'une joue ou, sur le visage de cet Officier de la Milice de Saint-Adrien qui se tourne lentement vers nous, en l'œil de la Vie qui nous regarde à travers le temps.


Vassily Kandinsky. Sans titre. 1924




La composition esthétique n'est donc pas cette sorte de palette de couleurs qu'est devenue la toile sous l'effet des coups de pinceau ou de couteau de l'artiste, mais elle n'est possible qu'à partir d'elle. Chaque élément plastique de la composition étant figuré à partir d'un élément matériel, il suppose l'existence de celui-ci. À la totalité plastique de la composition qui est l'œuvre elle-même correspond nécessairement une unité organique du substrat, à la ressemblance particulière qui s'établit chaque fois entre telle partie de la toile et son équivalent esthétique correspond la ressemblance globale de l'œuvre et de son support. Celui-ci se propose comme un continuum, il a une sorte d'unité. Ce n'est pas une unité interne, laquelle est seulement celle de l'œuvre, puisque la disposition matérielle des couleurs est déterminée par l'effet esthétique qu'elle produira. Pour cette raison, toutefois, cette disposition est nécessaire en l'état qui est le sien. C'est le continuum présenté par le substrat matériel de l'œuvre qui fait de lui l'analogon de celle-ci, ce à partir de quoi elle pourra surgir et se déployer dans la dimension d'existence qui est la sienne.
C'est la raison pour laquelle ce continuum doit être à tout prix préservé, rétabli et reconstitué lorsqu'il a été endommagé ou détruit. La restauration d'une œuvre d'art doit donc se faire en fonction de l'unité esthétique de l'œuvre et non pas du tout en tenant compte du support lui-même, en supprimant par exemple en celui-ci tout ce qui a été refait dans le passé pour ne conserver que les éléments ayant appartenu à l'œuvre originale. La restauration scientifique des œuvres d'art telle qu'on la pratique aujourd'hui en éliminant dans les fresques, par exemple, les parties reconstituées lors des restaurations antérieures, en les remplaçant par des espaces vides, c'est-à-dire par des traînées blanchâtres de ciment, aboutit en fait à leur destruction criminelle ainsi qu'on le voit en maints endroits comme à Daphni, dans les monastères serbes, à Arezzo, à Florence, etc. Cette restauration scientifique (utilisant des procédés comme le carbone 14) procède d'un matérialisme grossier qui méconnaît le statut véritable de l'œuvre d'art en tant que non-réelle, en tant qu'imaginaire pur.
                                               
À cette conception de l'œuvre d'art qui s'efforce de lui reconnaître, par une analyse phénomé nologique précise, un domaine d'existence spécifique, s'oppose cependant une autre qui a pour elle l'autorité d'un des plus grands artistes de notre temps, mais aussi la force de son évidence propre à savoir la thèse selon laquelle la dimension ontologique où se meut l'art est celle de la sensibilité. Considérons ces affirmations cruciales de Kandinsky: "C'est par la sensibilité seule que l'on parvient à atteindre le vrai dans l'art". Et encore: "L'art agissant sur la sensibilité, il ne peut agir que par la sensibilité". Ainsi les fameuses lois du beau, étant celles de la sensibilité, n'ont-elles que l'apparence de lois mathématiques, idéales et objectives. Lors même qu'on parviendrait à donner aux formes, et aux relations qu'entretiennent entre eux les éléments plastiques d'une composition, une formulation mathématique rigoureuse, celle-ci ne serait jamais que l'approximation idéale de proportions et d'équilibres qui jouent à l'intérieur de la sensibilité et qui trouvent en elle et dans ses lois propres leur possibilité, les exigences auxquelles ils répondent, leur ultime raison. Voilà pourquoi, comme le dit encore Kandinsky: "Balances et proportions ne se trouvent pas en dehors de l'artiste mais en lui".
Seulement, si l'art relève de la sensibilité, s'il puise en elle ses lois propres et les exigences auxquelles elles s'efforcent de trouver une réponse, l'œuvre d'art n'a-t-elle pas du même coup son site dans le monde réel, lequel est justement le monde sensible, un monde donné à la sensibilité et se définissant à partir d'elle, à partir de ses formes et de son contenu ? Ainsi nous trouvons-nous pris dans l'aporie qui veut que l'œuvre d'art appartienne au monde réel et ne lui appartienne pas. Avant de tenter de surmonter cette difficulté dont la solution nous permettra de comprendre la véritable nature de l'œuvre d'art en même temps que sa signification, relevons quelques unes des implications de la définition de l'art comme trouvant son essence dans la sensibilité et dans la dimension d'être qu'elle circonscrit.
Il convient pour cela d'en dire un peu plus sur la sensibilité elle-même et sur le monde dont elle est la condition. La sensibilité est l'Ouverture de ce monde, la transcendance en et par laquelle naît le premier Dehors, cet avant-plan de lumière qu'est tout monde en tant que tel. La sensibilité est l'Ek-stase de l'Être. C'est bien parce que cette transcendance habite chacun de nos sens qu'ils sont capables de se dépasser chaque fois vers ce qui constitue leur objet propre (le vu, l'entendu, le touché) et de l et de l'atteindre, dans et par ce procès de transcendance donc, et ainsi dans le Dimensional ek-statique où se montre à nous tout ce qui nous offre son visage, une face ou un aspect de son être, tout ce qui se donne en tant que l'ob-jet.
Or, la sensibilité n'épuise nullement son être dans cette pure relation à un monde considérée en tant que telle et comme se suffisant à soi-même, relation dont la phénoménalité se réduirait à celle de ce monde et à son surgissement. En toute relation de ce genre, en réalité, en toute affection par un étant quel qu'il soit, affection faisant de lui un ob-jet, règne le trait de l'affectivité, lequel n'est ni surajouté ni contingent, mais détermine au contraire la sensibilité comme son propre Fond et ce qui la rend ultimement possible. Ainsi notre attitude à l'égard des choses n'est-elle jamais réductible à un pur regard et à son déplacement insensible ou indifférent. Ce regard n'est jamais un simple voir, mais précisément un sentir, un sentir les choses, et cela parce que le voir qui nous ouvre à elles est d'abord et nécessairement un voir qui se sent lui-même voyant "sentimus nos videre", dit Descartes, qui s'éprouve et qui s'affecte lui-même avant d'être affecté par le monde, de telle manière que la phénoménalité propre de cette auto-affection originelle est l'affectivité elle-même comme telle.
Voilà pourquoi le monde est par essence un monde sensible, parce que la relation à l'objet, soit ultimement Ek-stase de l'Être où se fonde tout monde et la relation elle-même, s'auto-affecte dans sa transcendance même, en sorte que, sur le fond en elle de cette auto-affection qui la révèle originellement à elle-même, une telle relation est par nécessité une relation affective: une sensibilité. Voilà pourquoi Kant cherchant les conditions de toute expérience possible, c'est-à-dire pour lui de tout monde possible, commença son investigation par une Esthétique transcendantale, soit par l'analyse de la sensibilité. Sans doute cette analyse se déroule-t-elle sur un plan qui est encore celui de la factualité, elle rencontre la sensibilité à la naissance du monde sans comprendre véritablement la raison du caractère sensible de cette naissance. Cette raison est là pour nous: le monde est un monde sensible parce que la relation au monde est affective selon la possibilité la plus intérieure de son déploiement ek-statique.
Si nous supposons par conséquent que l'art a son lieu propre dans la sensibilité, qu'il consiste dans la mise en œuvre de ses pouvoirs, alors nous devons dire: l'art ne constitue nullement un domaine à part, réservé aux artistes, aux esthètes ou aux spécialistes, il se recouvre au contraire avec le monde lui-même, tout monde possible en général, pour autant que celui-ci est un monde sensible, prenant sa source dans la sensibilité et porté par elle. Ainsi le monde concret où vivent les hommes tombe-t-il entièrement sous les catégories de l'esthétique et n'est-il compréhensible que par elles. C'est un monde qui est beau ou qui est laid, nécessairement; s'il n'est ni l'un ni l'autre, c'est dans une sorte de neutralité qui n'est qu'une détermination esthétique parmi d'autres, un certain état de la sensibilité à laquelle ce monde est voué dans le principe.


Vassily Kandinsky. Courbe dominante. 1936


C'est un fait bien connu par ailleurs des historiens, des anthropologues, des ethnologues, etc., que toute forme de civilisation connue jusqu'à présent, à l'exception peut-être de la nôtre, porte en elle, comme l'une de ses activités principales, celle de l'art dont les productions sont souvent tout ce qui nous reste de ce passé bouleversant. Pourquoi en est-il ainsi, pourquoi toute culture inclut-elle en elle l'art comme une de ses dimensions essentielles? Parce que tout monde possible, et par conséquent le nôtre, est par nécessité un monde esthétique, parce que tout homme en tant qu'habitant de ce monde est potentiellement un artiste, celui en tout cas dont la sensibilité fonctionne comme la condition transcendantale de ce monde et de son surgissement. Un monde par essence esthétique, un art inhérent à toute culture, telles sont les deux premières implications de la thèse selon laquelle l'œuvre d'art relève de la sensibilité et lui appartient.
Que nous soyons dans l'aporie, on le voit à ceci que la définition de l'objet esthétique comme imaginaire pur entraîne au contraire cette conséquence tirée par Sartre de sa lecture de Husserl que le domaine de l'art étant étranger au monde réel de la perception, celui-ci n'est comme tel ni beau ni laid. Thèse difficile à soutenir, en particulier aujourd'hui. Nous vivons en effet à l'ère de la technique, laquelle ravage le monde de notre existence quotidienne, défigurant ses paysages, ses sites, ses villes, ses monuments légués par le passé, faisant surgir partout l'horrible et le hideux. Comment cette dévastation de l'univers dont nous sommes les témoins impuissants serait-elle possible si, en tant que sensible, cet univers n'était pas traversé, au moins de façon virtuelle, par des catégories esthétiques ?
Semblable évidence saute aux yeux dès qu'on s'interroge plus avant sur les raisons pour lesquelles la technique plonge notre monde dans cet abîme de laideur: parce qu'elle procède d'un savoir entièrement nouveau, apparu à l'époque de Galilée et dont les présuppositions et les décisions allaient bouleverser l'humanité de l'homme, faisant de celui-ci ce qu'il est aujourd'hui, l'homme européen, dont le modèle cependant s'impose à la terre entière. Afin de parvenir à une connaissance objective du monde, cette science galiléenne avait décidé de faire abstraction en lui de ses qualités sensibles, de la sensibilité elle-même, pour ne retenir, comme constitutives de sa réalité véritable, que les formes géométrisables des choses, leurs propriétés idéales susceptibles de se prêter à une détermination mathématique et comme telle rigoureuse la même pour tous, universellement valable, objective, scientifique, en lieu et place de ses apparitions sensibles, subjectives, individuelles et changeantes. En définissant de la sorte un monde-de-la-science comme le seul monde vrai et réel, elle n'hypostasiait pas seulement une abstraction pour autant que ce monde de la science renvoie nécessairement au monde réel sensible dont il n'est qu'une idéalisation et qui lui confère son seul sens possible elle éliminait encore tout ce par quoi ce monde est un monde esthétique. Organiser l'activité sociale à la lumière des possibilités infinies offertes par la science nouvelle, mettre en place et laisser fonctionner de tous côtés les dispositifs instrumentaux de la techno-science, c'était introduire dans le champ de la sensibilité des changements ne tenant plus aucun compte de celle-ci, de sa volonté et de ses lois : un univers par essence esthétique allait cesser d'obéir à des prescriptions esthétiques. Tel est le principe de la nouvelle barbarie propre à notre époque et dont la restauration scientifique d'œuvres d'art dont nous avons parlé est comme un cas-limite, l'exemple le plus significatif et le plus consternant.



La seconde aporie à laquelle conduit la thèse du statut imaginaire de l'œuvre d'art ne concerne plus le monde réel où nous vivons, mais l'œuvre d'art elle-même. Car si elle était un imaginaire pur et s'épuisait en lui, au même titre qu'une image quelconque, on chercherait en vain quel fondement attribuer à sa consistance interne, et par là nous entendons sa lisibilité, la rigoureuse détermination de ses parties en tant qu'éléments de la composition esthétique, éléments dont on a montré qu'ils sont eux-mêmes esthétiques. Ce qui caractérise l'image ordinaire, en effet, c'est que, soutenue à chaque instant par l'acte imageant de la conscience qui la pose et n'étant que le point-limite de cette activité, elle ne souffre en face d'elle aucune passivité du regard et s'effondre dès que s'interrompt l'acte conscientiel qui la crée. Je ne puis, dit Sartre, compter le nombre des colonnes du Panthéon dont je forme l'image.

Or, l'un des traits remarquables de l'œuvre d'art, c'est la clarté et la précision des détails (sur La Déposition de Fra Angelico à Saint-Marc, je peux précisément compter les personnages de l'avant-plan, le nombre des tours de l'enceinte, celui des maisons ou des édifices entraperçus au-dessus de la muraille, etc.), leur localisation rigoureuse, l'évidence et la force contraignante des relations internes de la composition, relations qui la font être proprement ce qu'elle est. Plus significative encore est la manière dont elle s'offre à nous, non pas en sa carence ontologique, tel le terme fragile d'une activité sans laquelle elle sombrerait tout aussitôt dans le néant, mais comme la massive imposition de ce qui détient, de par sa consistance propre, le pouvoir de nous placer vis-à-vis de lui dans la condition du spectateur, soit d'un être foncièrement passif à l'égard de ce qu'il lui est donné de contempler et dont il ressent en lui le pouvoir. C'est finalement de l'émotion de l'expérience esthétique, soit de cette force avec laquelle elle nous contraint mais que, dans le même temps, elle éveille en nous, c'est du pathos de cette force qu'il s'agit maintenant de rendre compte et, du même coup, d'écarter l'aporie qui nous occupe depuis le début.
Cette aporie consiste en ceci, rappelons-le, que l'œuvre d'art ne saurait se réduire à son support, c'est-à-dire à cette chose matérielle qu'est le bois, le cuivre, la toile et que, par rapport à eux, elle se situe dans un ailleurs qui, par opposition à ce monde réel de la perception, a été qualifié d'irréalité principielle et, en ce sens, d'imaginaire. Cette analyse est exacte et nous n'avons pas à revenir sur elle, mais seulement à préciser la nature de cet ailleurs et ainsi le site véritable de l'œuvre d'art pour que l'aporie soit levée. Que cette œuvre ne se situe jamais dans le monde, qu'elle ne se trouve pas vraiment là où se dis-pose son support là justement, devant nous, sur ce mur ne signifie pas qu'elle soit étrangère à la sensibilité, mais au contraire qu'elle puise son essence en elle, déployant son être là où la sensibilité déploie le sien, dans l'immanence où le voir s'éprouve lui-même en tant que voyant, où le sentir se sent lui-même avant de sentir quoi que ce soit d'autre et ainsi s'auto-affecte avant d'être affecté par l'ob-jet dans cette immanence radicale de l'affectivité absolue où il n'y a encore ni Dehors, ni monde hors de celui-ci par conséquent, loin de tout ce qui est là, dans un ailleurs que donne à sentir toute œuvre véritable et qui est identiquement l'ailleurs où elle se tient et où nous nous tenons nous-mêmes: ce que nous sommes.

C'est donc une analyse philosophique de la sensibilité qui nous permet de vaincre l'aporie. Que l'art appartienne à la sensibilité, que la substance de la chose esthétique soit la sensation la couleur pour la peinture, le son pour la musique, etc., cela nous contraint de préciser le statut de cette sensation qui va définir du même coup celui de l'œuvre elle-même. Or, malgré l'apparence, la sensation où s'enracine le monde sensible n'est cependant rien de ce monde. Nous disons que l'arbre est vert, que la rue est sonore, que la laideur nous fait souffrir. Mais dans les choses on ne trouve ni couleur, ni son, ni souffrance. Couleur, son, souffrance, il ne peut y avoir que sentis, éprouvés ou vécus, là donc où quelque chose se sent et s'éprouve soi-même de manière à pouvoir sentir et éprouver quoi que ce soit d'autre: dans l'essence préalablement déployée de l'auto-affection en tant que la subjectivité absolue, en tant que la Vie.


Vassily Kandinsky. Accord réciproque. 1942



Pour clarifier définitivement le site de l'œuvre, nous distinguons donc de façon rigoureuse ce que nous appellerons l'être-originel et l'être-constitué de la sensation, ou de l'impression. L'être originel de l'impression est son s'éprouver soi-même, l'auto-impression en laquelle elle se sent elle-même sans distance, dans un sentir primitif qui est son affectivité même. Ainsi est-ce toujours par la douleur que nous connaissons la douleur, par la couleur que nous connaissons la couleur, etc. L'impression originellement donnée à elle-même par son affectivité est cependant susceptible de nous être donnée une seconde fois par un regard, par une intentionnalité et cela se produit lorsqu'elle glisse au passé et que le premier écart du temps nous en sépare, qu'une "rétention" nous la pro-pose comme tout juste passée, quand elle apparaît dans le monde ensuite en tant que l'une de ses qualités sensibles : le vert de l'arbre, le bruit de la rue.
Il faut redire ici cependant que la qualité sensible de la chose réelle, objective, n'est possible que comme la pro-jection dans l'extériorité, par une intentionnalité constituante, de ce qui n'existe originellement qu'en son auto-affection et par elle. La qualité sensible en tant que propriété noématique de l'ob-jet est précisément l'être-constitué de la sensation, lequel renvoie à son être originel et le suppose. Mais parce que la qualité noématique, la couleur noématique par exemple, n'est que la représentation extérieure de ce qui n'existe en soi que dans l'intériorité de sa subjectivité, elle est un irréel, comme l'a reconnu avec profondeur Husserl, et avant lui Descartes. Ainsi s'éclaire brusquement devant nous l'irréalité principielle de l'œuvre d'art comme ne devant plus être pensée à partir de la réalité de son support matériel et dans son opposition à lui, mais au contraire à partir de la subjectivité entendue comme l'auto-affection de la vie. Irréelle, l'œuvre d'art l'est aussi longtemps que nous nous méprenons sur son lieu véritable, que nous la considérons dans son appartenance au monde, là où couleurs et formes se proposent comme des propriétés transcendantes, comme des caractères noématiques de l'objet d'un ob-jet qui, en tant que l'œuvre, se confond avec ce noème, avec ces couleurs et ces formes irréelles. Réelles, elles le sont là où toute couleur et toute forme a sa réalité originelle, où elles s'éprouvent elles-mêmes dans le pathos de leur subjectivité vivante.

De tous les grands créateurs et théoriciens de l'art, c'est Kandinsky qui nous permet d'aller le plus loin dans l'intelligence du statut de l'œuvre et ainsi de sa signification véritable. Son intuition décisive consiste justement dans la reconnaissance du site propre de l'œuvre d'art comme constituée par sa subjectivité, elle-même comprise comme le pouvoir de s'auto-impressionner, de s'éprouver soi-même, de "résonner" dit Kandinsky, de "vibrer". Une telle subjectivité n'est rien d'autre que la vie. Parce que la vie constitue à la fois la forme et le contenu de son affection originelle, elle est autonome, et c'est cette expérience pathétique primitive, dans sa suffisance intérieure, qui définit à la fois le site de l'œuvre et son contenu: L'élément intérieur de l'œuvre est son contenu. Or, c'est l'autonomie de ce contenu en tant que, dans son auto-affection immanente, il n'y a encore en lui rien d'autre que lui, ni dehors ni monde, que Kandinsky désigne sous le terme d'abstraction. Abstraction veut donc dire pour le maître du Bauhaus exactement le contraire de ce que nous entendons ordinairement par ce terme. Abstraire pour la tradition, en effet, c'est mettre à l'écart des éléments ou des caractères initialement immergés dans un tout, dans le Tout du monde, et cela afin de les considérer en eux-mêmes, de leur attribuer une valeur particulière. C'est de cette façon qu'on explique habituellement la genèse de la peinture abstraite et sa venue historique dans l'art moderne. Un travail effectué sur notre perception du monde extérieur et prenant ainsi son origine en lui aurait abouti à ne retenir de lui, ou du moins à privilégier, que la lumière, ou certaines impressions, ou des formes géométriques. Alors que l'abstraction kandinskienne implique la mise hors-jeu globale du monde, laquelle ne nous laisse pas pour autant en présence d'un néant, mais de ce que nous sommes en notre être le plus profond.


Vassily Kandinsky. Composition VIII. 1923




L'œuvre d'art pourtant n'est-elle pas constituée d'éléments, de formes, de couleurs, que nous apercevons dans le monde, que nous voyons devant nous, devant notre regard? Kandinsky appelle formes ces constituants extérieurs de l'œuvre et il en distingue deux: "La forme dessinée et la forme picturale". Or, ce sont ces éléments extérieurs de l'œuvre qui sont abstraits au sens ordinaire du mot, qui n'ont par eux-mêmes aucune suffisance d'être : ils ne subsistent jamais par leur propre force, livrés à eux-mêmes en quelque sorte. Où trouvent-ils donc la puissance qui leur confère l'être ? Dans la subjectivité précisément, dans la vie en laquelle toute couleur mais aussi toute forme s'auto-impressionne elle-même, résonne et vibre en elle-même, avant de se présenter dans l'extériorité sous l'aspect de cette couleur et de cette forme que nous croyons voir, mais que nous ne voyons en réalité que pour autant que nous ne cessons de les sentir en nous, là où elles se sentent et s'éprouvent elles-mêmes: dans la vie. Kandinsky appelle son, sonorité, résonance, ton, cette subjectivité invisible de la vie où l'impression, qu'elle soit celle de la couleur ou de la forme, puise son être originel.

Le caractère musical de ces métaphores ne doit pas nous égarer. Elles désignent purement et simplement la subjectivité absolue dont toute impression est originairement une modalité, laquelle sert chaque fois de fondement à sa constitution objective à son apparence noématique. Preuve en est le fait que ces termes sont habituellement associés à celui d'intériorité qui qualifie toujours chez Kandinsky le contenu originel et abstrait de l'art, à savoir précisément la vie. Et en effet il est toujours question de son intérieur, de sonorité intérieure, de résonance intérieure ou encore de tension vivante intrinsèque, tous éléments radicalement subjectifs qui composent ensemble, hors du monde, dans l'invisible de notre Nuit, à la fois le principe de notre être et celui de l'art. Il se trouve seulement que Kandinsky a décelé dans la musique ce dessein et cette capacité de reproduire immédiatement les déterminations cachées de l'Âme, reconnaissant ainsi en elle, dans son indifférence à toute réalité objective l'art le plus immatériel et il a assigné à la peinture le même but, celui de dire non plus le monde mais, comme la musique, le fond de l'Être et de la Vie. C'est en concevant sa tâche à l'image de ce qui a déjà été réalisé par la musique, et non pas du tout comme celle d'exprimer la musique (ce sera au contraire le propos d'un artiste comme Auguste von Briesen), que la peinture va conquérir sa signification métaphysique et proprement salvatrice pour la culture moderne et, pour cela, se faire à son tour, consciemment et délibérément, abstraite. ), que la peinture va conquérir sa signification métaphysique et proprement salvatrice pour la culture moderne et, pour cela, se faire à son tour, consciemment et délibérément, abstraite.
Si ce que nous venons de dire est vrai, alors nous comprenons la distinction cruciale établie par Kandinsky entre deux significations essentiellement différentes du concept d'élément pictural et par là il faut entendre les couleurs et les formes dont est faite toute peinture. D'une part, chacun de ces éléments, pris dans son immédiateté apparente, se présente comme un contenu objectif: ce point que nous voyons, cette ligne avec ses diverses variations possibles droite, courbe, brisée, etc. ces couleurs avec leurs dégradés et leurs nuances à l'infini. D'autre part cependant, l'analyse de ces éléments laisse apparaître ce fait déterminant que chacun d'eux, chaque sorte de point ou de ligne, chaque couleur, est lié à une impression subjective qui lui est propre et que Kandinsky appelle justement sa sonorité intérieure, sa valeur intérieure, sa sonorité profonde bref son contenu intérieur ou abstrait. Cette référence principielle de tout élément objectif à une détermination subjective spécifique nous met en présence à la fois des moyens et des buts de l'art, elle éclaire d'une façon saisissante ce que nous appelons le site de l'œuvre d'art en même temps que sa signification dernière.
L'art, pour le dire une première fois très rapidement, n'a d'autre but, d'autre signification que d'exprimer ces déterminations subjectives qui constituent le fond de notre être et peut-être de l'être lui-même, l'âme des choses et de l'univers s'il est vrai que toute entité, toute apparence objective a sa résonance intérieure et repose initialement en elle. C'est parce que cette dimension subjective de l'Être est identiquement l'essence de l'univers et le contenu abstrait, c'est-à-dire absolument réel, que l'art veut exprimer, que Kandinsky a pu parler à propos de celui-ci de profondeur cosmique et dire encore que la genèse d'une œuvre d'art est de caractère cosmique.
Peindre ce n'est donc nullement représenter naïvement un objet extérieur en se guidant sur lui comme sur une donnée préalable et visible, sur des propriétés qui lui appartiendraient véritablement et qui seraient lisibles sur lui: sa forme, sa couleur noématiques. C'est faire retour bien plutôt à cette réalité invisible qui est indissolublement celle du monde et de l'homme lui-même : c'est elle, en vérité, que l'art s'est assigné pour mission de représenter. Peindre dès lors, ce n'est plus se guider sur quelque modèle extérieur dont l'imitation d'ailleurs resterait privée de sens (puisque le modèle est toujours supérieur à sa copie), c'est choisir et le plus souvent inventer des éléments objectifs dont seul compte l'équivalent subjectif, dont la  résonance intérieure est justement la même que celle qu'on veut exprimer ; c'est construire, à l'aide de ces minima représentatifs que sont points, lignes, surfaces et autres éléments faussement appelés géométriques, à l'aide des couleurs aussi, une composition dont la vibration intérieure est le sentiment qui constitue son archétype en même temps que sa finalité exclusive. Mais si le contenu de l'art, son contenu abstrait, cosmique, nous devient intelligible, c'est la manière d'exprimer ce contenu, c'est la nature de cette expression qui reste à préciser. Nous savons ce que nous voulons, dit Kandinsky dans la Conférence de Cologne, bien plus souvent que nous ne découvrons comment le réaliser.
À cette question des moyens de l'art en l'occurrence de la peinture nous sommes cependant en mesure de fournir une réponse assurée. Si chaque élément objectif forme, couleur, considérées sous leur aspect extérieur s'accompagne d'une détermination subjective spécifique qui lui sert de support, ne convient-il pas de mettre en évidence ces tonalités définies qui marquent le retentissement en nous de chaque type d'objet, la manière incontournable et précise que nous avons de le vivre ? Et cette tâche elle-même est double. Il s'agit d'abord de faire apparaître ou plutôt éprouver cette tonalité intérieure dont l'activité quotidienne, engluée dans sa finalité exclusivement pratique, nous a fait perdre conscience. Il s'agit d'autre part, ces tonalités intérieures ayant été rendues à nouveau A sensibles, d'en dresser en quelque sorte l'inventaire tout en dégageant les lois de leurs combinaisons possibles. Les écrits théoriques de Kandinsky consistent justement dans l'étude systématique des tonalités subjectives en lesquelles couleurs et formes se donnent à nous, dans la reconnaissance de leurs relations, subjectives comme elles et qui constituent le fondement de toute œuvre d'art concevable œuvre que Kandinsky appelle de façon significative une composition.
 La mise en évidence de la tonalité subjective qui accompagne chaque élément objectif a donné lieu chez Kandinsky à des analyses admirables. Si l'on considère par exemple une lettre on voit qu'elle se propose comme une forme globale, laquelle a, en tant que telle, une sonorité propre, gaie ou triste. Elle comprend d'autre part différentes lignes orientées qui produisent à leur tour telle ou telle impression subjective. L'ensemble de ces impressions ou sonorités définit la vie intérieure de la lettre. Il s'ensuit que toute lettre produit un double effet: elle agit d'une part en tant que signe ayant une finalité propre et sert à cet égard à former des mots eux-mêmes porteurs d'une signification définie : c'est la finalité pratique, utilitaire, de la lettre, ce que Kandinsky nomme son effet extérieur. Or, il est possible de considérer la lettre en oubliant cet effet extérieur, cette fonction de signe. On s'aperçoit alors que la lettre est liée, de par sa forme pure, à un effet intérieur qui constitue sa signification proprement picturale et qui peut jouer d'une manière totalement indépendante de sa fonction utilitaire. Bien plus, c'est lorsque cette fonction utilitaire est perdue de vue que l'effet intérieur qui résulte de la seule forme de la lettre est ressenti dans toute sa force.
   Or, ce que nous venons de dire d'une simple lettre est vrai de tout élément extérieur quel qu'il soit. Une ligne par exemple sert dans la vie ordinaire à délimiter un objet et ainsi à le désigner. Mais si dans un tableau on l'affranchit de cette obligation de figurer un objet particulier, si elle ne représente plus aucune chose repérable, alors devient perceptible sa résonance purement intérieure, celle-ci reçoit, dit Kandinsky, sa pleine force intérieure. Pleine parce que cette résonance n'est plus affaiblie ou masquée par la signification utilitaire qui l'efface aussi longtemps qu'elle fonctionne comme le signe ou la représentation d'un objet. Force parce que, aperçue en elle-même et pour elle-même, une ligne manifeste en chacun de ses angles, de ses inflexions, de ses courbures, par chacun de ses changements de direction, l'effet sur elle d'une force qui, n'étant plus celle d'aucun processus objectif (lequel a disparu), n'existe plus en effet qu'en nous, en notre corps subjectif où toute force réelle a son siège effectif force que, pour cette raison, Kandinsky qualifie enfin d'intérieure.
Kandinsky a donné une démonstration saisissante de la réalité subjective de tout élément objectif à propos du mouvement. La puissance mystérieuse et magique de la subjectivité abyssale de l'Être se donne à sentir en nous dès qu'elle n'est plus recouverte et dissimulée par l'écheveau des relations objectives et pratiques qui composent le monde de la banalité quotidienne. Un mouvement simple, le plus simple qu'on puisse imaginer, et dont le but n'est pas connu, agit déjà par lui-même, il prend une importance mystérieuse, solennelle. Cette action dure aussi longtemps que l'on reste dans l'ignorance du but extérieur et pratique de ce mouvement. Il agit alors à la manière d'un son pur. N'importe quel travail simple, exécuté en commun (comme les préparatifs du levage d'un poids lourd) prend, si l'on n'en connaît pas la raison, une importance singulière et mystérieuse, dramatique, saisissante. Involontairement on s'arrête, frappé comme par une vision, la vision d'existences appartenant à un autre plan. Cette vision magique d'un autre monde qui n'est plus le monde mais comme son envers et sa face cachée, qui demeure toujours en deçà du spectacle et ne se montre jamais en lui  c'est précisément la vision à laquelle prétend l'art, ce qu'il nous donne à contempler ou plutôt, nous l'avons indiqué, à ressentir en nous comme cette réalité originelle qui est à la fois celle du cosmos et la nôtre.
La longue et minutieuse analyse des couleurs, qui occupe une bonne partie des écrits théoriques, a le même but que celle de la forme (à laquelle d'ailleurs la couleur elle-même appartient), celui de montrer que tout élément objectif et notamment la couleur noématique, ayant sa réalité originelle et son lieu de vibration (son auto-affection faisant d'elle une impression) dans la subjectivité, c dans la subjectivité, c'est en fonction de celle-ci, de sa résonance propre, que chaque couleur doit être choisie, c'est sa nécessité intérieure qui constitue la seule motivation possible de son intervention dans une peinture. Dans la Conférence de Cologne, Kandinsky raconte un souvenir significatif de ses années d'apprentissage: Souvent, dit-il, une tache d'un bleu limpide et d'une puissante résonance aperçue dans l'ombre d'un fourré me subjuguait si fort que je peignais tout un paysage uniquement pour fixer cette tache. C'est l'intensité avec laquelle il éprouve le retentissement subjectif de chaque couleur mais aussi de chaque forme qui conduisit Kandinsky à abandonner peu à peu le support objectif et ainsi l'idée même d'une peinture figurative, de façon à laisser le champ libre à la puissance de la couleur et de la forme abstraite pure, c'est-à-dire à la subjectivité de la vie.
 


Vassily Kandinsky. Intime message.1942


Si tel est le but de l'art arracher le contenu intérieur et abstrait des tonalités subjectives, à leur dissolution dans la perception objectiviste, les isoler au contraire, les abstraire pour les rendre à la puissance de leur retentissement originel est un problème, dans la mesure où ces résonances intérieures ne sont précisément jamais isolées pas plus d'ailleurs que les éléments objectifs formes et couleurs noématiques qui vont leur correspondre dans le tableau. C'est donc seulement sur un plan théorique qu'on peut considérer à part chaque élément aussi bien dans l'extériorité de sa forme graphique ou picturale que dans l'intériorité de sa force subjective. Dans le contexte concret de l'œuvre au contraire cet isolement de l'élément n'existe plus, sa tonalité particulière n'est donc plus saisissable directement. Il convient alors, pour l'éprouver en elle-même, de modifier sa position, de faire jouer son entourage. Ainsi, lorsque pour suivre toujours Kandinsky, on considère un point situé au centre du Plan Originel (c'est-à-dire de la feuille de papier, de la toile), c'est seulement en déplaçant ce point vers l'un des côtés du Plan que l'on parviendra à percevoir et sa résonance propre et la résonance latente et mystérieuse du Plan Originel lui-même, l'une et l'autre jusque-là confondues et, celle du Plan notamment, méconnues.
Les difficultés relatives à la saisie de la tonalité subjective des éléments isolés ne constituent rien d'autre, toutefois, que les principes mêmes de la composition kandinskienne. Il suffit de multiplier les éléments et leurs relations possibles pour ouvrir le champ infini de l'invention plastique abstraite. Ces éléments sont au nombre de trois : la forme, la couleur, l'objet (à quoi on pourrait ajouter le Plan). Puisque chacun de ces éléments exerce, en raison de sa valeur subjective, une action sur nous, il importe que l'artiste, se substituant proprement à la Nature, mette en œuvre consciemment ces trois facteurs et combine leurs effets, c'est-à-dire l'ensemble des tonalités affectives qu'ils suscitent en nous, pour construire l'œuvre conforme à la Nécessité Intérieure, à ce qu'on pourrait appeler la composition originelle en nous de ces diverses tonalités, composition qui est à la fois la cause et le résultat de la composition plastique : un état de la Force et du pathos de la Vie en nous. En partant de cet état, c'est-à-dire des tonalités subjectives des éléments objectifs, l'artiste abstrait dispose ceux-ci selon des principes, des critères, des directions qui ne sont rien d'autre, en fin de compte, que les pulsions les plus profondes de son Âme et de son Désir.


Corps subjectif de Vassily Kandinsky. Robert Empain. 250 x 320 cm. 2005


La signification de l'œuvre d'art, c'est d'exprimer cette Âme qui est donc, en même temps que celle de chacun, l'âme de l'univers, s'il est vrai qu'à chaque élément de ce dernier, à chaque détermination objective correspond une détermination pathétique, en sorte que le monde est la totalité de ces tonalités subjectives par lesquelles il existe réellement en nous. Comme le dit Kandinsky: Le monde est rempli de résonances. Il constitue un cosmos d'êtres exerçant une action spirituelle. La matière morte est un esprit vivant .
Que ce soit là la signification universelle de l'œuvre d'art, et pas seulement celle de la peinture abstraite, cela résulte de ce que celle-ci n'a été prise qu'à titre d'exemple, que la théorie de la peinture abstraite que nous avons esquissée avec l'aide de Kandinsky est en réalité une théorie de toute peinture possible. Si l'on considère un tableau classique représentant une scène religieuse comme une adoration des mages, une déposition, etc., on voit bien que les formes (par exemple l'angle sous lequel sont présentés les personnages) et les couleurs (par exemple des vêtements) et les couleurs (par exemple des vêtements) n'ont aucun modèle objectif et sont choisies uniquement en fonction de leur pouvoir expressif, c'est-à-dire de la tonalité subjective à laquelle chacune de ces formes ou de ces couleurs est liée par principe. Ainsi la peinture classique n'est-elle figurative qu'en apparence. Une peinture réellement figurative, c'est-à-dire dont le principe de construction serait la reproduction pure et simple d'éléments extérieurs, avec leur résonance intérieure ordinaire c'est-à-dire extrêmement faible comme cela est arrivé à certaines époques ou dans certaines écoles, s'effondrerait dans l'insignifiance.

Une dernière remarque pour souligner le dynamisme et le caractère bienfaisant de l'art et nous rappeler aussi, malheureusement, comment les sociétés qui, comme la nôtre, se coupent de lui et de la culture en général, se trouvent menacées de ruine, de cette dégénérescence qu'on appelle la barbarie. L'art en effet n'a pas pour but d'exprimer un état subjectif entendu comme un état de fait, un état de chose, et c'est en ce sens que Kandinsky a pu dire : «Je ne peins pas des états d'âme» . L'art peint la vie, c'est-à-dire une puissance d'accroissement, car la vie en tant que subjectivité, c'est-à-dire en tant que s'éprouver soi-même, est justement le pouvoir de parvenir en soi et ainsi de s'accroître de soi à chaque instant. C'est la raison pour laquelle chaque œil veut voir davantage et chaque force se gonfler d'elle-même, devenir plus efficiente et plus forte. L'art est la tentative sans cesse reprise de porter chacun des pouvoirs de la vie à son plus haut degré d'intensité et ainsi de plaisir, il est la réponse donnée par la vie à son essence la plus intime et au vouloir qui l'habite à son désir de surpassement.

Texte de cet article : Michel Henry
Illustrations : oeuvres de Vassily Kandinsky et Robert Empain 


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