jeudi 2 janvier 2014

Et que dites-vous de la joie ?


La joie ? Nous pensons tous l’avoir rencontrée à certains moments de la vie. Que serait une existence sans joie ? Nous croyons la reconnaître quand elle vient nous visiter, mais elle ne se laisse pas facilement définir. Elle se confond aisément avec d’autres expériences qui ne résonnent pas de la même tonalité : l’allégresse, le plaisir, la jouissance... 
Quel est le propre de la joie ? Et qu’en disent les chrétiens ? Cet essai voudrait proposer quelques points de repère qui aident à discerner un chemin de joie.


Voyageur de la joie, 2006



La joie, le plaisir de l’âme 

Un rapide regard sur l’histoire des mots qui gravitent autour du terme « joie » est éclairant (1). Cicéron disait : quand l’âme est mue par la raison avec calme et de façon constante, on appelle cet état la joie (2). Pour les latins, la joie désignait donc l’état intérieur paisible et durable de celui qui menait une vie droite. Elle comprenait une connotation éthique et une sorte de retenue qui la distinguait de « l’allégresse » (laetitia) : celle-ci soulignait les manifestations extérieures de la joie. Mais ni la joie ni l’allégresse ne pouvaient en aucun cas désigner « le plaisir du corps » (3). Celui-ci était désigné par le mot voluptas, que la langue française traduit volontiers par « plaisir ». Mais sa signification n’était pas à sens unique. Tout en évoquant le plaisir des sens, comme celui du boire et du manger, il pouvait aussi signifier les dispositions de l’âme (4). Ainsi, chez les anciens, la joie régnait dans le pays de l’âme et ne descendait pas vers le corps, mais le plaisir du corps pouvait prendre de la hauteur et signifier le bonheur de l’âme...
Cette perspective marquait encore la langue française au XIXe siècle. Littré définissait très simplement la joie : le plaisir de l’âme (5). En son sens absolu, elle connotait une expérience qui saisissait la totalité de l’être. On pouvait dire de quelqu’un qu’il était « touché de joie » ou qu’« il était la joie » d’un autre. Le mot orientait l’attention vers l’intériorité du sujet et désignait en lui une disposition positive, heureuse, humanisante. Le plaisir lui aussi désignait d’abord un sentiment spirituel. Littré le définissait : mouvement, sentiment plaisant, agréable, excité dans l’âme par une impression physique ou morale. Mais il pouvait aussi évoquer la sensation agréable perçue dans une partie du corps et une partie seulement, par exemple dans l’expression « le plaisir des yeux ». De là, le mot pouvait se dilater jusqu’à désigner « diverses voluptés sensuelles ». Quant au mot jouissance, qui vient lui aussi du latin gaudium, Littré le définissait :l’action de jouir, la satisfaction intellectuelle et morale ou sensuelle.  
Au XIXe siècle, en effet, on parlait tout autant des « nobles jouissances de l’esprit » que de la jouissance sensuelle. Mais ce qui caractérisait la jouissance par rapport au plaisir et à la joie, c’était son caractère actif et dynamique. Elle était « l’action de jouir... ». Cette connotation lui venait de l’expression juridique : « avoir la jouissance d’un bien » ce qui voulait dire en « être le propriétaire » et pouvoir en jouir à sa guise, sans aucune contrainte. Cette richesse de sens tend à s’effacer dans le français moderne. Le Robert définit la joie comme un « sentiment de bonheur intense » et il l’illustre par les expressions « s’en donner à cœur joie » ou « mettre en joie ». Le Petit Larousse Illustré précise que ce sentiment est « de durée limitée » et qu’il « est éprouvé par une personne dont une aspiration, un désir est satisfait » (6). Aujourd’hui, la joie semble donc avoir perdu sa valence éthique pour se charger d’une valeur d’intensité. Loin d’être durable, elle vient combler une aspiration passagère. Une évolution similaire caractérise le terme « plaisir ». Le Robert souligne que la signification sensuelle, érotique et plus spécialement sexuelle du plaisir est devenue si prégnante que les autres emplois « nécessitent un contexte explicite ». Il en est de même pour le mot « jouissance » et le verbe « jouir » qui signifie couramment éprouver un plaisir de nature sexuelle. Le Robert précise : cette signification est devenue si courante qu’il est difficile d’utiliser le verbe « jouir » dans tout autre contexte. Cette évolution sémantique donne à réfléchir. N’est-elle pas le signe d’une mutation culturelle sans précédent ? Dans notre culture, le corps a pris une telle importance qu’il a déplacé vers lui le champ sémantique du plaisir. Au moment ou les jeunes disent que « cela baigne » pour eux ou qu’ « ils sont bien dans leur peau », quel adulte pourra leur dire que la vraie joie est dans « le plaisir de l’âme » ? Il ferait figure d’un ancêtre réincarné venu d’un autre âge ? La distance à franchir est d’autant plus grande que le mot « corps » associé au « plaisir » évoque le plus souvent le corps sexué, voire émoustillé par l’érotisme plus que le corps « animé » par l’esprit. Certains voient dans ces déplacements culturels le signe d’une dérive dangereuse car ils entameraient ce qu’il y a de plus humain en nous. « Le plaisir du corps » aurait tout simplement destitué « la joie de l’âme ». D’autres au contraire estiment que cette évolution est constructive. Depuis trop longtemps notre culture avait mésestimé le plaisir sexuel et l’Église romaine avait largement contribué à ce mépris. « Heureux d’être chrétiens », pensent-ils tout bas, certainement pas ? Il était temps de réagir. Mais à y regarder de près, ces deux réactions restent tributaires d’une anthropologie fondée sur la distinction corps-âme : elle n’échappe pas à un certain dualisme. Or, précisément, la philosophie contemporaine a remis en question cette perspective. Dans cette évolution, Freud, le fondateur de la psychanalyse, fait figure de proue.


Au principe, le plaisir... 
Audacieux et novateur, il place au fondement de toute l’activité psychique de l’individu « le principe du plaisir » et il confère au plaisir sexuel une place de choix. Il argumente à partir de l’observation du nourrisson. Lorsque celui-ci est confronté à un besoin non satisfait, il cherche inconsciemment à réduire la tension douloureuse qu’il éprouve par une excitation venue de l’extérieur qui lui procure un sentiment de satisfaction : le plaisir. Il peut s’agir d’un plaisir organique lié à la survie de l’enfant, la têtée par exemple. Mais pas nécessairement. Bientôt le nourrisson cherchera à retrouver de façon hallucinatoire le sein maternel en suçant son pouce et il en éprouvera une satisfaction que Freud qualifie de plaisir sexuel, parce que dit-il, elle confine à une sorte d’orgasme (7). Seront ainsi appelés « sexuels » tous les actes et les excitations qui procurent une diminution de tension douloureuse et qui ne sont pas directement nécessaires à la vie biologique. Freud confère donc au mot « sexuel » un sens beaucoup plus large que celui de la langue parlée puisque celle-ci restreint le sens de ce mot au seul plaisir génital proprement dit. Cette confusion a donné lieu à de nombreux malentendus. On a accusé Freud de professer un « pansexualisme » qui aurait entraîné notre culture vers le plaisir du corps. C’est trop vite dit, car Freud a couplé « le principe du plaisir » avec « le principe de réalité », tout aussi important dans la genèse de l’individu. Si le nourrisson se contente de sucer son pouce au lieu de téter réellement le sein de sa mère, il connaîtra de fréquentes frustrations. Pour éviter ces déceptions récurrentes, l’enfant sera progressivement contraint de renoncer au plaisir de se satisfaire lui-même, de façon auto-érotique et illusoire par le moyen de l’hallucination. En refoulant ce plaisir, il devient capable d’utiliser la force de la pulsion pour s’adapter de façon plus efficace au réel par la pensée et la parole. Il se met à comparer ses expériences, à les ajuster et à modifier le réel qui l’entoure en fonction de ses besoins : il pourra par exemple signifier à sa mère par la parole qu’il a faim ou froid. Freud appelle « sublimation » ce nouveau processus d’investissement (8). La sublimation implique donc un renoncement inconscient au plaisir immédiat des sens ; elle opère un véritable deuil qui seul permet d’accéder à un plus haut degré d’humanisation. En dégageant cette évolution du plaisir de l’enfance à l’âge adulte, Freud permet de dépasser le dualisme entre le corps et l’esprit. C’est l’immense intérêt de sa recherche qui repose sur l’observation clinique. Les réalités les plus spirituelles, comme la conscience, la mémoire ou la pensée s’originent dans le principe du plaisir : elles captent en lui leur force de déploiement. Voilà pourquoi la langue parlée pouvait évoquer les « jouissances de l’esprit ». Mais la vie « spirituelle » ne peut s’épanouir que si le sujet renonce inconsciemment à assouvir directement ses pulsions dans le plaisir immédiat des sens. Malgré la justesse de ses observations, Freud lui-même était conscient des limites de sa théorie sur le plaisir (9). En effet, elle ne rend pas suffisamment compte des différentes qualités de plaisir que l’enfant, puis l’adulte, peuvent éprouver. Peut-on simplement ranger dans la même catégorie de pensée le plaisir du boire ou de l’acte sexuel et celui de l’amitié et de l’amour ? Sur ce point, les recherches d’un psychanalyste et pédiatre britannique, Winnicott, allaient s’avérer décisives.

La joie : le plaisir de l’échange
Il a fortement souligné l’importance de l’environnement dès les premiers instants de la naissance d’un enfant. Celui-ci n’est jamais une monade isolée, il est en constante interaction avec sa mère. Est-elle heureuse de l’avoir mis au monde et de le voir grandir, prend-elle plaisir à lui présenter « un sein qui est », elle communique à son petit cet espace intérieur de bonheur qui lui permet de s’épanouir lui aussi (10). Il goûte dès son plus âge, « le plaisir d’être » au monde. Mais si elle ne peut lui apporter qu’un « sein qui fait », un sein qui nourrit parce qu’il faut manger pour vivre, l’enfant sera handicapé toute sa vie dans son plaisir de vivre (11). Certes, il continuera de se construire dans sa relation à sa mère, mais ce sera presque malgré elle, en se protégeant d’elle et en se repliant pour ainsi dire sur lui-même. Se fondant sur ces observations, Nicole Jeammet distingue deux qualités de plaisir : celui qui ignore la relation de réciprocité avec l’autre et engendre « une façon narcissique d’aimer », plaisir qu’elle identifie au péché (12) et celui qui est marqué « par l’échange désiré avec lui » et offre au deux partenaires « les mêmes chances d’épanouissement » (13). Mais parler ainsi du plaisir de l’échange, n’est-ce pas déjà là une manière renouvelée de parler de la joie ? 
Récemment, dans son petit livre sur la faiblesse, Jacques Arènes se disait surpris de constater l’absence de la notion de joie dans les écrits de ses confrères psychanalystes (14). La même année, Denis Vasse, psychanalyste français lui aussi, émettait une remarque similaire (15). Il est vrai que le terme « plaisir » s’est imposé depuis Freud : le mot joie ne figure pas dans le Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis. Mais ne pourrions-nous pas appeler « joie » cette qualité de plaisir qui advient dans la réciprocité d’un échange entre deux partenaires qui se communiquent l’un à l’autre et naissent à eux-mêmes au cœur de leur relation  ? La joie en effet ne vient-elle pas nous visiter dans l’entre deux d’une relation où chacun habite sa propre maison tout en laissant la porte ouverte à l’autre ? Elle ne supporte ni les serrures, ni les clefs qui verrouillent, ni les instincts de propriétaire. Elle n’est pas fille de la jouissance. Elle advient dans un mouvement de déprise, une sortie de soi qui confine à une nouvelle naissance. Elle qualifie, comme le dit Vasse, le « surgissement du sujet vivant » (16). Elle germe dans cette rencontre avec l’autre dont le symbole le plus accompli est l’union de l’homme et de la femme qui s’aiment. Non pas l’autre en tant qu’il répond à mes besoins, l’autre que je peux assimiler, dominer et dont je peux jouir, mais l’autre en tant qu’il me surprend, se dérobe à mes prises et est toujours « Autre », radicalement différent (17). Car lui aussi est tendu vers une Vérité d’être qui lui échappe et qui n’advient qu’au cœur de la relation d’échange. Lorsque deux sujets acceptent leur différence et assument la souffrance qui en découle, ils maintiennent vivantes leur attente, leur espérance, en un mot leur désir. Devenir ainsi l’un et l’autre des « sujets de désir » dans la parole échangée est la vraie vocation de tout être humain (18). 
Mais quelle parole fait vivre ainsi dans la joie d’une nouvelle naissance ? Celle qui monte aux lèvres quand celui qui parle se recueille tout entier dans ses mots pour se communiquer à l’autre en vérité. Cette décision de parler vrai comporte un risque. L’autre est d’abord menaçant : il risque de bousculer les contours du « moi » superficiel où se réfugie le véritable « je ». Tout dépend de sa qualité d’écoute. Va-t-il juger, humilier, rejeter ou accueillir dans le respect ? La parole vraie présuppose toujours la confiance en l’autre, « la foi en une promesse » (19). Faisant naître la Vérité au cœur de l’échange, elle déloge les partenaires de cette image idéale ou dévalorisée d’eux-mêmes qui les protégeait artificiellement. Cette découverte ne va pas sans souffrance. L’image dans laquelle les sujets trouvaient leur consistance et leur plaisir se déchire soudain : ils perdent les repères imaginaires qui les sécurisaient. Commence alors au plus intime d’eux-mêmes la traversée d’un désert, rude, douloureuse, mais qui peut les conduire à une authentique libération. Lorsque le dialogue se poursuit à travers les multiples écueils d’une communication vraie, l’un et l’autre se découvrent progressivement accueillis et aimés jusque dans leurs failles. Ils se découvrent délivrés de la culpabilité latente de ne pas être conforme à l’image idéale qu’ils ne cessent de poursuivre pour « mériter » l’amour. Ils viennent enfin au jour dans la joie, comme sujets de désir. Un cri de jubilation, un chant de louange s’épanouit sur leurs lèvres et avec lui « l’opposition violente... laisse place à la paix »(20). La naissance à la joie se fraie donc un chemin à travers une certaine qualité de souffrance, celle qui ouvre à l’autre dans le respect de son altérité. Joie et souffrance peuvent en effet cohabiter ensemble, elles sont de la même venue. Elles ne s’excluent pas comme la jouissance ou le plaisir repousse la souffrance. N’est-il pas remarquable que certains psychanalystes retrouvent aujourd’hui, mais autrement, cette qualité éthique, paisible et durable de la « joie » qui était suggérée par Cicéron et reprise par Littré ? Mais ils y intègrent aussi cette qualité de « plaisir » qui s’éprouve lorsque la parole échangée établit la Vérité entre les sujets qui se donnent l’un à l’autre jusque dans l’union des corps. Plaisir et jouissance sont donc loin d’être des sentiments négatifs en eux-mêmes. Ils peuvent être le terreau nourricier d’une authentique croissance en humanité. Ceux et celles qui reprochent à l’Église de les avoir injustement dévalorisés dans les siècles passés n’ont pas tout à fait tort. Mais les promouvoir pour eux-mêmes, hors du contexte relationnel qui les humanise, conduit aussi à l’impasse. Le plaisir fait grandir en humanité lorsqu’il promeut l’histoire d’un « nous » qui échappe à l’emprise de chacun des partenaires. Il ne suffit donc pas de réguler le plaisir par la raison, dans la maîtrise de soi, pour connaître la joie. La conception classique qui soumettait le corps à l’âme était insuffisante sur ce point. Mais il ne suffit pas non plus « d’être bien dans sa peau » pour être heureux. La joie de naître à soi-même dans la relation à l’autre passe nécessairement par l’échange de paroles vraies, de « paroles pleines » aurait dit Lacan. 
Les éducateurs ont ici un grand rôle à jouer auprès des jeunes : les éduquer à la parole. Que vivent-ils lorsqu’ils s’unissent dans la jouissance du corps à corps des unions passagères ? Peuvent-ils témoigner à l’intime de leur conscience que ces rencontres d’un moment les construisent du dedans, eux et leur partenaire ? Peuvent-ils exprimer à l’autre en toute vérité les sentiments qui les habitent et les malaises qu’ils ressentent au moment de la rencontre ? Là réside l’enjeu éducatif des réflexions qui précèdent. La théorie analytique s’est élaborée à partir de la relation que le psychanalyste noue avec celui ou celle qu’il accompagne sur le chemin du désir. Elle n’envisage pas directement ceux que Ricœur appelle « les tiers qui ne seront jamais des visages » (21) : les exclus, les étrangers, ces multitudes qui vivent dans des situations où les besoins les plus élémentaires de la vie ne peuvent être satisfaits. L’être de désir lui, ne peut les oublier dans sa recherche de la « vraie vie ». Il goûte une joie paisible et sereine à travailler avec d’autres pour améliorer les institutions en vue de l’avènement d’un monde plus juste et plus fraternel (22 ). 
Du point de vue psychanalytique, une joie si dépouillée est pleinement humaine quand elle s’origine dans la sympathie envers l’autre. Elle poserait question si elle devait laisser à l’intime de la conscience une pointe de ressentiment. Ce serait le signe que la générosité déployée pour les autres dans l’oubli de soi, colmate un refus inconscient de s’abandonner à la joie des rencontres particulières, car la vraie joie s’origine toujours au cœur des relations de réciprocité. Mais qu’advient-il quand l’autre se refuse à l’échange ? Comment réagir lorsqu’il s’impose à son entourage en lui déniant toute altérité ? Nicole Jeammet termine son livre sur la haine en abordant cette question. Elle y répond d’un seul mot : « se protéger ». Il importe, dit-elle, « d’offrir une force de résistance à tenir notre place et à défendre nos droits, au moins aussi égale que la force mise par l’autre à nous dénier » (23). C’est on ne peut plus juste et toute attitude vraie commence par là. Mais qu’advient-il quand la violence de l’autre réveille notre propre violence à son égard ? Est-il possible de « dépasser sa violence » (24) ? La question est posée au terme de ce parcours, au moment d’ouvrir l’Évangile.

Le Christ, contagieux d’une vraie joie 
Marc fut le premier à appeler son récit « Évangile » c’est à dire « Bonne nouvelle ». Une note de bonheur traverse en effet tout le récit, même si les occurrences du mot « joie » sont peu nombreuses (24). D’où provient cette note heureuse qui n’éprouve pas le besoin de s’exprimer par de multiples références au vocabulaire de la joie ? Les réflexions qui précèdent invitent à regarder la qualité de relation de Jésus que les évangélistes appellent le Christ, le fils de Dieu. Il se révèle extraordinairement juste dans toutes ses rencontres. Il diffuse autour de lui une contagion de santé physique, psychique, spirituelle si étonnante qu’elle marque profondément son entourage. Il est tout simplement lui-même avec tous ceux et celles qu’il rencontre. Il est vrai, il n’y a pas de mensonge en lui. Paroles et gestes coïncident dans une vérité de conscience absolue. Il suscite dès lors chez l’autre la possibilité d’être vrai lui aussi. Sa parole engendre à la vérité, elle restaure et relance dans la vie...
Mais il accueille aussi en lui la parole de l’autre, il se laisse transformer par elle. 
« Si tu le veux, tu peux me purifier » lui dit le lépreux. « Je le veux sois purifié » lui répond-t-il simplement (Mc 1,40-45). Il épouse pour ainsi dire la parole de cet inconnu croisé au hasard des chemins et qui lui fait prendre conscience qu’il lui suffit de vouloir. Il entre dans la promesse que lui ouvre cette parole et il la laisse opérer en lui son geste de guérison. Jésus advient à lui-même dans sa relation à l’autre. C’est une femme, une païenne qui lui fait prendre conscience que le vrai Dieu attache plus d’importance à la guérison d’une petite fille qu’au respect d’une règle qui empêchait les juifs et les païens d’entretenir des contacts entre eux. Il se laisse engendrer par cette femme à une nouvelle manière de concevoir Dieu (Mc 7,24-30). Il accueille ainsi la Vérité qui advient au cœur de la rencontre et qui l’éveille lui aussi comme « sujet de désir ».
Il n’annexe personne, il ne récupère personne. Il se contente d’accéder au désir de ceux et celles qui lui demandent une guérison sans jamais leur demander une quelconque marque de reconnaissance. Il ne les juge pas, ne les condamne pas. Il ne les incite pas davantage à rejoindre le groupe des quelques disciples qu’il a réunis autour de lui. Il diffuse une liberté qui laisse à l’autre la totale initiative sur sa vie. Il l’aborde toujours à partir de ses forces de croissances. Il éveille le « je » qui sommeille en lui derrière le « moi » clôturé dans l’image d’un plaisir imaginaire : « suis-moi » dit-il à Lévi le collecteur d’impôt, assis à sa table de change (Mc 3,13-14). Il suscite ainsi dans toutes ses rencontres le désir d’une vie authentique qui est source de joie. « Il parlait avec autorité » dit simplement le récit (cf. Mc 1,28). Sa consistance intérieure se communique au dehors comme une force, une puissance qui rétablit l’autre dans son propre bonheur d’exister. Il passe pour ainsi dire tout entier dans ses paroles et ses gestes, sans rien se réserver pour lui-même. Il se livre dans la rencontre sans se protéger : il n’est jamais sur la défensive. Il s’habite en plénitude. Il réalise ainsi une figure d’humanité si accomplie que le chrétien reconnaît en lui la source même de la joie. Il est la Bonne Nouvelle du royaume.

La joie de Dieu lui-même
Il l’est, parce qu’il se laisse engendrer ainsi jour après jour par celui qu’il appelle son Père. Et il promet à ses disciples que le Père les engendrera eux aussi à la même qualité de vie. Dans l’Évangile de Matthieu, le discours qu’il prononce sur la montagne, manifeste discrètement la joie de Dieu lui-même (Mat 5,1-12) :  Heureux les cœurs purs, ils verront Dieu ; Heureux ceux qui font œuvre de paix, ils seront appelés fils de Dieu.
Dieu lui-même engendre ainsi les artisans de paix à sa propre joie : ils sont fils de Dieu. Il se donne à « voir » aux cœurs purs, car il est le premier à être pauvre de cœur, doux, miséricordieux, à faire œuvre de paix ; le premier à pleurer devant l’injustice et à être persécuté par elle. Paradoxalement, c’est la violence du monde qui révèle pleinement le cœur de Dieu : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons et tomber la pluie sur les justes comme sur les injustes. (Mat. 5,44). 
Dieu trouve sa joie à ne pas répondre à la méchanceté par le mal, à l’injustice par l’iniquité. Il promet sa joie à ceux qui se laissent engendrer par lui à cette qualité de relation là. 
« Heureux ceux qui font œuvre de paix... » Devenir fils de Dieu, c’est éviter par tous les moyens de répondre à la violence par la violence en prenant sur soi la violence de l’autre afin de pouvoir si possible le désarmer et le transformer en frère. La joie promise par l’Évangile n’est ni le plaisir ni la jouissance. Elle ne dépend pas non plus des conditions extérieures liées au bonheur : le monde ne peut la ravir (cf. Jn 16,22). Elle se donne discrètement dans un sentiment dépouillé de paix et de coïncidence avec soi-même au cœur d’une relation de confiance et d’abandon au Père. Une telle joie se forge au creuset de la souffrance. Le Christ lui-même l’a connue au jardin des oliviers peu avant sa passion (Mc 14, 32-42). Il ressentit frayeur et angoisse dit sobrement le récit. Mais il trouve à ce moment encore des paroles vraies qui le rapproche de ses disciples. Il cherche un appui auprès d’eux : mon âme est triste à en mourir, demeurez ici et veillez (Mc 14, 34). Puis, il se recueille tout entier dans une demande pressante adressée à son Père : Abba, Père... écarte de moi cette coupe. « Parole pleine » qui permet au Père de l’engendrer comme son fils. Il délivre Jésus de la passion telle qu’il l’imagine et qui le plonge dans la tristesse et l’angoisse et lui donne courage et force pour affronter la passion réelle qui se présente à lui. Au terme de sa prière, le Christ se retrouve de plein pied avec les événements qui surviennent : c’est éloigné, l’heure est venue, allons... dit-il à ses disciples. Le repli sur le fantasme d’une passion imaginaire est éloigné. L’heure est venue, il peut assumer la passion réelle. Dans la suite du récit de la passion il est le seul à manifester une telle dignité humaine qu’au moment de sa mort, le centurion qui se tenait devant lui témoigne : vraiment cet homme était fils de Dieu. Il fallait être fils de Dieu pour mourir ainsi de façon si pleinement humaine. Heureux les cœurs purs, disait-il, car ils verront Dieu. De fait, le Père accueille son Fils et le suscite définitivement dans la joie de la résurrection. La joie que nous goûtons dans les moments de rencontre où nous advenons à nous-mêmes est déjà riche de la joie de Dieu lui-même. Elle peut s’universaliser dans des rencontres de plus en plus nombreuses, même au cœur de la violence du monde. Elle nous prépare à voir définitivement Dieu en nous le faisant goûter à l’avance. Voilà pourquoi l’Évangile est Bonne Nouvelle pour tous.

NOTES
(1) Selon Le Robert, Dictionnaire de la langue française, sous la direction de Alain Rey, 1992, art. joie et jouissance, les vocables « joie » et « jouissance »viennent du latin gaudium dont le neutre pluriel gaudia, à basse époque, était pris comme féminin singulier.
(2) Cicéron, Tusculane Disputationes, 13 : Cum ratione animus movetur placide atque constanter, tum illud gaudium dicitur.
(3) Id., De finibus, 2, 106 : voluptas corporis.
(4) Ibidem, 2,13 : Voluptas dicitur etiam in animo, non dicitur laetitia nec gaudium in corpore. Cependant, utilisé au neutre pluriel, le mot peut désigner lui aussi « les plaisirs du corps » dans le sens des « plaisirs des sens ». Cf. Salluste, De bello Jugurthino, 2, 4 : dediti gaudiis corporis.
(5) Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, Hachette, 1863, art. Joie. Utilisé au pluriel, le mot peut encore signifier des plaisirs et des jouissances plus extérieures, comme le signalent les expressions : « les joies temporelles », les « joies du monde », ou « les joies de la terre ». Utilisé au singulier et qualifié par un adjectif, le mot peut qualifier des dispositions immorales comme dans les expressions : « joie cruelle », « joie inhumaine ». Le syntagme « fille de joie » comporte une connotation de dérision. 
(6) Le Petit Larousse illustré, 2000, art. Joie 
(7) S. Freud, La sexualité infantile, dans Trois essais sur la sexualité, 4e éd., Paris, Gallimard, 1920, p. 84. Sur le principe du plaisir voir aussi : J. Laplanche-J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, coll. Quadrige, Paris, PUF, 3e éd., 2002, pp. 332-333.
(8) Sur la sublimation, voir J. Laplanche-J.-B. Pontalis, op. cit., pp. 465-467.
(9) Cf. S. Freud, op. cit., p. 88 : « À l’égard de la question du plaisir et de la douleur, la psychologie est encore dans l’obscurité ; de sorte qu’il est sage de s’en tenir aux explications les plus prudentes... ». Sur les difficultés soulevées par la conception freudienne, voir par exemple A. Vergote, La psychanalyse à l’épreuve de la sublimation, Paris, Cerf, 1997, pp. 89-99 et J. Laplanche-J.-B. Pontalis, op. cit., pp. 333-339.
(10) D. W. Winnicot, Jeu et réalité, L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975 (original anglais, 1971), pp. 19-20.
(11) Ibidem, p. 114.
(12) N. Jeammet, Le plaisir et le péché, Essai sur l’envie, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, écrit, à propos d’un extrait du livre « Du côté de chez Swann » de Marcel Proust : Ne retrouvons-nous pas exactement ce qui selon nous, définit le péché : cette manière d’esquiver une relation d’échange, de refuser un partage du plaisir, afin d’avoir la totale maîtrise de soi-même (op. cit., p. 129). Sans utiliser le mot péché, D. Vasse, Inceste et jalousie, Paris, Seuil, 1995, p. 38 dit équivalemment du jaloux : La jalousie est fondée sur le fantasme que l’autre se donne à lui-même sa propre et entière satisfaction et que nous en sommes exclus. En un mot, il se fait vivre lui-même, il n’a besoin de personne. Comme l’indique la projection qu’il en fait sur l’autre, ce fantasme est au cœur du jaloux. Il y occupe la place de la vérité qui parle.
(13) N. Jeammet, La haine nécessaire, Paris, PUF, 1989, pp. 10-11 et 76.
(14) J. Arènes, Accueillir sa faiblesse, Paris, Desclée de Brouwer, 1999, p. 13.
(15) D. Vasse, La dérision ou la joie, Paris, Seuil, 1999, p. 80 : Pourquoi le mot joie a-t-il disparu du discours théorique ? Cette question m’a depuis longtemps mis en marche.  Avec cette disparition, je crois que c’est la symbolisation de l’ouverture, du partage de la parole en tant qu’elle se donne dans l’acte même où elle est reçue qui se trouve interdite : tabou. User ainsi des mots hors de la référence à la parole, c’est en venir à bout, en jouir, les posséder sans partage. Cet usage des mots éteint la joie de la parole qui fait vivre.
(16) D. Vasse, op. cit., pp. 59-60. Seul le mot joie peut qualifier ce surgissement du sujet vivant. Sûrement pas celui de jouissance, au sens que lui donne Lacan et que nous lui donnons après lui. La jouissance n’est pas la joie : elle est contre car elle veut posséder, en savoir quelque chose et avoir sur l’autre un pouvoir sans désir. La joie, au contraire, caractérise ce qui naît au cœur de la jouissance et qui échappe à cette emprise. Hors de cette ouverture à ce qui lui échappe et fait de l’homme un être désirant, un vivant, la jouissance tue.
(17) Sur la notion de l’Autre (avec A majuscule) dans l’œuvre de Lacan, voir D. Vasse, L’Autre du désir et le Dieu de la foi, Lire aujourd’hui Thérèse d’Avila, Paris, Seuil, 1991, pp. 235-245.
(18) Cf. D. Vasse, La vie et les vivants, conversations avec Françoise Muckensturm, Paris, Seuil, 2001, p. 118 : ... il n’y a désir qu’entre des êtres qui sont simultanément unis dans la séparation et séparés dans l’union : ils sont dans la communion, dans ce rapport qui fait désirer l’autre en vérité, le fait être, c’est mourir à « soi seul ».
(19) Cf. D. Vasse, Le poids du réel, la souffrance, Paris, Seuil, 1983, p. 72 : Parler vraiment à quelqu’un revient à courir le risque du délogement, le risque d’être entendu et écouté d’ailleurs que du point imaginaire où notre discours nous place. S’offrir à ce déplacement, le supporter, le souffrir est nécessairement ressenti comme une menace. Et une telle menace n’est tolérable, un tel risque ne peut être couru que relativement à la confiance ou à la foi en une promesse
(20) D. Vasse, Inceste et jalousie, Paris, Seuil, 1995, p. 47 : Le signe indubitable de cette naissance est la joie qui embrase tout. C’est pourquoi, avec le chant de louange, l’opposition violente entre les individus laisse place à la paix. 
(21) P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 228 : La pluralité inclut des tiers qui ne seront jamais des visages ; un plaidoyer pour l’anonyme, au sens propre du terme est aussi inclu dans la visée plus ample de la vraie vie. Cette inclusion du tiers, à son tour, ne doit pas être limitée à l’aspect instantané du vouloir agir ensemble, mais étalée dans la durée. C’est de l’institution précisément que le pouvoir reçoit cette dimension temporelle.
(22) L. Ferry, L’Homme-Dieu ou le sens de la vie. Essai, Paris, Grasset, 1996, pp. 120-128 165-170 et 173-213 a souligné le fait que « le souci de l’autre » qui « pourchasse sans limite l’indifférence » a acquis aujourd’hui une amplitude internationale et une cohérence organisationnelle qui sont une caractéristique majeure de notre culture.
(23) Ibidem, p. 133. (24) J. Arènes, Dépasser sa violence, Paris, Les éditions de l’atelier, 2001.
(25) Le mot « joie » n’intervient qu’une fois dans l’Évangile de Marc dans l’explication de la parabole du semeur. Il y désigne ceux qui, entendant la parole l’accueillent avec joie, mais, étant les hommes d’un moment, ne résistent pas à l’épreuve (Mc 4,16). Le verbe « se réjouir » se rencontre deux fois dans un sens péjoratif et dérisoire : les grands prêtres se réjouissent lorsque Judas propose de leur livrer Jésus (Mc 14,11) et les soldats saluent Jésus couronné d’épines en lui disant, littéralement : « réjouis-toi » (15,18). 


Article extrait de la revue Lumen Vitae, 2002, n° 4, pp.365-377 /
Image : Collage de Robert Empain

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