jeudi 17 novembre 2022

Humainement et divinement faire l'amour à l'Amour

 Grâce à Jean-Luc Marion

  " Ce livre, Le Phénomène érotique, récapitule et s’appuie sur tout mon travail antérieur de « destruction » de l’histoire de la métaphysique et de reprise de la philosophie suivant le nouveau commencement phénoménologique. J’espère au moins un résultat de ce long chemin : contribuer à poser à nouveaux frais la question de l’amour — dans la gloire de son univocité radicale", disait Jean-Luc Marion dans les dernières lignes d'un entretien donné en 2003 à propos de son livre. 

Depuis, force est de constater et de déplorer que cet ouvrage essentiel n'a pas été suffisamment diffusé, accueilli et compris puisque les méprises, les confusions, les errances au sujet de l'amour, de l'éros et du désir, et les abus et les souffrances qu'elles autorisent, non seulement persistent mais n'ont fait que s'amplifier. En publiant cet entretien avec Laurence Devillairs, publié dans Etudes en 2003,  j'exprime ma gratitude à l'égard de Jean Luc Marion et vous invite, très érotiquement, à  lire cet ouvrage dont la vocation selon l'auteur  est " de poser à nouveaux frais la question de l’amour — dans la gloire de son univocité radicale, c'est-à-dire humainement et divinement de faire l'amour à l'Amour...   




Contre un romantisme qui prônerait le caractère irréductiblement ineffable et indicible de l’amour, mais aussi contre un mercantilisme amoureux selon lequel il y aurait à marchander l’amour, à lui donner un prix pour mieux l’échanger, Jean-Luc Marion propose, dans Le Phénomène érotique , un concept de l’amour. Car, sans un tel concept, nous sommes condamnés à ne pas savoir ce que nous disons lorsque nous disons : « Je t’aime ». Par ce discours érotique, il s’agit de restituer la philosophie à elle-même, en tant qu’elle se définit originairement comme amour (de la sagesse), signifiant ainsi que sa vocation est de « commencer par aimer avant de prétendre savoir ». La philosophie a manqué son objet à chaque fois qu’elle s’est manquée elle-même comme amour de la sagesse. Ce désastre amoureux est peut-être même à l’origine du désastre ontologique, l’oubli de l’amour entraînant celui de l’être.

C’est, en effet, parce que la philosophie s’oublie comme amour qu’il peut y avoir primat de l’étant sur l’être, c’est-à-dire oubli de la question de l’être au profit de la seule préoccupation d’une emprise scientifique et technique sur le monde. La question de l’être est seconde, devancée par celle de l’amour – car, pour aimer ou être aimé, il ne suffit pas d’abord d’être – qui relève, en tant que telle, d’une philosophie « première », « plus radicale ». Il s’agit donc de réveiller la raison de son sommeil érotique, de convoquer la métaphysique au tribunal de l’amour pour en juger les résultats. De fait, aucun des résultats de la métaphysique ne m’importe en propre : la certitude que procure le Cogito ne peut m’assurer face à la question de la vanité, du A quoi bon ? Seul l’amour, la réponse à la question « M’aime-t-on ? », me concernent au premier chef, tout en m’affranchissant de la vanité et en me libérant de l’inanité. La certitude que je suis ne vaut rien si elle ne peut me préserver de la vanité, c’est-à-dire m’assurer que je suis aimé. Assurer ma propre certitude d’être contre la vanité du A quoi bon ? revient donc à demander : « M’aime-t-on ? » – en cela réside la réduction érotique.

Cependant, aucune réponse n’est réellement exigée à cette question, car l’amour exclut la réciprocité : « L’amour se diffuse à perte ou bien il se perd comme amour. » Aimer signifie se perdre le premier, sans exigence de retour, sans condition de réciprocité, car, dans le commerce du donnant-donnant, s’il y a un échange, il n’y a pas d’amour. En renonçant à toute réciprocité, l’amour fait également le deuil de toute assurance (d’être aimé) : « L’amant trouve une assurance absolue dans l’amour – non l’assurance d’être, ni d’être aimé, mais celle d’aimer. »

Dans cette « Critique de la raison érotique », la description du phénomène de l’amour semble s’apparenter à ce que la tradition a retenu sous le terme d’amour pur, qui désigne un amour irréductiblement gratuit et absolument désintéressé, n’ayant d’autre motif et fin que l’amour même, sans exigence de bénéfice ou de bien en retour. Ce à quoi aboutit la « réduction érotique » ne serait-il ainsi que ce que la tradition, mais aussi l’attitude naturelle entendent par amour, lequel se veut et se souhaite toujours « pur », désintéressé – sorte de version romantique de la mystique qui commande d’aimer sans espoir de retour, par une reddition absolue de soi ?

Laurence Devillairs

Laurence Devillairs — Selon vous, la question de l’amour précède celle de l’être et relève d’une « philosophie plus radicale ». Mais comment un concept aussi imprécis que l’amour pourrait-il précéder et déterminer celui de l’être, que la philosophie n’a cessé d’élaborer ?

Jean-Luc Marion — Comme dans mes ouvrages précédents, notamment Dieu sans l’être et Réduction et donation, mais en fait dès L’Idole et la distancé (2), j’ai voulu montrer que l’horizon de l’amour englobe et comprend celui de l’être, non l’inverse, comme le soutient la métaphysique, moderne surtout. D’ailleurs, ce que l’on nomme, depuis Nietzsche, le nihilisme impose déjà de reconnaître ce renversement, au moins négativement. Car, si le nihilisme se définit comme le moment où les plus hautes valeurs se dévalorisent et où l’on peut (et doit) demander à propos de tout étant, de toute vérité et de toute énonciation : « A quoi bon, umsonst ? », alors il faut y reconnaître la préséance d’une autre interrogation, qui surdétermine sur l’habituelle demande — « Etre ou n’être pas, telle est la question. » Cette nouvelle instance, à déterminer, je l’avais approchée en étudiant les noms divins et le primat parmi eux de l’amour sur l’être (Denys, Bonaventure), puis la vanité qui destitue en vertu du troisième ordre la raison métaphysique (Pascal), et enfin la donation (la « donnéité », le caractère de donné) du phénomène comme tel (ni objet, ni étant). Avec l’amour, entendu comme un phénomène de plein droit et sui generis, j’entreprends de décrire cette dernière instance telle qu’elle s’exerce et se manifeste pour l’ego. Car il fallait bien en venir à lui, l’ego, depuis qu’au terme de Etant donné il se définissait comme le phénomène donné par excellence — puisqu’il se reçoit d’abord lui-même en recevant chacun des autres phénomènes qui se donnent à lui.

— Pourquoi dites-vous pratiquer une réduction érotique? L’amour, surtout s’il précède tout autre horizon, ne relèverait-il pas, au contraire, de l’attitude naturelle, de l’attitude la plus naturelle même, la plus spontanée et donc la moins conceptualisable ?

— Ici, comme auparavant, je me suis efforcé de respecter la méthode (ou plutôt la contre-méthode) de la phénoménologie — c’est-à-dire de pratiquer la réduction. Car, sans réduction, nous risquons toujours d’assumer comme des phénomènes effectivement vus, donc donnés, des représentations déjà construites, affaiblies de présupposés mal connus, censurées aussi d’interdits eux-mêmes ignorés. Reste alors à déterminer quelle réduction peut dégager l’horizon à l’intérieur duquel ce qui apparaît aurait statut de phénomène érotique (et non d’objet ou d’étant, ni même de phénomène éthique). Les instances précédemment dégagées (noms divins, vanité, donation) suggèrent une telle réduction, sans pourtant encore la dégager nettement. Il m’a semblé franchir un pas décisif en reprenant l’interrogation posée par le nihilisme : « A quoi bon, umsonst ? » et en l’appliquant à l’ego. Car, pour moi, ego pris dans mon individualité et ma dernière ipséité, l’enjeu ne consiste pas simplement à me rendre certain que je suis (en tant que je pense, que je veux, que j’agis, etc.), mais à m’assurer, au delà de ma certitude (éventuelle) d’être, que l’on m’aime. Nul ne peut esquiver la question « M’aime-t-on ? ». Nul ne peut prétendre ne se l’être jamais posée, ni se désintéresser de la réponse — parce que nul humain ne peut supporter sans défaillir l’hypothèse d’être sans être aimé, au moins à titre de possibilité. Renoncer à être aimé (voire à aimer), non seulement coûte infiniment plus que renoncer à être, mais rend impossible d’être tout court comme un humain. Je réduis les phénomènes à l’érotique chaque fois que je surdétermine le fait d’être par la requête qu’on m’aime dans cet être. Cela accordé (et je ne pense pas qu’il soit possible de ne pas l’accorder en restant un humain), l’horizon du phénomène érotique, ou plutôt l’horizon érotique de la phénoménalité, s’ouvre. En dernière instance, l’interrogation qui demande si je suis aimé, qui réduit l’étant à l’aimé, domine et décide de tout.

— Précisément, lorsque l’on dit « je t’aime », n’existe-t-il pas une illusion, ce que l’on fait — l’amour — n’étant jamais vraiment ce que l’on dit ? Comment pouvons-nous accéder en vérité à l’attitude de l’amant ?

— De fait, il se trouve ici une extrême difficulté : la question qui nous fait entrer dans la réduction érotique (« M’aime-t-on ? ») ne coïncide pas avec celle qui nous fait tenir le rôle de celui qui aime effectivement. Car, par définition, la première question reste sans réponse : je ne peux pas plus savoir si un autrui m’aime vraiment, que je ne peux m’aimer moi-même ; il se trouve même que, à force d’exiger une réponse positive à cette première question, j’aboutis inévitablement soit à la haine de moi (parce que je reste le mieux placé pour savoir que je ne mérite guère qu’on m’aime), soit à la haine d’autrui (parce qu’il refuse de m’aimer infiniment, comme je le lui demande). Mais cette première question a un autre rôle que celui de permettre une réponse dans les termes de sa demande : elle permet d’entrer dans le temps et l’espace du phénomène érotique, où le monde des étants et des objets se trouve réduit (selon, d’ailleurs, les réductions du monde par Husserl et Heidegger) à ce qui demeure lorsqu’il ne s’agit que d’aimer — les distances entre amants, leurs lieux propres, le délai de l’attente et de la mémoire, tous réglés par le moment et l’instant où advient l’événement érotique. Dans ce monde non mondain (au sens de l’attitude naturelle), rien n’apparaît sans que le détermine et le justifie l’amour donné et (ou) reçu. A partir de ce moment, il devient possible d’entendre la seconde question : « Puis-je aimer, moi, le premier ? » Par un renversement, qui radicalise la première réduction et l’annule aussi bien, il s’agit de mettre entre parenthèses l’exigence de réciprocité (l’échange, le commerce, l’économie) propre à la précédente « demande d’amour ». Tant que je veux aimer pour me faire aimer, ou me faire aimer avant d’aimer, voire en me dispensant d’aimer, je reste — que cet « amour » prétendu se révèle heureux ou malheureux — hors de l’amour ; amour qui ne commence précisément que lorsque l’un — en l’occurrence moi — se décide à aimer sans attendre qu’autrui le lui rende, ne soit prêt, ne soit consentant, voire ne soit tout court. Mais, dès que moi je le décide, j’aime, et j’aime sans autre condition que ma décision de faire comme si j’aimais. De ce moment, je deviens l’amant — l’ego amans, celui qui est et qui pense en tant que d’abord il aime.

— Mais il s’agit d’un cercle, qui semble d’autant plus « circulaire » que vous posez, comme étape du phénomène érotique, la haine de soi et de l’autre — la haine de l’autre n’étant qu’une extension de la haine de soi…

— Il existe effectivement un saut entre les seconde et troisième méditations, comme entre la première question (« M’aime-t-on ? ») et la seconde (« Puis-je aimer, moi le premier ? »). On peut même y voir un cercle, où l’on présuppose la possibilité de l’amour pour décrire, par contraste et par avance, l’impossibilité de l’amour de soi et de l’exigence qu’autrui m’aime. Mais dois-je rappeler la remarque de Heidegger, que le problème ne consiste pas à éviter le cercle herméneutique, mais à parvenir à y entrer correctement ? A l’évidence, on ne peut pas décrire l’impossibilité de l’amour de soi par soi, ni de l’exigence de réciprocité, sans se projeter d’abord dans l’horizon de l’amour effectif, donc sans prendre par anticipation le point de vue de l’amant. Autrement dit, on ne peut décrire l’absence d’amour que déjà du point de vue de l’amour — comme le second ordre (des « esprits »), qui ne voit pas le troisième (du « cœur »), n’apparaît pourtant en tant que tel qu’à partir de ce dernier. Ce passage non seulement ne doit pas se sous-estimer, mais il marque la propriété même de l’amant, celui qui fait des avances, qui prend de l’avance, qui donne en avance. Quant à la haine de soi, elle vient du fait que l’on ne peut se donner à soi-même l’amour. Cette impossibilité, il faut d’autant plus y insister que la philosophie, en particulier la métaphysique moderne, qui se fondait sur l’ego sum, n’a cessé de considérer pour acquis que ce même ego qui est par soi pouvait par conséquent aussi s’aimer soi-même. D’où les discussions sur la légitimité (limitée ou non) de l’amour de soi ; en fait, l’ego ne peut pas s’aimer de la même manière qu’il prétend se fonder, par lui-même ; au contraire, l’expérience et l’analyse prouvent qu’il se hait. Son obsession à se faire aimer sans fin, sans frein et sans motif, par tout un chacun le prouve assez a contrario ; en effet, il n’aurait nul besoin de se faire aimer à ce point s’il s’aimait au moins un peu lui-même. La cure analytique n’a-t-elle pas d’abord à voir avec la haine de soi, bien plus qu’avec les excès (supposés) de l’amour de soi ?

— L’amant, auquel ce cercle fait aboutir, aime par définition sans réciprocité, dites-vous. Ne retrouvez-vous pas ainsi une doctrine du pur amour, proche de Fénelon ?

— Non, ne serait-ce que parce que parler de « pur » amour implique déjà qu’il se trouverait des amours impures. Je soutiendrais volontiers qu’il n’y a que des amours pures : l’amour, entendu bien sûr selon la réduction érotique et l’avance de l’amant, commence lorsqu’il suspend la demande de réciprocité ; sinon, il n’y a pas d’amour du tout, mais simplement le désir, le besoin de se faire rassurer, l’envie de posséder, etc. Je rejette, dans la doctrine du pur amour, l’hypothèse contradictoire d’une impureté de l’amour : soit il y a amour, soit il n’y a pas d’amour du tout. Une doctrine du pur amour repose sur la question de savoir si je pourrais continuer à aimer Dieu si Dieu me haïssait : « Supposons que Dieu me damne injustement, continuerais-je à l’aimer ? » Cette hypothèse s’avère absurde et blasphématoire, puisque si ce « Dieu » ne m’aime pas, alors il ne s’identifie pas au Dieu qui se révèle dans le Christ comme celui qui aime le premier (Jn, 4, 19) et jusqu’au dernier degré (Jn, 13, 1). Mais surtout, ce débat repose sur l’obsession de la réciprocité, comme si l’amour supposait l’échange réciproque — ce qui contredit l’avance et la réduction érotique, ce qui, de toute manière, n’a aucun sens entre l’infini et le fini. Les partisans de l’amour pur conçoivent un tel amour comme une exception magnifique et hyperbolique à un amour supposé normal, à savoir réciproque, dans lequel chacun trouverait son compte selon la règle du donnant-donnant. Mais cette situation ne relève absolument pas de l’amour, ni de près, ni de loin. Certes, dans l’amour, je n’exclus pas que l’autre m’aime aussi, mais en supposant toujours que l’autre m’aimera de telle sorte qu’il aimerait même si je ne l’aimais pas ou plus ; avoir l’assurance d’aimer et d’être aimé signifie avoir l’assurance que l’autre m’aimerait même si je ne l’aimais plus, et en retour. Dans l’amour, j’aime l’autre d’autant plus que je sais qu’il continuera de m’aimer même si je ne l’aime pas. Ce n’est pas là un mauvais moment de non-réciprocité à passer pour rétablir ensuite la réciprocité ; c’est, en effet, la conjonction de deux absences d’exigence de réciprocité qui fait la liberté et la décision de se constituer comme amant. Telle est la règle du jeu érotique : à qui perd gagne ; plus l’amant perd (donne, donc aime) et se perd, plus il gagne l’amour même. En entrant dans la réduction érotique radicalisée, non seulement l’ego change de statut et devient l’amant, mais encore nous passons à un autre « autrui ». Auparavant, autrui incarne la réalisation phantasmée de l’amour injuste que j’ai pour moi-même ; désormais, je découvre que la renonciation à la réciprocité, à laquelle je consens pour sortir de la haine de soi, autrui l’a déjà faite.

— Supposons donc que je dise « je t’aime » dans les termes que vous venez de rappeler ; ne risque-t-on pas inévitablement de mentir à autrui et de se mentir à soi-même, puisque l’on promet l’éternité et que l’on ne donne qu’un temps limité, voire rien qu’un instant, voire pas même un instant ?

— La possibilité d’un tel mensonge doit s’admettre en face. Il ne s’agit pas là d’une faiblesse psychologique, ni d’une perversion morale, mais des conditions érotiques de l’exercice même de l’amour, de son comportement dans sa situation la plus objective. En effet, tandis que l’amant dit et veut l’infini lorsqu’il dit « je t’aime » (que l’on ne peut pas dire les yeux ouverts sans vouloir dire, ne fût-ce qu’en rêve, que cela durera éternellement), l’érotisation s’avère, par principe, finie. La contradiction tient à l’impossibilité de mettre en route le processus par principe toujours fini de la jouissance, sans une déclaration et une requête infinies. L’amour se joue dans cette contradiction. Si nous écartons l’un des deux termes de la contradiction, nous obtenons un amour équivoque, c’est-à-dire soit l’amour pur, soit la pure (impure en fait) concupiscence. Et aussitôt, nous sortons alors définitivement du champ de l’amour (ou plutôt nous n’y entrons même pas). Nous reconnaissons précisément la situation érotique à cette tension entre un processus fini et une déclaration d’infini. Inversement, en privilégiant l’une ou l’autre de ces deux dimensions, nous tombons dans l’illusion, le mensonge et surtout l’absurdité. Il faut admettre que cet écart constitue proprement la définition érotique de la finitude. L’amour n’est en ce sens rien d’autre qu’une expérience de la finitude. Si Kant a justement vu dans la sensibilité le signe de la finitude, on pourrait encore préciser de quelle sensibilité il s’agit : non seulement celle de l’espace et du temps de l’expérience du monde des objets, mais surtout celle de l’expérience de ma chair érotisée par celle d’autrui, où chacun donne à l’autre ce qu’il n’a pas de lui-même — précisément cette chair érotisée. Dans cet ouvrage, je n’ai finalement visé qu’à décrire la logique et la contradiction que nous endurons en aimant — donc, finalement, l’écart entre deux temporalités. Si vous dites « oui », sans condition et pour l’éternité, mais que cet état ne dure que quelques heures, vous n’êtes ni méchant, ni immoral : vous mettez au jour le fait que l’érotisation reste toujours finie. Nul n’échappe donc à la répétition ; il s’agit seulement de régir correctement l’inévitable tension entre deux temporalités, où mon érotisation prétend à l’infini, mais en prenant toujours fin. Ainsi s’impose la dramaturgie du phénomène érotique.

— Lorsque vous parlez, à juste titre, de la force automotrice de la chair, qui s’érotise elle-même sans notre consentement, n’est-ce pas là une parfaite définition du désir, l’amour n’étant que notre acquiescement à ce désir, à cette auto-érotisation du charnel ?

— Je ne pars pas et ne parle pas du désir. Le désir s’éprouve toujours limité : nous n’avons en fait que de faibles désirs, alors que l’amour veut, exige et impose l’infini. De plus, le désir ne peut jamais être pensé à partir de moi seul, sans déjà le regard d’autrui : c’est autrui qui, toujours, me donne mon désir de lui. Le désir des choses résulte du désir d’autrui et l’affaiblit : je n’aime pas autrui comme j’aimerais un corps ou une chose, mais, si j’aimais une chose (ce qui reste à prouver), je l’aimerais nécessairement sur le modèle de mon désir d’autrui. L’absence de désir — l’ennui profond, la tristesse de l’esprit — naît de l’absence d’autrui. Le déclenchement automatique de l’érotisation des chairs ne relève — paradoxalement, j’en conviens — pas du désir, elle le provoque. Il ne dure qu’aussi longtemps qu’elle. Il n’y a pas de désir d’éternité, même s’il se trouve une revendication érotique de l’éternité.

— Mais, si vous écartez la réciprocité, qu’Aristote et toute sa tradition définit justement par l’échange réciproque entre des égaux (ou quasi égaux), n’excluez-vous pas aussitôt l’amitié hors du champ de la réduction érotique ?

— J’espère, au contraire, montrer que la véritable amitié s’inscrit dans la réduction érotique et vit dans l’absence d’une exigence de réciprocité ; car nous retrouvons dans l’amitié les principaux, sinon tous les composants de l’amour : dans l’amitié comme dans l’amour, l’autre me donne mon identité et mon ipséité (« c’est lui et pas un autre »). Comment expliquer que je puisse m’éprouver blessé au plus intime par quelqu’un, sinon en posant le privilège absolu de cet autrui à ouvrir mon horizon (« parce que c’était lui, parce que c’était moi ») et donc à opérer sur moi la réduction érotique ? Sans cela, il n’y aurait que pur et simple rapport de forces, donc, à la fin, indifférence, absence d’érotisation. L’amitié entre bel et bien dans la réduction érotique ; le fait que, dans ce cas, ma chair soit ne s’érotise pas, soit s’érotise sans sexualité active, n’empêche aucunement qu’il s’agisse d’une érotisation. Car l’érotisation n’est pas nécessairement sexuée : l’amitié, la parole, donc aussi (et sans paradoxe — il faudrait s’y attarder d’ailleurs) la chasteté relèvent de plein droit du phénomène érotique. Quant à ce que l’on nomme couramment amitié (avoir un réseau d’amitiés, compter sur des amis solides, etc.), cela relève du commerce, de l’échange, de la socialité commune, mais reste étranger à la réduction érotique. Nous pouvons aisément remplacer une amitié flatteuse par une autre amitié flatteuse, une connaissance utile par une autre, de telles substitutions ne peuvent plus s’opérer lorsque l’on entre en réduction érotique. Les amis que j’ai perdus, je sais que je ne saurai les retrouver, car il n’y avait qu’eux pour être eux. Quand vous perdez un ami, vous le perdez pour toujours et c’est lui qui, toujours, reste privilégié. Cette inscription de l’amitié dans l’espace de la réduction érotique permettrait sans doute aussi de reprendre certaines autres situations inter-personnelles, que l’on reconduit sans doute trop vite (et fort inadéquatement) à l’universalité de l’éthique, alors qu’elles mettent en œuvre l’insubstituabilité de tel autrui, qui me fixe et m’identifie mieux que je ne puis moi-même. L’analyste, le directeur de conscience, le médecin, le professeur, comme beaucoup d’autres, relèvent de cette intrigue où personne ne peut remplacer personne, parce que chacun accède à un unique.

— Nous avons parcouru les thèmes principaux de votre ouvrage, et pourtant, étrangement, nous n’avons pas abordé la question de l’amour de Dieu, ni au sens de celui qui en vient, ni au sens de celui qui s’efforce vers lui. Excluez-vous cet amour de son analyse phénoménologique ?

— Je vous remercie de souligner cette prudence, qui fut délibérée. Il se trouve plusieurs motifs pour ne pas prétendre accéder trop vite à la question de l’amour de Dieu. D’abord un motif méthodologique : la philosophie en général et la phénoménologie en particulier ne peuvent, sauf graves confusions et dangereuse hybris, atteindre à ce qui n’a de sens et d’autorité qu’en tant qu’ils nous adviennent par Révélation (faute de quoi la théologie ne vaut pas une heure de peine). Il ne s’agit pas seulement d’un interdit provenant de la philosophie (neutralité théologique de la critique, athéisme méthodologique de la réduction, etc.), mais d’abord de la hauteur du théologique lui-même (dont je m’étonne toujours que ses détracteurs l’imaginent comme si aisé à pratiquer qu’on puisse y « tomber », alors qu’il suffit de s’y risquer, même de loin, pour en mesurer l’incomparable difficulté). Le second motif tient au fond de la question de l’amour : avant de parler de l’amour vers Dieu ou venant de Dieu, il faudrait d’abord atteindre un concept un peu rigoureux de l’amour comme tel ; bref, savoir ce dont on parle et dont on part. On pourrait, remarquons-le, s’étonner de la surprenante disproportion, chez maints métaphysiciens, entre leur définition de l’amour — souvent très élémentaire et superficielle, d’une part, souvent bien en retrait de nos expériences réelles, d’autre part — et leur audace décomplexée à l’appliquer à Dieu, ou du moins ce qu’ils entendent sous ce terme. Il convient d’abord de conquérir ne fût-ce que l’épure d’un concept rigoureux, donc complexe, originel et non pas périphérique de l’amour. Par exemple, ne pas le dériver de la logique ou de la représentation, du désir ou du besoin, de la volonté, de la subjectivité ou de la communauté déjà instituées, etc. C’est pourquoi j’ai tenté un commencement radical, en deçà du doute lui-même, par la réduction érotique. Son caractère, qu’on m’a parfois dit « excessif », se trouve pourtant absolument requis si l’on ne veut pas retomber d’entrée de jeu dans la fadeur, l’édification, la vulgarité ou le moralisme, qui conduisirent Hegel à en raturer purement et simplement le concept, et si l’on veut, inversement, suivre le conseil de Nietzsche de ne jamais blasphémer le nom de l’amour. Reste le troisième motif : passer rapidement à l’amour de Dieu (en son double sens) constitue l’échappatoire la plus fréquente pour éviter de penser l’amour en son concept ; elle permet, en effet, d’opposer sans frais ni peine un amour pathologique, possessif, sensuel, irrationnel, etc. (le nôtre), à un amour pur, désintéressé, rationnel, intellectuel, etc. — bref, celui que personne ne pratique, sinon des figures mythiques, « mystiques » comme on le leur concède pour en fait les congédier. Cette dichotomie conduit à des résultats désastreux. D’abord, parce que le Dieu biblique ne la respecte pas, en pratiquant franchement les deux styles, au grand dam de beaucoup de théologiens (et de philosophes) qui croient devoir l’en corriger. Ensuite, parce que la théologie spirituelle la plus constante ignore la distinction finalement tardive entre eros et agapè, comme le prouve assez la longue tradition des commentaires du Cantique des Cantiques, entre autres textes. Surtout — et à mes yeux, c’est le point essentiel —, d’un point de vue strictement théologique (biblique), si l’usage de l’amour devient équivoque entre l’homme et Dieu, alors — suivant l’adage des Pères que rien n’est sauvé que ce qui est assumé —, la divinisation, la « symphonie », la communion deviennent impossibles entre eux. La théologie chrétienne peut (et sans doute doit) accepter l’équivocité de l’être, de la connaissance et de la rationalité, mais ne peut admettre celle de l’amour. Seul l’amour est digne de foi, parce lui seul nous fait éventuellement agir comme Dieu. Et Dieu ne se révèle en Jésus-Christ que pour manifester non seulement qu’il se déploie comme amour, mais, par suite, que nous pouvons en lui nous déployer par le même et unique amour.

— Votre entreprise restaure-t-elle ce que l’on appelait, il y a quelques décennies, la « métaphysique de l’amour » ?


— En aucun cas, précisément parce que la métaphysique, entendue dans son sens strict, a élevé les plus grands obstacles à l’élaboration d’un tel concept, non seulement théologique, mais d’abord philosophique. En ce sens, Le Phénomène érotique récapitule et s’appuie sur tout mon travail antérieur de « destruction » de l’histoire de la métaphysique et de reprise de la philosophie suivant le nouveau commencement phénoménologique. J’espère au moins un résultat de ce long chemin : contribuer à poser à nouveaux frais la question de l’amour — dans la gloire de son univocité radicale.


Entretien avec Laurence Devillairs 

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Notes

(1) Jean-Luc Marion, Le Phénomène érotique, Grasset, 2003, 29,90 €.

(2) Dieu sans l’être, Fayard, 1982 ; PUF, coll. Quadrige, 2002. Réduction et donation, PUF, coll. Epiméthée, 1989. L’idole et la distance, Grasset, 1977, Lgf, Ldp biblio/Essais, 1991.

  

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