Grâce aux artistes de tous les temps
L’art (véritable) conspire contre le monde, contre les modes, il fait la guerre aux étalagistes, aux spéculateurs, aux marchands de leurres et de vies faussées.
Soyez tranquilles, on y met bon ordre, on dresse les barricades, on tend le voile épais des commentaires, de la culture historique et l’écran de fumée hypnotique de la valeur marchande, des enchères à vous couper le souffle, à vous interdire d’y toucher, d’en approcher, d’y voir, d’en jouir sous peine d’alarme.
Plus encore, on éborgne des générations de jeunes artistes au nom du progrès, au nom de la mode et du dédain du passé - très moderne le dédain déguisé en liberté - pour les mener où? Dans le n’importe quoi inoffensif ou le spectaculaire lucratif - ce qui revient au même ! Pour y parer une seule méthode : s’exposer aux oeuvres.
S'exposer aux oeuvres c'est se mettre à l’œuvre, aller vers celles qui appellent comme vers celles qui répugnent. Ensuite, seul surtout, face à face, laisser agir l'oeuvre, oublier tout ce que nous croyons en savoir, tout ce que l’on a dit à son sujet dans les livres d’histoire de l’art ou les magazines d'art, ouvrir nos sens, s’abandonner aux formes, aux couleurs, aux espaces, aux matières, aux gestes, aux signes, aux objets, aux lieux, aux détails, donner à l’œuvre le temps de nous ravir, la laisser nous guider, nous toucher, nous impressionner, s’emparer de nous, nous habiter, nous vaincre, nous troubler à sa façon. S'exposer aux oeuvres c'est tout simplement laisser l’œuvre faire son œuvre. Ainsi, vivre ses troubles, savourer ses joies, affiner ses plaisirs, nuancer ses ivresses, intensifier nos peurs. En un mot, en jouir ! S’exposer aux œuvres d’art et en jouir est un art en soi, un art érotique, un art amoureux, un art de vivre, un art gratuit, un art spirituel, un art perdu.
L’art de jouir de l’art est le contraire de ce que l’on nomme aujourd’hui la culture. Être cultivé de nos jours cela consiste à aller voir beaucoup d’expositions, à savoir les noms de beaucoup d'artistes, à savoir les styles, les écoles, les influences, les dates, les tendances, la mode, le marché et les prix bien sûr ! Bref, cela consiste à accumuler des informations sur l’art. L’art de jouir de l’art consiste au contraire à vivre les œuvres de l’intérieur, avec sa sensibilité, avec son cœur, avec son âme - en tenant pour négligeable tout savoir extérieur à leur sujet.
Se cultiver c’est accumuler des savoirs sur l’art alors que jouir de l’art c’est accroître la connaissance de soi.
Comme tout art véritable, l’art de jouir de l’art s’apprend et s’approfondit tout au long de la vie par la pratique, car il est la vie même.
Cet art là s’apprend sur le motif, comme disait Paul Cézanne, en rencontrant les œuvres en personne, comme disait Edmund Husserl à propos des choses... Jouir de l’art comme jouir de la vie cela ne s’apprend que par la jouissance, par une longue, subtile et quotidienne pratique du jouir ! En matière de jouissance on est d’abord novice, puis amateur, ensuite esthète, de là on peut devenir interprète et enfin virtuose. Virtuose en joie de vivre voilà où peut conduire l’art de jouir des œuvres d’art. Tout ceci devient limpide si l’on compare la peinture à la musique. Sans virtuose pour la jouer il n’y a pas de musique ; de même, sans virtuose pour la jouer il n’y a pas de peinture, pas de sculpture, pas d’art. Sans interprète vivant en musique il n’y a que des partitions mortes, des scribouillis inutiles. Sans interprète en art il n’y a plus que des tableaux vains, éteints, stériles, des sculptures sans vie, des cadavres, des oeuvres désoeuvrées dans les musées et leurs fantômes imprimés dans les livres, des spectres négociés sur le marché. Sans un vivant pour les vivre il n’y a plus que des images d'oeuvres dans les magazines.
C’est pourquoi il est urgent et vital de s’exposer aux tableaux. Mais attention ! Ceux qui auront vraiment vu et vécu les tableaux, comme ceux qui auront vraiment lu les livres et entendu la musique, deviendront les artistes ; pas forcément des auteurs, des compositeurs mais des interprètes. Non pas des plasticiens cotés, des fabricants renommés de produits artistiques pour galeries et musées, mais de vrais artistes, des artistes de la vie ! Ceux là seulement se sauveront du pouvoir mortifère de l’image, ils suivront le chemin de l’œil et du cœur à l’œuvre ; leur vision ne se fiant qu’à elle-même taillera dans la lumière et l’ombre l’œil joyau qui scintille sous leurs paupières. Cet œil jouissant, Georges Braque lui avait donné un nom mystique : l'œil blessure de lumière. C'est l’œil ébloui par un excès de jouissance, l'oeil contrit ressuscité par mille larmes de joie.
À suivre...
Texte Robert Empain, tiré du carnet de voyage à Florence en 1981
Illustrations : oeuvres de Kandinsky, Botticelli, Tiziano
NB : Attention, les images ne sont pas les tableaux et inversement
L’ART, c’est est la VIE
RépondreSupprimerS'exposer à l'Art, c’est suivre le chemin de l’œil et du cœur, vivre les œuvres de l’intérieur, donner à l’œuvre le temps de nous ravir, la laisser nous guider, nous toucher, nous impressionner, s’emparer de nous, nous habiter, nous vaincre, nous troubler à sa façon. C'est tout simplement laisser l’œuvre faire son œuvre et accroître la connaissance de soi.