vendredi 28 mars 2014

Nous sommes invités à la table de l'oeuvre


par Robert Empain



James Ensor (1860-1949) - Deniers de César, 1888

Un bon dessin doit demeurer ouvert : les lignes ne fermant pas les formes le fond infini peut alors passer dans les corps, l'oeil et l'esprit circuler librement et redonner vie. 

L'artiste, James Ensor ici, n'a pas voulu achever, il n'a pas imposé une image, une illusion, une idole, il s'est retenu, il s'est retiré, il s'est effacé pour nous inviter à le rejoindre dans son humble dessin.

Le sujet de ce dessin est ici le dessin lui-même, à savoir l'image et sa valeur.
A partir d'un passage de l'Evangile où les clercs de Palestine imaginent piéger Jésus en lui demandant si il faut payer l'impôt à César, à l'occupant romain du pays. Jésus répond en montrant l'image de César gravée sur les pièces de monnaie en circulation en ce temps là, et il dit simplement : " Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu " invitant les hommes à se débarrasser de l'argent, qui n'est qu'un instrument de pouvoir et un objet de convoitise, de vénération et de luttes stériles entre les hommes, et, cela fait, de rendre à Dieu ce qui lui revient, c'est-à-dire de rendre grâce à Celui à qui nous devons la vie.
L'image, associée à l'argent, est dénoncée par le Christ comme idolâtrie, comme une dévotion et une soumission à ce qui est mort, à ce qui ne vaut rien, et qui vaut, par conséquent, infiniment moins que nous qui sommes vivants par la grâce du Vivant à qui seul nous devons gratitude et adoration.

De même pour l'art qui, sous peine de sombrer dans la dévotion idolâtre, doit être séparé de l'argent et rendu à Dieu. L'art n'est vérifié et justifié que lorsqu'il se fait Hospitalité et se donne comme un lieu où l'artiste nous reçoit gracieusement au Nom du Vivant.
Pour y parvenir l'artiste doit laisser l'Esprit agir en lui, se laisser traverser et inspirer par lui. Il doit se garder ensuite de fermer son oeuvre, de se l'approprier ou de se vénérer lui même en elle, de l'idolâtrer.
Il doit au contraire la laisser ouverte et offrir en partage cette inspiration. Il doit encore laisser aux autres une part active dans le devenir oeuvre de l'oeuvre. 

Ainsi, l'imagination créatrice de chacun, qui en nous est l'esprit créateur et libre, peut donner chair aux lignes et aux formes comme les voyelles vocalisées donnent chair aux consonnes et comme nos voix chantantes donnent corps aux notes de musique transcrites.

Invités à la table de l'oeuvre, nous pouvons alors nous réjouir d'y être reçu et de la recevoir, d'y prendre part, de l'accomplir, de la vivre, de nous réjouir et de l'incarner.

L'artiste créateur, dans son humble mesure, n'agit pas autrement que le Créateur de l'Univers et des vivants, le Seigneur en Personne, qui s'est retiré de l'Oeuvre qu'il a faite, qu'il ne cesse de faire et qu'il nous destine, pour que nous en soyons le parachèvement, l'accomplissement, pour que nous l'y cherchions et que nous connaissions la joie de le trouver en nous trouvant nous-mêmes et de lui rendre grâce de nous avoir offert d'accomplir en nous son oeuvre, son don, son dessein, son hospitalité, sans jamais nous y avoir contraint.

Illustration : Les deniers de César par James Ensor ; Texte : Robert Empain, 28 mars 2014

lundi 24 mars 2014

For intérieur


Grâce à Marie-Magdeleine Davy

Marie-Magdeleine Davy, docteur en philosophie et en théologie, a eu une vie de chercheur universitaire au CNRS, où comme spécialiste du latin médiéval, elle a traduit les textes des mystiques du douzième siècle et publié sur la symbolique romane. En tant que conférencière à l'Alliance française, elle a voyagé et séjourné dans le monde entier, principalement en Amérique du sud, Inde, Japon ... Elle a publié plus de quarante livres et une centaine d'articles. Puis à l'âge de la retraite, elle a eu une seconde vie de conférencière parlant de la vie intérieure et développant les principaux thèmes de la spiritualité et de la mystique avec une éloquence remarquable. Sa parole troublante a communiqué son éveil à bien des auditeurs qui en gardent une mémoire impérissable.





De nombreux auteurs du siècle dernier furent des humains magnifiques, des guides spirituels indispensables, des sources inépuisables de renouveau. Ainsi Marie Madeleine Davy dont je publie ici le dernier entretien et de nombreux autres que l'on pourrait citer et louer aussi et que l'on citera et louera sans cesse, tant cela est vital et urgent : les Jung, Corbin, Bernanos, Hillesum, de Souzenelle, Henry et mille autres, poètes, artistes, mystiques que j'ai aimés et lus de mon mieux et qui m'ont guidés sur le chemin intérieur. Je ne cesse de les lire, de les honorer, de les partager partout où je le peux et de leur rendre grâce jour après jour ici et ailleurs.

Le message commun et essentiel de leurs témoignages me semble être celui ci : contre leur temps, contre le modernisme, contre l'idéologie du Progrès technique impératif, contre la Barbarie industrielle, criminelle, sur-armée et sur-équipée, contre cette vision de l'Homme qui serait jeté là pour la mort seule, en un mot, contre la négation de la Vie, ces valeureux précurseurs n'ont pas craint de se tourner vers les Traditions et simultanément vers leur propre intériorité pour y trouver l'Esprit unique et commun à l'oeuvre en chacune et en chaque homme depuis toujours. Ces pèlerins d'Orient, s'avançant à contre courant sur le chemin intérieur ont trouvé la Lumière qui éclaire tous les coeurs vivants. Reliant toutes ces traditions et toutes les religions par le Haut, par l'Esprit qui les animent, ils les ont réalisées, les ont unifiés intérieurement sans plus les opposer extérieurement, ils les ont incarnées en s'accomplissant en tant que Personnes nées une seconde fois à la Vie par l'Esprit. En rendant témoignage par leurs  oeuvres de leurs expériences ils ont ouvert et montré à tous la seule voie à suivre avec confiance jusqu'au bout : celle de l'intériorité où chacun accomplit en vérité celui qu'il est appelé à devenir non seulement pour lui-même mais pour les autres. Car la Vie, la Vie qui ne peut que se donner et que je reçois sans cesse, la vie qui est la mienne certes, m'est donnée pour que je la donne et qu'ainsi je l'accroisse en moi et en tous.

Grâce à Elle donc et à vous tous



Le caché et l'apparent. 1996

Entretien issu de For intérieur par Olivier Germain-Thomas. Emission du 09/04/1998, France Culture. 

Textes : présentation issu du site Présence de Marie-Magdeleine Davy, en lien ci dessus ; pour la suite du texte : Robert Empain, mars 2014.  

Illustration : R.E Le caché et l'apparent. Caséine sur toile. 120 x 170. 1996

vendredi 14 mars 2014

Ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde



Grâce à l'auteur anonyme de la lettre à Diognète 


La lettre à Diognète, dont je publie ici un extrait, est l’oeuvre d’un auteur anonyme. Ecrite vers 160-200, et adressée à un païen, elle présente les chrétiens comme des hommes semblables aux autres mais avec la particularité d'être dans le monde ce que l’âme est pour le corps, un guide et un soutien. Les chrétiens y sont appelés à être "l’âme du monde".  L'artiste chrétien se reconnaîtra dans cet appel qui est toujours d'actualité car il est celui qui témoigne dans le monde que l'art, comme l'homme lui-même, est spirituel en son essence, et qu'à défaut de l'être il se condamne à n'être qu'un produit culturel, social et marchand. Si comme je le crois, l'Homme est fait corps, âme et esprit un art qui ne cherche pas à toucher l'esprit dans l'âme de l'homme ne peut que le couper de sa racine spirituelle et l'égarer davantage dans ce que le Christ a appellé le monde.  Toucher l'âme vivante et faire croître en elle l'Esprit, c'est le propre des oeuvres d'art véritables au sens chrétien. Une oeuvre d'art véritable, comme toute oeuvre humaine véritable, est une oeuvre qui aide l'homme à s'élever vers l'amour; l'amour de lui-même et l'amour de l'autre homme qui ont leur source unique dans l'amour de la Vie, qui est Dieu




La lettre à Diognète

« Les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les vêtements. Ils n’habitent pas de villes qui leur soient propres, ils ne se servent pas de quelque dialecte extraordinaire, leur genre de vie n’a rien de singulier. Ce n’est pas à l’imagination ni aux rêveries d’esprits agités que leur doctrine doit sa découverte ; ils ne se font pas, comme tant d’autres, les champions d’une doctrine humaine. Ils se répartissent dans les cités grecques et barbares suivant le lot échu à chacun ; il se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et la manière de vivre, tout en manifestant les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur république spirituelle.
Ils résident chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. Ils s’acquittent de tous leurs devoirs de citoyens, et supportent toutes les charges comme des étrangers. Toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie une terre étrangère. Ils se marient comme tout le monde, ils ont des enfants, mais ils n’abandonnent pas leurs nouveau-nés. Ils partagent tous la même table, mais non la même couche.
Ils sont dans la chair, mais ne vivent pas selon la chair. Ils passent leur vie sur la terre, mais sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lois établies et leur manière de vivre l’emporte en perfection sur les lois.
Ils aiment tous les hommes et tous les persécutent. On les méconnaît, on les condamne ; on les tue et par là ils gagnent la vie. Ils sont pauvres et enrichissent un grand nombre. Ils manquent de tout et ils surabondent en toutes choses. On les méprise et dans ce mépris ils trouvent leur gloire. On les calomnie et ils sont justifiés. On les insulte et ils bénissent ; on les outrage et ils honorent. Ne faisant que le bien, ils sont châtiés comme des scélérats. Châtiés, ils sont dans la joie comme s’ils naissaient à la vie. Les juifs leur font la guerre comme à des étrangers ; ils sont persécutés par les Grecs et ceux qui les détestent ne sauraient dire la cause de leur haine.
En un mot, ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde. L’âme est répandue dans tous les membres du corps comme les Chrétiens dans les cités du monde. L’âme habite dans le corps et pourtant elle n’est pas du corps, comme les chrétiens habitent dans le monde mais ne sont pas du monde. Invisible, l’âme est retenue prisonnière dans un corps visible ; ainsi les chrétiens, on voit bien qu’ils sont dans le monde mais le culte qu’ils rendent à Dieu demeure invisible. La chair déteste l’âme et lui fait la guerre, sans en avoir reçu de tort, parce qu’elle l’empêche de jouir des plaisirs : de même le monde déteste les chrétiens qui ne lui font aucun tort, parce qu’ils s’opposent à ses plaisirs. L’âme aime cette chair qui la déteste, et ses membres, comme les chrétiens aiment ceux qui les détestent. L’âme est enfermée dans le corps : c’est elle pourtant qui maintient le corps ; les chrétiens sont comme détenus dans le monde : ce sont eux pourtant qui maintiennent le monde. Immortelle, l’âme habite une tente mortelle : ainsi les chrétiens campent dans le corruptible, en attendant l’incorruptibilité céleste. L’âme devient meilleure en se mortifiant par la faim et la soif : persécutés, les chrétiens de jour en jour se multiplient toujours plus. Si noble est le poste que Dieu leur a assigné, qu’il ne leur est pas permis de déserter. »
Epître à Diognète. 5-6 

Illustration de cet article : Tu m'as aimé avant le création du monde - Collage et huile sur papier par Robert Empain, 2006, 100 x70 cm 


samedi 8 mars 2014

Une fleur sur le chemin


Grâce filmée

par Robert Empain




La plus belle fleur de mon jardin est toujours celle que je n'attendais pas de voir fleurir, celle qui, plus sauvage et plus belle que les autres, pousse en dehors des parterres. Cette fleur ci est une grâce que j'ai filmée. Elle a poussé contre le mur au bord de la route, entre les pierres du caniveau. J'ai écrit un jour que les fleurs prient et nous apprennent à prier, raison pour laquelle, comme les cierges, on les place sur les autels dans les églises pour prier en notre absence. Celle ci priait au bord de la route, bâtissant là une humble chapelle de pétales rouges et blancs, et au milieu un coeur autel vibrant au vent, rappelant aux promeneurs ce que la Vie en Personne, Jésus Christ, dit d'elle-même : Je suis le chemin, la vérité et la vie. Une Parole encore inouïe pour de nombreux vivants. Mille grâces mille larmes de joie.



Fleurs d'autel à Béthines


Vidéo, photographie et texte de Robert Empain 2011