samedi 16 mai 2015

La faculté bienfaisante et perdue de regarder les vraies images


Grâce aux artistes anonymes


Dyptique Wilton. Retable. Anonyme français. XIVe siècle



Depuis une cinquantaine d'années, les humains subissent en rafales des catastrophes dont les média ne parlent jamais pour la simple raison que ce sont eux qui les produisent. Je veux parler des flots d'images déversées sans arrêt par des millions d'écrans lumineux dans des millions de regards et de cerveaux subjugués, produisant, outre des milliards d'images inutiles, hideuses, falsifiées ou obscènes, de multiples formes d'addictions et de destructions, dont celle de notre relation au Réel vivant, à savoir la destruction de notre corps, de notre âme et de notre esprit, comme celle de la nature et du cosmos vivant. Parallèlement, une maladie du regard s'est répandue, un aveuglement chronique s'est propagé : notre faculté de regarder véritablement s'est perdue, en particulier la faculté bienfaisante de regarder les vraies images, c'est-à-dire de contempler les icônes.

Pourtant, il n'y a pas si longtemps partout en Occident les vraies images, les images sacrées, étaient présentées dans les lieux pour lesquelles elles avaient été faites : les églises, les couvents, les chapelles, les autels, les maisons... 
La plupart de ces oeuvres ont été détruites, beaucoup et même des fresques ont été retirées des lieux pour lesquelles elles avaient été faites pour être conservées dans les musées, sinon, le plus souvent, dans leurs réserves. Elles ont été désacralisées et assimilées à des objets d’histoire, à des objet de l'histoire de l'art parmi d'autres objets dont les musées sont pleins à craquer.


Le Sauveur. Andrë Roublev. XIVe siècle



De vraies images il en reste encore quelques unes dans des lieux sacrés, plus particulièrement dans les églises orthodoxes. Là, modestes, abîmées, rescapées, elles rayonnent encore de leur grâce et de leur joie pour le passant qui daignerait leur consacrer un peu du temps de sa vie. 
Leur beauté humble et bouleversante - et d'autant plus bouleversante qu'elle est humble - témoigne de la Beauté indestructible de Dieu et de sa Parole vivante qui est l'origine de toute beauté.
Ces vraies images furent faites pour Dieu, par amour de l'Amour, c’est pourquoi elles gardent l’amour en elles et le répandent autour d'elles comme le Don incessant qu'est la Vie. Elles nous ouvrent la beauté et la bonté du Ciel dans le temps, la matière, la lumière et l'espace du monde. Pour nous, ces vraies images, même modestes et abîmées, font encore leur oeuvre, et souvent bien mieux que celles déplacées dans nos musées : parvenant à tourner notre regard vers l'intérieur, à ouvrir nos âmes pour y disposer le coeur et l'esprit au recueillement, à la prière, à la contemplation.

Les auteurs de telles oeuvres, à de rares exceptions près, sont restés anonymes jusqu'à la Renaissance. Tous ont  puisé à la même source d'inspiration et de connaissance : la source unique qui ne s'approche que par la maîtrise de Soi, une maîtrise qui ne s'atteint que par la voie de l'humilité et de l'écoute de la Parole qui murmure dans cette Source. 
Ces artistes furent à leur manière des pèlerins qui suivirent le fleuve qui vient de la Vie et y va. Pour les coeurs résolus, ces oeuvres sont des chemins vers le Ciel où ils sont attendus et où sont chantées leurs arrivées prochaines. 


Icône de la Transfiguration. Théophane le grec. XIVe siècle




Grâce à mes professeurs, je me suis trouvé, dès l’adolescence, face à de telles oeuvres, à Gand, à Bruges et ailleurs. Elles m'ont ouvert l'oeil, l'oreille, l'âme et le coeur à la joie. D'emblée, je les ai assimilées à des apparitions, ce qu'elles sont en vérité, à des apparitions divines ou angéliques qui par une grâce particulière se maintiennent dans le visible. Je n'ai cessé depuis de dire et d’écrire ma gratitude pour ces artistes, anonymes ou célèbres et à l'Esprit Saint qui les a inspirés.

Mais pour notre temps si misérablement suréquipé, pour ses consommateurs voués au culte des derniers gadgets innovants, de telles oeuvres ne sont plus que des naïvetés d'un autre âge, des curiosités poussiéreuses, des rébus indéchiffrables, ou alors, quand il s'agit de ces oeuvres que les historiens ont appelés chefs-d'oeuvre, quelques prouesses techniques étonnantes pour des époques aussi arriérées...



Wassily Kandinsky. Composition X.1939



C’est ainsi, par exemple, que Wassily Kandinsky fut célébré par les historiens d’art comme l'inventeur de l'abstraction, qui devint le critère de la modernité en art, alors qu’il est l'héritier et le régénérateur de cette Tradition artistique spirituelle des icônes. Kandinsky appela Nécessité intérieure la voix de l'Esprit créateur qui inspire et impose ses choix à l’artiste moderne comme autrefois à l’anonyme peintre d’icônes, lui faisant voir ce que nul ne peut voir en ce monde, lui révélant la connaissance du Coeur, cette voix intérieure qui est celle du Verbe de Vie, la source vivante en chaque vivant, la Parole de la vie qui nourrit en chaque vivant son accroissement spirituel.

Mais ce monde, gangrené d'images et de paroles falsifiées, a produit une maladie plus grave encore que la destruction de notre faculté à contempler les oeuvres d'art véritables, les vraies images : il a endurci et pétrifié nos coeurs provoquant leur atrophie mortelle, allant jusqu'à les jeter dans l'incapacité d'aimer la vie en nous, en chacun et en tous.

Pourtant, les vraies images demeurent pour ceux qui désireraient s'exposer quelque peu à leur tremblement d'amour qui peux ouvrir le chemin vers ce que l'on nomma autrefois le Ciel ; un Ciel qui n'est pas ailleurs que dans leur âme vivante, vaste, ouverte, inconnue, ne demandant qu'à se faire connaître, c'est-dire à aimer.

Texte : Robert Empain. Carnets 2005

jeudi 14 mai 2015

Aujourd’hui notre Seigneur Jésus-Christ monte au ciel ; que notre cœur y monte avec lui.


Grâce à toi Seigneur Jésus


Ascension de Notre Seigneur Jésus Christ.  Les Très Riches Heures du duc de Berry






L’Ascension du Seigneur

"Aujourd’hui notre Seigneur Jésus-Christ monte au ciel ; que notre cœur y monte avec lui. Écoutons ce que nous dit l’Apôtre: Vous êtes ressuscités avec le Christ. Recherchez donc les réalités d’en haut: c’est là qu’est le Christ, assis à la droite de Dieu. Le but de votre vie est en haut, et non pas sur la terre. De même que lui est monté, mais sans s’éloigner de nous, de même sommes-nous déjà là-haut avec lui, et pourtant ce qu’il nous a promis ne s’est pas encore réalisé dans notre corps.

Lui a déjà été élevé au dessus des cieux ; cependant il souffre sur la terre toutes les peines que nous ressentons, nous ses membres. Il a rendu témoignage à cette vérité lorsqu’il a crié du haut du ciel : Saul, Saul, pourquoi me persécuter ? Et il avait dit aussi : J’avais faim, et vous m’avez donné à manger. Pourquoi ne travaillons-nous pas, nous aussi sur la terre, de telle sorte que par la foi, l’espérance et la charité, grâce auxquelles nous nous relions à lui, nous reposerions déjà maintenant avec lui, dans le ciel ?

Lui, alors qu’il est là-bas, est aussi avec nous ; et nous, alors que nous sommes ici, sommes aussi avec lui. Lui fait cela par sa divinité, sa puissance, son amour ; et nous, si nous ne pouvons pas le faire comme lui par la divinité, nous le pouvons cependant par l’amour, mais en lui.

Lui ne s’est pas éloigné du ciel lorsqu’il en est descendu pour venir vers nous; et il ne s’est pas éloigné de nous lorsqu’il est monté pour revenir au ciel. Il était déjà là-haut, tout en étant ici-bas; lui-même en témoigne: Nul n’est monté au ciel, sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme, qui est au ciel. Il a parlé ainsi en raison de l’unité qui existe entre lui et nous : il est notre tête, et nous sommes son corps. Cela ne s’applique à personne sinon à lui, parce que nous sommes lui, en tant qu’il est Fils de l’homme à cause de nous, et que nous sommes fils de Dieu à cause de lui.

C’est bien pourquoi saint Paul affirme : Notre corps forme un tout, il a pourtant plusieurs membres ; et tous les membres, bien qu’étant plusieurs, ne forment qu’un seul corps. De même en est-il pour le Christ. Il ne dit pas : Le Christ est ainsi en lui-même, mais il dit : De même en est-il pour le Christ à l’égard de son corps. Le Christ, c’est donc beaucoup de membres en un seul corps. Il est descendu du ciel par miséricorde, et lui seul y est monté, mais par la grâce nous aussi sommes montés en sa personne. De ce fait, le Christ seul est descendu, et le Christ seul est monté ; non pas que la dignité de la tête se répande indifféremment dans le corps, mais l’unité du corps ne lui permet pas de se séparer de la tête."

De saint Augustin, sermon pour l’Ascension, 98, 1-2 (PLS 2, 494-495)

vendredi 1 mai 2015

La joie de vivre selon Picasso



Grâce à toi Pablo Picasso



Françoise Gilot et Pablo Picasso Cap d'Antibes. 1951.
Photographie de Robert Capa



 
Extrait de Ad Imaginen Dei 1 L'oeuvre invisble

par Robert Empain



Musée Picasso. Antibes. La joie de vivre !
La guerre est finie. Picasso continue les hostilités, il s’empare de la forteresse d'Antibes. Pour en faire quoi ? Son atelier, son lieu de plaisir, sa salle de jeu, sa maison de joie, de joie de vivre ! Il a soixante six ans, Françoise en a la moitié. Il peint des faunes jouant, chantant, dansant la ronde pour une femme nue. Sur des plages, ils s’embarquent en cortège dionysiaque. S’évader de la forteresse de la mort voilà l’enjeu.


Pablo Picasso. La Joie de vivre. 1946, Antibes,
 Ripolin sur fibrociment, 120x250 cm, Antibes, musée Picasso.


Il n’y a pas de toiles! Picasso peint sur des plaques de fibro ciment, celles dont on se sert pour reconstruire en hâte les villes détruites par les bombardements.  Il n’y a pas de peintures en tubes ! Picasso peint avec de la peinture pour bateaux de pêche qu'il trouve à côté, au port d’Antibes.
La forteresse abrite une collection de pierres gravées, des stèles antiques d’Antibes. L’une d’entre elles, qui se plaçait à l’entrée des bordels romains, se nomme la Pierre aux trois sexes, elle a du amuser Pic. C’est un énorme phallus animalisé pourvu de deux pénis d’appoints, l’un entre les couilles l’autre en queue. Un texte y est gravé en latin :

Tinte fort gros méchant toi aussi.
Que vous soyez protégé du mauvais œil,
que tout se passe bien pour vous...

Ce qui saute aux yeux de cette liberté de vivre et de peindre d’un seul trait c’est qu’elle s’exprime par une continuité totale entre dessiner et peindre. Picasso peint comme il dessine et dessine comme il peint. Il dessine dans la peinture, il peint dans le dessin.
Le dessin, joyeux et furieux dans la couleur, s’affirme et se joue à l’infini dans les céramiques, c’est-à-dire dans la sculpture peinture. Un seul dieu: Dyonisos, muni de trois sexes: dessin, peinture, sculpture, d’un seul jet.

Picasso à la Forteresse d'Antibes. 1949

À court de matériel, Pic fouille les réserves du musée et vole des toiles sans intérêt pour les repeindre.
Du Général Vandenberg il fait Le gobeur d’oursins; d’une Jeune fille à la capeline, il fait Nature morte aux volets noirs. Il s’en expliquera plus tard par une formule lapidaire elle aussi : «Place aux jeunes!» 
Ailleurs, il aurait dit «si j’étais enfermé dans les cabinets je peindrais avec ma merde ! »
Il s’agit de la vie et de sa métamorphose continuelle, de sa puissance irrépressible de création.

Michel Leiris sur Picasso: «...Picasso est lui même en constante métamorphose puisque jamais il ne se pétrifie en un style. Il se plaît à métamorphoser ce qui tombe à sa portée, ou dans le champs de son regard, qu’il transforme dans l’immédiat ou qu’il se fasse le témoin des aventures et des changements que vivent ses personnages, c’est la même impossibilité qui se manifeste d’accepter d’un être ou d’un objet qu’ils soient donnés une fois pour toutes.» 
Ne jamais se pétrifier en un style! Le style ça se vit, ça se transforme, ça se traverse, ça ne se cherche pas ça se trouve, ça se troue! Le style: une armure, une camisole, une carapace à briser, une dépouille à laisser aux marchands de morts.

Prêt à s’échapper, Picasso abandonnera ses armes à la Place Forte. Il lui laissera ses barques pleines de faunes, de centaures, de satyres, d’oursins, de chouettes, de femmes nues et de joie… mais à une condition: la forteresse deviendra un Musée Picasso! Que le bunker devienne Musée, que les Musées deviennent des palais pour la Joie de vivre et des maquis pour résister à l’aveuglement et à la mort, voilà la guerre de Picasso.



Nu couché au lit bleu. 1946. Musée Picasso. Antibes


Dans les grands nus couchés de Picasso, des femmes dans le plus simple appareillage ressemblent à des bateaux en cale sèche, à de fragiles vaisseaux toujours en réparation. Matisse, venu en voisin, fera des croquis de ces équations féminines non résolues.
À l’époque Picasso dit à Sabartés, son secrétaire et ami de toujours: «la vue se plaît dans ce qui la surprend. Si tu prétends voir ce que tu as devant toi tu es distrait par l’idée qui occupe ta pensée...».
À Vallauris, à propos de ses poteries, il dit «une cruche c’est une femme, rien ne ressemble plus à une femme longiligne, le cou étiré et les bras le long du corps, qu’une bouteille à col fermé».
Lacan dira ça plus tard mais de façon tellement plus emberlificotée.


Pablo Picasso. Les pigeons à la fenêtre. 1957



Les pigeons. Exercice pratique: un Picasso de 1957
Quand tu regardes par la fenêtre de Picasso voici ce que tu peux voir : la mer est devant les arbres mais les arbres sont plus profonds que la mer. Les oiseaux sont des morceaux d’arbres envolés dans le blanc, ils ont laissés leurs ombres et leurs yeux pour voir si tu y voyais, d’autres oiseaux, comme des morceaux d’espaces libres, font des trous dans la terrasse. La mer est séparée des palmiers par un trou blanc. Les maisons sont des lampes dans les bois. Un pigeon, à contre jour, a creusé un trou noir dans le bleu du ciel et s’envole dedans. Les perchoirs ont envie de voler, d’ailleurs ils volent. L’ombre est une porte. L’île est un œil aux pupilles multiples, posé entre ciel et mer, ouvert et fermé.
Ami, ton oeil est une cage ouverte ou fermée. Certains oiseaux aiment vivre dans des cages même si la porte est ouverte, même si le monde apparent s’ouvre sous leurs yeux comme une fenêtre, comme un tableau de Picasso.



Un ouvrage de 373 pages magnifiquement illustrées, 
téléchargeable sur iTunes store pour Mac, pour liseuses iBooks
et sur Amazon pour PC, pour liseuses Kindle,
au prix de 3,99 €






Texte : Robert Empain.
Illustrations : images de tableaux de Pablo Picasso. ( Attention, les images ne sont pas les tableaux )