Grâce à toi Denis Vasse
Denis Vasse est jésuite, psychanalyste et
médecin
Rires. Aquarelle du carnet de doubles. 35x55 cm. 1996 |
Titre original : Le rire est une rencontre
Propos recueillis par Fabrice Lengronne pour la
revue Pluriel
et publiés sur le site de Denis Vasse
Manifestation de la reconnaissance ou de la
non-reconnaissance de la parole, le rire peut être ouverture ou bien
enfermement. Il est aussi ce qui brise l’idolâtrie. Denis Vasse nous
explique comment le rire caractérise l’homme et lui permet de trouver
son identité.
Pluriel : Quelles sont les dimensions du rire ? D’où vient-il et que manifeste-t-il en l’homme ?
Denis Vasse : Le rire est une figure qui marie des
contraires. C’est souvent un compromis historique entre le mensonge et
la vérité. Le rire est provoqué par l’émergence d’un sens dans une
proposition ou un mot, un sens qui n’était pas attendu. Ce peut être de
l’ordre de l’étonnement, et le rire est alors une espèce d’ouverture à
un espace que l’on n’attendait pas. Mais aussi, à cause de l’autre sens
qui apparaît dans le rire, ce peut être le lieu d’une résistance
formidable. Il y a une manière de rire qui est une façon de ne rien
vouloir entendre de ce qui se dit, non seulement à l’extérieur, mais
aussi à l’intérieur de nous. Dans l’expérience analytique qui est la
mienne, à cause de cet espace qui s’ouvre dans la contradiction, je
crois que le rire peut être la porte d’entrée dans deux processus
opposés : la dérision et la joie.
Pluriel : Comment se manifeste cette ambivalence du rire ?
Denis Vasse : La dérision est une manière de s’emparer avec
lucidité des deux sens qui apparaissent pour les annuler. La dérision
est vraiment, pour moi, un symptôme de la folie : elle est la constante
mise en annulation du sujet parlant et désirant. C’est une façon d’avoir
un discours exact qui annule le sujet par une ambiguïté constante et
permanente. C’est annuler la vérité en la disant. On trouve là le lien
entre le rire et la mort : il n’y a qu’une manière de faire la nique à
la mort, c’est d’annuler le sujet. On rencontre cliniquement des
patients qui font le mort pour ne pas mourir. Accepter la rencontre de
la différence, c’est prendre un risque: celui de l’émergence du sens, et
de la remise en cause qui peut en surgir. Dans certaines psychoses, la
naissance même est vécue comme une mort. A partir du moment où la
différence mort/vie est annulée, vous ne risquez plus rien. Si vous
annulez la différence vérité/mensonge, il n’y a plus de parole, et vous
ne risquez plus rien. C’est le rire dérisoire.
Pluriel : A contrario, le rire peut se manifester positivement …
Denis Vasse : Le rire peut être ouverture à la
reconnaissance d’une libération du sens qui permet au sujet d’entrer
dans son histoire. Cela l’aide aussi à reconnaître que ce qui parle en
lui n’a aucun des deux sens que fait apparaître le rire, mais qu’il
éveille un sens qui est en nous. Ce rire-là ouvre sur la douceur, et en
particulier sur la louange. Il peut être le lieu de libération du sujet.
La joie découverte dans le rire, qui ne se nourrit pas de l’opposition,
contrairement au rire dérisoire, est de l’ordre de la louange. Elle se
transmet. C’est d’ailleurs à cela qu’on la reconnaît. La joie se donne
comme la parole et la vie se donnent. C’est donc le signe de la
naissance.
Pluriel : On trouve le rire et le sourire aux moments
cruciaux de la vie. Par exemple à la naissance, dont vous venez de dire
que c’est le signe, et parfois à la mort ou dans des moments tragiques…
Denis Vasse : Le sourire, qui apparaît très tôt chez le
nouveau-né, est ce qui donne un visage à quelqu’un. Il témoigne que la
parole est toujours « déjà là ». Quand l’enfant sourit, il répond à ce
qui parle en lui quand on lui parle. On est au cœur même de la
psychanalyse : parler, pour un homme, c’est répondre à ce qui parle en
nous quand on nous parle. Je crois d’ailleurs qu’on peut voir le progrès
d’une cure à la modification du visage et du sourire de quelqu’un, sans
tomber pour autant dans un délire d’interprétation. Sourire et avoir un
visage, c’est toujours confesser une altérité. Dans l’ordre de la
psychose et de la perversion, il n’y a pas d’autre, et il n’est pas
question, inconsciemment bien sûr, de confesser l’autre Même si pour le
patient, c’est la souffrance ultime, l’enfermement par excellence.
Quand on rit à posteriori d’un événement dramatique, ce
n’est pas de l’ordre de la dérision. Il n’y a qu’une manière de dire que
l’on est vivant, c’est dire qu’on a traversé la mort. Il n’y a qu’une
manière de rendre grâce, c’est de raconter ses naufrages. Ce rire-là est
de l’ordre de la louange : il est une reconnaissance du sens qui a
surgi dans la catastrophe.
Le rieur se mire. Aquarelle du carnet de doubles. 35x55 cm. 1997 |
Pluriel : Le rire traduit un surgissement du sens. Un sens unique ?
Denis Vasse : S’il est lieu d’enfermement sous une fausse
transparence dans la dérision, le rire est aussi le lieu d’une
multiplicité de sens où apparaît le sujet qui n’est réductible à aucun
des sens, mais qui parle à un autre. L’animal ne rit pas. Il n’y a pas
pour lui cette émergence du sens qui est toujours multiple dans le
langage. C’est dans la polysémie des mots qu’est indiqué quelque chose
du sujet qui n’est réductible à aucun des mots. Le rire, c’est le lieu
de l’altérité. Il y a deux possibilités de fonder une différence : soit
dans un tiers, la parole ou l’esprit, dans lequel les termes de la
différence peuvent se rencontrer sans s’exclure ni se confondre. C’est
la différence fondée dans l’unité de l’esprit. Ou bien, s’il y a
exclusion du tiers qu’est la parole, la différence ne peut plus se
fonder que sur une opposition. On comprend bien comment l’unité de
l’esprit qui fonde la différence, c’est la paix, et l’opposition des
différences entre elles, c’est la guerre. C’est l’un ou l’autre, mais
pas les deux ensemble, et il n’y a pas de troisième voie. Il y a des
gens qui ne supportent pas les jeux de mots, parce que cela révèle un
double sens ; ça éveille en eux une violence intérieure qui est restée
ignorée. La peur de la polysémie vient d’une différence fondée sur une
opposition.
Pluriel : L’homme, créé à l’image de Dieu, traduit-il par son rire un rire de Dieu ?
Denis Vasse : Nous sommes créés à l’image de Dieu. Mais
justement, Dieu n’a pas d’image. Nous sommes créés à l’image de celui
qui n’a pas d’image. Cela met l’accent sur la primauté de la parole. Ce
peut être la vérité en ce qu’elle ordonne et qu’elle ouvre l’imaginaire
au réel. Tout ce qui, en nous, est image de Dieu et qui n’est pas ouvert
à la parole n’est qu’une image de nous. C’est de l’idolâtrie. Par
contre, le sourire de la chair témoigne que cela parle depuis les
origines !
Quand le rire est provoqué par la peur, il traduit une résistance au
désir. Quand, au contraire, il est provoqué par un consentement au
désir, il y a acceptation de la rencontre, qui fonde le sujet. Le désir,
c’est le désir de l’Autre, comme dit Lacan, et j’ajouterais : le désir
de Dieu.
Quand une structure psychique est coincée dans un rire dérisoire, qui
est donc pervers, il y a, pour sortir de la dérision, un passage obligé
par les larmes. C’est la chute d’une image fondée contre. L’imaginaire ( c.à.d ici la construction de l’image qu’on a de soit) est
toujours fondé contre dans la mesure où il veut se prouver à lui-même sa
différence. C’est vrai entre l’homme et la femme, entre l’adulte et
l’enfant. L’imaginaire est souvent fondé contre la parole et contre
l’autre.
Nous n’avons pas d’autre lieu pour accéder à la parole que celui de
la différence. Dans la Bible, la parole surgit entre Adam et Eve, dans
un lieu de reconnaissance envers Dieu. Si l’on est déconnecté de cette
parole originaire, on n’est plus sujet de la parole, mais sujet de
l’imaginaire: on défend sa propre image. Aujourd’hui, la conception que l’on a de l’identité consiste à
défendre sa propre image. C’est un détournement de l’identité humaine.
L’homme entre dans un rapport vrai à son identité quand il perd son
image. Quand il réside dans la parole, comme dit Heidegger. Un rire qui
ne renvoit pas au silence de la parole, le silence qui permet à la
parole d’exister, est un rire qui n’a rien à dire.
Pluriel : Quand on ne sait pas rire, c’est qu’on a un problème avec la parole ?
Denis Vasse : Beaucoup d’enfants et d’adultes n’ont pas les
mots pour leur chemin intérieur. Ce n’est pas une question
d’information, mais de témoignage. C’est l’autre côté du rire, le rire
impossible : il réclame une compassion extraordinaire.
Dans la Bible, Sarah dit : Dieu m’a donné de quoi rire et tous ceux
qui l’apprendront me souriront. Le sourire, c’est l’accomplissement de
la bonne nouvelle. La bonne nouvelle, c’est qu’on est vivant, et ce qui
nous rend vivant, c’est la rencontre. La vie n’est pas donnée comme un
objet. Elle est donnée dans la rencontre. La première rencontre, c’est
la naissance. Une vrai rencontre, c’est ce qui nous autorise à
réinterpréter notre naissance. C’est l’aujourd’hui du Deutéronome « Je
vous avertis solennellement aujourd’hui, je place devant vous la vie et
la mort… Choisissez la vie. » La parole n’est que maintenant, ou elle
n’est pas. On peut refuser d’interpréter à la lumière de la parole, mais
alors on interprète à la lumière de ce qu’on imagine. L’intervention de
la parole, c’est être délogé de ce que nous imaginons. Il y a de quoi
rire !
Denis Vasse,
Aux Editions du Seuil :
- Le temps du désir, 1969.
- L’ombilic et la voix, 1974.
- Un parmi d’autres, 1978.
- Le poids du réel, la souffrance, 1 983.
- La chair envisagée, 1988.
- L’Autre du désir et le Dieu de la foi, 1991.
Illustrations : Aquarelles de Robert Empain
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