lundi 26 décembre 2022

La couronne légère des fils de Dieu

 

Grâce au Père Abbé Dom Jean PATEAU

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NOËL


MESSE DE MINUIT


Homélie du Très Révérend Père Dom Jean PATEAU

Abbé de Notre-Dame de Fontgombault

(Fontgombault, le 25 décembre 2022)


Natus est vobis hodie Salvator

Aujourd’hui, un Sauveur vous est né.

(Lc 2,11)


 Chers Frères et Soeurs,


 Mes très chers Fils,


 Un jour, un des aumôniers de la reine Elizabeth II d’Angleterre, rappelée à Dieu il y a quelques mois, fut assez surpris de l’entendre dire qu’elle espérait que le Christ reviendrait sur terre de son vivant. « Pourquoi ? » lui demanda-t-il interloqué. Sa réponse, qui trahit la profondeur de sa vie spirituelle et l’aboutissement d’une réflexion où tous les termes ont été bien pesés, ne se fit pas attendre : « Car j’aimerais tant déposer ma couronne à ses pieds. »




Le 
diptyque de Wilton, 1395-1399. Maître anonyme anglais



 Alors qu’au terme du chant de la généalogie de Notre-Seigneur Jésus-Christ tirée de l’Évangile selon saint Matthieu, nous venons de déposer l’Enfant-Dieu dans la crèche, alors que la surabondante miséricorde venue du Ciel se déverse une nouvelle fois sur l’humanité dans le don de l’Emmanuel, Dieu avec nous, sommes nous prêts à aller à la crèche pour y rencontrer le Sauveur ? Comment y irons-nous ? Y déposerons-nous nos couronnes ? Quelles couronnes ?


 L’introït de la Messe emprunté au psaume second commence par une interrogation : 


Pourquoi ce tumulte des nations, ce vain murmure des peuples ? Les rois de la terre se dressent, les grands se liguent entre eux contre le Seigneur et son Messie.


 Un regard posé sur l’actualité, sur notre terre, sur notre pays, et parfois aussi malheureusement sur nos communautés, sur nos familles, sur les membres de l’Église, révèle tant de haine, tant de colère qui habitent les coeurs.


 Aujourd’hui, force est de constater que les rois de la terre ne sont pas unis… même contre le Seigneur. Le psaume poursuit :


 Celui qui règne dans les cieux s'en amuse, le Seigneur les tourne en dérision ; puis il leur parle avec fureur , et sa colère les épouvante : « Moi, j'ai sacré mon roi sur Sion, ma sainte montagne. »… Je te donne en héritage les nations, pour domaine la terre tout entière. (v.4-6 ; 8)


 Au milieu du tumulte d’un monde qui ne supporte pas d’avoir un Dieu, si ce n’est ceux qu’il se donne et dont il aime à se rendre esclave, qu’attendons-nous de la visite du Seigneur ?


 Que ferons-nous devant le Christ, seul vrai Roi de l’univers, sinon déposer à ses pieds nos couronnes, couronnes de gloire, couronnes de misère, couronnes dont habituellement nous sommes si fiers, couronnes aussi qui si souvent nous accusent.


 La préface de Noël atteste que nous ne serons pas déçus : Par le mystère de l’incarnation du Verbe, un nouveau rayon de votre splendeur a brillé aux yeux de notre âme, de sorte que, connaissant Dieu sous une forme visible, nous soyons ravis par lui en l’amour des choses invisibles.


Tel est bien le plan de Dieu. Quel contraste entre l’empereur Auguste, qui déplace la population de son empire afin d’en faire le recensement et de satisfaire ainsi vanité, curiosité et appétit de puissance, et le Roi des Cieux qui, lui, se déplace, se fait tout petit enfant, pour venir sauver ceux dont il veut faire ses propres enfants et les ravir dans son amour. Hier, le martyrologe de Noël rappelait ce plan divin : Toto orbe in pace composito Jesus Christus… mundum volens adventu suo piissimo consecrare 

– Le monde étant en paix, Jésus-Christ… voulant sanctifier le monde par sa venue pleine de bonté. Alors que les guerres déchirent nations et familles, beaucoup de gens ne pourront pas communier vraiment à la joie de Noël. Le Seigneur, lui, ne manquera pas de les visiter en voulant consacrer leur souffrance. Il nous appelle à collaborer à son oeuvre, à devenir artisans de paix, de lumière. Lui sait le vrai prix des vies, qu’un jour il rachètera de son propre sang. 


 Bethléem, c’est en hébreu la maison du pain. Là, Dieu se fait chair pour nous donner sa chair. En sa naissance, comme lors de la Cène au soir du Jeudi-Saint, Jésus se fait nourriture. De cette présence, un nouveau rayon de lumière éclaire les coeurs, une grâce particulière éclaire les âmes. Le chrétien se nourrit déjà de la nourriture de l’éternité, du pain du Ciel. A Bethléem, le pain des anges s’est fait le pain des hommes: Panis angelorum fit panis hominum.


 Aussi, tous sont invités à venir à la crèche… même si bien peu répondront à l’appel. Les bergers, veilleurs silencieux dans la nuit, gardiens des troupeaux, seront de ceux-ci. Veilleurs silencieux et gardiens des dons de Dieu, telles sont bien les conditions pour rencontrer le Seigneur à la crèche, lui qui vient inattendu au beau milieu de la nuit, et pour partager la bonne nouvelle de son message au monde. En cette nuit, il faut que quelque chose se taise en nous pour que quelque chose soit entendu.




Les mages à l'approche de la Lumière de la Vie. R.E. 2022



 Dans une lettre adressée à un moine de Solesmes le 16 juillet 1877 Mère Cécile Bruyère évoquait des dispositions que nous pouvons faire nôtres aujourd’hui :


 La patience, la prudence, l’adresse produite par une charité ingénieuse, et surtout le silence feront tout. Jamais je n’avais mieux compris l’importance du media nocte, du « milieu de la nuit ». Dieu vient dans les ténèbres de la vie présente, et dans le silence. C’est une formule qui nous demeure comme une leçon profonde. Vraiment on parle trop et peut-être est-ce l’unique mal. On parle pour le bien, on parle pour médire, on parle pour parler, pour diriger, pour consoler, pour remédier : il en résulte une cacophonie épouvantable avec les meilleurs instruments, car personne ne veut lâcher son air. Eh ! je vous en prie, un peu du « Marie conservait toutes ces choses dans son coeur. » (Mt 25,6). (In Spiritu et Veritate. Adorateurs en Esprit et en Vérité. p.205- 206) Dans quelques instants, et mieux que dans la crèche où nous avons déposé son santon, le Christ en son corps et en son sang sera présent au milieu de nous. Puissions-nous le recevoir comme Marie a su le recevoir.



Prière de Dieu prière de l'Homme. R.E. 2005



 Dans l’audience du 13 juin 1979, le Pape Jean-Paul II citait un poète polonais, Adam Mickiewicz : Je m’entretiens avec toi, qui règnes dans les cieux et en même temps habites en moi… Je m’entretiens avec toi. Les mots me manquent ; ta pensée connaît toutes mes pensées ; tu règnes au loin et tu sers tout près. Tu es roi dans le ciel et dans mon coeur sur la croix. (Entretiens du soir)


 Entrons donc enfin dans la crèche. Déposons la lourde couronne des fils du monde pour recevoir de l’Enfant-Dieu la couronne légère des fils de Dieu. 

Saint et joyeux Noël à tous.

Amen.

mercredi 30 novembre 2022

Du désespoir à la béatitude

Grâce à Michel Henry 

Face au spectacle délibérément angoissant de la destruction de la Terre et de l'humanité que nous diffuse en continu le Système mondialiste qui la provoque, comment ne verrions-nous pas augmenter vertigineusement l'angoisse chez les humains et le nombre des désespérés de toutes générations qui envisagent, d’une manière ou d’une autre, leur propre suicide comme la seule issue possible à leur désespoir ?  Mais encore, comment ne verrions-nous pas dans cette négation massive de la vie par les vivants eux-mêmes le dévoilement du fond nihiliste de ce Système dominant qui nous contraint à renier et à détruire ce que nous sommes en vérité Et comment de ce sursaut de la Vie qui veut vivre et se réjouir en tous et en chacun ne verrions-nous pas que ce qui doit périr ce ne sont pas les humains mais le Système qui les nie et qui détruit une Terre donnée pour leur accomplissement ?   De l'angoisse et du désespoir à recevoir comme des appels salutaires jaillissant du Fond éternel et la Vie, Michel Henry a fait, avec Kierkegaard et le Christ, une potentialité majeure de la Vie en notre chair humaine.



Les larmes disent vrai. 1997



En guise d'introduction à la phénoménologie radicale, je publie un entretien réalisé le 30 novembre 1999 à Paris qui présente l’évolution de la philosophie de Michel Henry depuis L’essence de la manifestation jusqu’à l’Incarnation. Il s’agissait de présenter le projet, la place et la centralité de L’essence de la manifestation dans l’œuvre de M. Henry, puisque c’est dans cet ouvrage qu’il a mis au jour les présuppositions de sa phénoménologie de la vie et de l’intériorité subjective, présuppositions qu’il fera travailler dans tous les ouvrages qui lui succéderont, ceci jusqu’à L’incarnation. Elle s’oppose à une phénoménologie du monde, de l’extériorité et de l’objectivité. Son concept central, celui de chair, pense la matière affective du Soi, c’est-à-dire du corps subjectif. Il est inséparable d’une thèse : à savoir que la corporéité (rapport au corps) est antérieure à l’intentionnalité (rapport au monde). Une phénoménologie du corps subjectif est donc apte à saisir la vie dans son immanence. Elle conduit à une archéologie de la chair dans l’Incarnation, analyse de la matière constituante de la vie qui précède et habite toute intentionnalité.


 V. Caruana : La lecture de l’Essence de la Manifestation laisse s’interroger sur la présence du corps. Quel est le rapport entre la vie et le corps ? Comment la vie s’incarne-t-elle ?

 Michel Henry : Le projet de l’Essence de la Manifestation est une critique de la subjectivité classique, celle de Kant qui me semblait être une subjectivité purement formelle et vide, où la vie n’était pas présente. C’était uniquement la subjectivité kantienne d’un « je pense » qui est vide, qui est simplement formé par des catégories d’appréhension du monde et qui est donc tourné vers le monde. Mon projet a été de montrer que la subjectivité était une subjectivité concrète. Le philosophe que j’admirais était Kierkegaard dont la philosophie était faite d’angoisse et qui n’avait rien à voir avec la philosophie du sujet compris uniquement comme sujet de la connaissance, c’est-à-dire objectivement. A ce moment là, dans le projet de l’Essence de la Manifestation, j’ai commencé par travailler un chapitre sur le corps pour montrer que le corps était quelque chose, que la subjectivité était corporelle, qu’elle était corps. Ou si vous voulez que le corps était subjectif. Or, l’auteur qui m’a servi à ce moment là est Maine de Biran, et l’Essai sur l’ontologie biranienne est donc initialement un chapitre de l’Essence de la Manifestation. Le corps et la vie sont alors devenus un morceau détaché, voilà pourquoi on n’en parle pas dans l’Essence de la Manifestation.

 L’Essence de la Manifestation est un travail purement phéno-ménologique où j’ai mis à jour mes présuppositions phénoménologiques, ma phénoménologie, c’est-à-dire une phéno-ménologie qui repose sur le dualisme de la phénoménalité ek-statique du monde qui est celle de Heidegger et d’une phénoménalité totalement différente qui est celle de la vie. On peut parler de la duplicité ou de la dualité de l’apparaître, de deux modes de phénoménalisation de la phénoménalité pure. Dès ce moment, j’ai voulu faire travailler ces présupposés sur la philosophie de Marx puis sur la culture, dans la Barbarie, puis sur l’art avec Kandinsky. J’ai fait également travailler ces présupposés sur Husserl. Phénoménologue en possession de ma phénoménologie j’ai relu Husserl, qui est pour moi de loin le meilleur des phénoménologues. J’ai ensuite fait travailler la phénoménologie sur l’inconscient dans la Généalogie de la psychanalyse.

S’il faut distinguer deux types de corporéité, comment se rapportent-elles l’une à l’autre ? Quel est le rapport de la vie à son autre : le monde ?

 La réponse c’est qu’il y a d’abord la chair, c’est la même chose que le Soi transcendantal, parce que la chair c’est la matérialité phénoménologique du Soi transcendantal, c’est-à-dire que ce soi a une matière qui n’est pas de la matière, ce qui serait absurde, mais qui est ce qui fait qu’il est souffrance, joie etc. La chair est comprise comme une auto-impressionalité, qui est une matière affective, et cette auto-impressionalité c’est la chair de l’auto-affection qui n’a pas besoin du monde. Ce rapport de la corporéité au monde c’est que la vraie corporéité est une auto-affection pathétique. Elle est cette chair vivante où il n’y a pas de monde. Le rapport au monde est très complexe parce que le « je peux » biranien où le « je peux » déploie son corps organique qui est encore de la subjectivité pure et vient buter sur le continu résistant qui est le monde atteint de l’intérieur, qui est un monde où il n’y a pas encore de monde, est quelque chose d’extraordinaire, mais tout ça est vu de l’extérieur sous la forme d’un corps qui prend, qui touche, etc. Alors que mon corps objectif ne peut pas prendre, mon corps objectif ne peut pas toucher, Heidegger le dit, la table ne touche pas le mur, la lampe ne touche pas ce sur quoi elle est posée, c’est de l’anthropomorphisme de dire cela. Ma main touche la table, mais ma main ne la touche pas dans l’objectivité, elle la touche dans ce corps organique de Maine de Biran qui n’appartient pas au monde. A ce propos j’ai fait une théorie de l’érotisme dans mon prochain livre2. L’érotisme c’est la prise des corps. Il faut pouvoir décrire tout cela, et pas de façon superficielle dans l’objectivité, il faut le décrire dans l’invisible où ça se passe, c’est ce que j’ai fait. La thèse de mon dernier livre, l’Incarnation, est qu’il y a la chair et que de façon paradoxale pour le christianisme la chair est le lieu du salut, Corpus Christi, mais la chair est aussi le lieu de la perdition, c’est le lieu du péché et il ne faut pas oublier que le péché commence avec la Genèse, il y a un mal originel sinon radical. Or quand on parle de l’érotisme aujourd’hui, quand on en fait une sexualité objective, dont l’acte inaugural est le déshabillage, on la réduit à un projet dans lequel une subjectivité veut se montrer dans le monde pour qu’on puisse la toucher là où elle se touche elle-même. Ce projet est donc contradictoire si la vie s’éprouve dans son immanence intérieure, ne touche jamais à soi comme on touche à un objet. Le rapport de la vie et du monde est donc très difficile parce que c’est un rapport qui ne se réduit pas à l’extériorité : il se trouve que moi qui suis invisible je m’apparais de l’extérieur, dans le monde, c’est une apparition purement extérieure, mais auparavant il y a une sorte de rapport dans l’invisible à un monde, à un continu résistant, qui est lui-même invisible. Cela est dans Marx aussi.

  Est-ce que la vie a besoin du monde ?

Non, et d’ailleurs je ne comprends pas pourquoi il y a un monde. Que les gens ne sachent pas ce que c’est que la vie ce n’est pas un problème pour eux, pour moi c’est un problème. Mais là je fais de la phénoménologie, je décris. Il y a un philosophe qui a essayé de poser cette question et d’y répondre : c’est Jacob Böhme. Pourquoi Dieu crée le monde ? Dieu crée le monde pour se manifester, pour se révéler. Il dit cela en précurseur de l’idéalisme allemand parce qu’on ne connait de révélation que l’objectivité. En fait, il y a une autre révélation que celle de l’objectivation qui est celle du monde. Pourquoi y a-t-il aussi un monde ? Je ne sais pas. La phénoménologie se contente de décrire.

 Quels rapports l’Essence de la Manifestation entretient-elle avec les deux grandes oeuvres que sont l’Etre et le Néant et la Phénoménologie de la perception ? Comment formuler une critique de Sartre, quel « danger » dénoncer ? Comment critiquer le statut du corps chez Merleau- Ponty ? Lier la conscience au corps, au monde, est-ce suffisant ? Que pensez-vous de cette naturalité de la conscience ?

L’Essence de la Manifestation ne tient pas compte de l’Etre et le Néant sinon comme d’une anti-thèse. L’Essence de la Manifestation se définit déjà par rapport à Maine de Biran et Descartes, elle se définit par rapport à Hegel, par rapport à Heidegger et par rapport à Husserl. Et dans son travail on peut le dire, l’Etre et le Néant et la Phénoménologie de la perception sont déjà mis hors jeu. Je les prends pour des auteurs secondaires il faut bien le dire. Je vous renvoie aux passages sur la situation.

A ce moment là Merleau-Ponty est celui de la Phénoménologie de la perception, puisque celui du Visible et l’invisible n’a pas encore vu le jour. Or, la critique de la perception est assez claire, elle consiste à dire qu’il y a un corps subjectif, ce qui est tout à fait bien, mais c’est encore en fait sous l’influence de Husserl, et que la conscience ou la subjectivité est essentiellement intentionnelle. C’est pourquoi chez lui, le corps se jette au monde, il se rapporte toujours aux choses, il est impossible de trouver un endroit où le corps repose en soi. Or ma thèse était que la corporéité, cet auto-sentir, était antérieur à l’intentionnalité. Elle se révélait à soi sans intentionnalité, dans un pathos. Et par conséquent Merleau- Ponty se trompait de fond en comble, il parlait toujours du sensible, mais il ne parlait jamais de l’originaire, qui ne l’intéressait pas. C’est pourquoi aussi bien Sartre que lui acceptaient la critique de Heidegger contre l’intériorité. Pour Heidegger, il n’y a pas d’intériorité. Selon lui, Husserl a bien vu que la conscience était intentionnelle, mais il met encore l’intentionnalité, ce dépassement vers le dehors, dans une sorte d’intériorité, parce qu’il ne s’est pas évadé vraiment de Descartes.

Quant à Sartre, il ne saisit jamais l’immanence de la vie parce que l’Etre se néantise toujours en sorte qu’il y a toujours une distance entre moi et moi et que le rapport à soi est le rapport à un autre. Et parce que le rapport à soi est un rapport à un autre, il est possible de faire jouer la liberté dans ce rapport. On se comporte comme une vedette, ou comme un garçon de café, ou comme une star. Or dans la vie ce rapport n’existe pas. Marx dit que l’individu se trompe complètement sur lui-même, qu’on ne peut pas le définir par ce qu’il pense de lui-même, « par sa conscience », mais par sa réalité-praxis c’est-à-dire par sa subjectivité corporelle. Dans Marx, il y a une subjectivité corporelle qui forme le principe de toute son analyse économique, c’est le travail subjectif, individuel, vivant, réel. Et toute l’économie ne peut se comprendre qu’à partir de là, et elle est seconde par rapport à la vie, elle ne joue pas sur le plan de la vie elle-même, de la réalité.

Enfin je ne dénonce pas vraiment un danger dans Sartre, mais une phénoménologie qui n’est plus la mienne, qui n’est pas originaire, et qui donc laisse passer l’essentiel qu’est la vie. Ce que je reproche à Sartre d’être du sous-Hegel. La négativité, Sartre la trouve dans Hegel. La négativité veut dire que l’esprit n’apparaît que par cette mise à distance dont l’action première est celle du temps. Le temps met à distance, il fait voir, en ce sens il est la source de la vérité et de l’être, en détruisant. Et c’est encore cela que je dis dans mon livre sur le christianisme : le temps met à distance en détruisant. Les critiques à Husserl dans la Phénoménologie matérielle portent sur cela, il y a une mise à distance qui détruit, Husserl lui-même le reconnaît mais il ne peut pas s’en passer. Une vie au passé, à l’instant, ce n’est plus une vie, il le dit. Et c’est au fond cette critique là qui m’avait fait rejeter Sartre.

Dans mon dernier livre sur la chair j’ai fait porter la critique non pas sur la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty mais sur Le visible et l’invisible, c’est-à-dire que la critique porte sur l’«entrelacs», vise le couple voyant/visible que Merleau- Ponty place à l’origine, me semble-t-il, de toute chose. Là la critique est peut-être sévère, mais je la crois plus rigoureuse.

Ce qu’il y avait de bien chez Sartre c’est qu’il était aussi un auteur de théâtre. Dans l’Etre et le Néant il y a des scènes de théâtre qui ont un sens. Je fais référence à Sartre à ces moments-là, notamment lors des descriptions de l’érotisme : je pense à l’héroïne sartrienne qui neutralise sa main lorsque l’homme la lui prend. La femme ne réagit pas, neutraliser sa main c’est faire comme si celle-ci n’existait pas, elle pense à autre chose.

Mais ce dont je me suis surtout servi c’est de Kierkegaard et du concept d’angoisse.

 Mais ne peut-on pas reconnaître une volonté détachée ? Ne peut-on pas vouloir contre la vie ?

Certainement, mais la chose se passe dans une immanence. Ce n’est pas un vouloir « contre », à proprement parler, cela ne peut se faire dans une mise à distance, parce que c’est de la vie dont il s’agit. Dans cette mise à distance il n’y aurait plus de vie. Par exemple si vous pouviez mettre à distance votre souffrance, si elle n’était plus que l’objet d’une représentation, vous ne souffririez plus, - ce qu’ont cru d’ailleurs l’éthique occidentale et la psychanalyse à leurs débuts. Il suffirait de prendre conscience du trauma pour en être débarrassé. Eh bien ce n’est pas vrai du tout. Dans la seconde partie de son oeuvre Freud est bien meilleur quand il dit qu’il faut une auto-modification de la vie qui se produit dans le transfert. Il est extraordinaire qu’il se soit d’abord placé sur le plan grec où le salut consiste dans une connaissance, dans une prise de conscience de soi-même, pour être ensuite obligé de mettre le salut sur le plan de la vie elle-même : il faut que la haine se change sur le plan de la haine en amour. Mais les problèmes sont toujours là, et je crois que c’était la conception du christianisme. Dans l’immanence il n’y a pas de prise de conscience, mais l’épreuve de soi se modifie, elle s’approfondit, et c’est seulement dans cet approfondissement immanent que le changement se produit, exactement sur le plan de la vie. Sur le plan de la vie vous avez un besoin, et votre besoin se change en lui-même dans une praxis elle-même subjective, dans la satisfaction. Il s’agit d’une auto-transformation. Sur le plan de la praxis c’est la vie elle-même qui gratte la terre pour pouvoir manger. L’homme doit agir, mettre en branle les pouvoirs intérieurs de son corps dans un sentiment d’effort s’il veut parvenir à un résultat réel qui est lui-même subjectif. Son action n’est donc jamais identifiable à un regard porté sur un objet. Dans ce regard, l’action, la vie s’évanouissent. D’où ce cri de Rilke (Élégies de Duino) devant le baiser des amants : « Ah ! comme le buveur alors de l’acte étrangement s’évade ».

 Peut-on, et comment, penser une temporalité de la vie ? Qu’est-ce qui en fait la spécificité ?

Aujourd’hui pour moi il y a deux sortes de temporalités. La temporalité, prise comme Heidegger la prend dans la seconde partie de Sein und Zeit, qui est un texte admirable, c’est le monde, plus exactement c’est la temporalisation de la temporalité, c’est-à-dire que c’est la formation de l’extériorité. La temporalité c’est l’extériorité comme telle, le « hors de soi ». Et cette temporalité se creuse en trois extases. Il y a là une façon de repenser la négativité de Hegel. La négativité qui révèle ce qu’elle néantise, n’a pas de statut phénoménologique propre, dès ce moment ce n’est plus qu’une entité spéculative. Pourtant le problème phénoménologique subsiste. Comment la temporalité, la négativité, peut-elle se révéler en elle-même ? Il ne s’agit pas seulement de penser ce qu’elle met à distance, mais le pouvoir même qui met à distance et qui est la vie elle-même. Comment dès lors la vie qui est pure immanence peut-elle avoir quand même une temporalité ? Il y a un procès interne de la vie absolue qui est la génération en elle du Verbe. C’est une temporalité sans différence, c’est un mouvement immanent se mouvant en soi-même et qui ne se sépare jamais de soi, donc il n’y a jamais de monde. Et nous, nous sommes cela. J’ai repris ici les thèses de Maître Eckhart : Dieu s’engendre comme moi-même. Moi j’appartiens à cette temporalité immanente qui ne se sépare jamais de soi. Ce mouvement, c’est le processus interne de Dieu car Dieu s’engendre nécessairement comme un Soi, il y a forcément un Soi dans la vie, il n’y a pas de vie sans une auto-affection qui s’éprouve pathétiquement soi-même dans l’ipséïté d’un Soi et c’est ainsi que dans cette temporalité apparaît le Soi et donc mon Soi transcendantal et donc la possibilité de la Chair. Car la chair n’est autre que la matière phénoménologique pure de cette auto-affection de la vie en laquelle je m’éprouve moi-même et viens en moi. Autrement dit, il y a dans la vie comme une archi-chair, un archi-pathos qui est la substance de la vie, de l’amour, qui est celle du désir. Toutefois ma chair à moi est une chair finie parce qu’elle ne s’apporte pas elle-même en soi. Dès lors si elle ne s’apporte pas elle-même en soi il faut que la puissance de la Vie absolue qui s’apporte elle-même en soi, soit en elle. Le salut consiste non pas à comprendre cela mais à le vivre, c’est-à-dire à être brusquement envahi par cette puissance. On ne peut le comprendre que si on le vit. De la même façon, on ne peut comprendre les Écritures qui sont la Parole de la Vie que si cette vie est en nous. Comme dit Paul, seul l’Esprit peut comprendre l’Esprit.

Dans la mesure où la Vie absolue s’apporte elle-même en soi et m’apporte moi-même en moi, dans une auto-affection pathétique, elle est par essence affective. Elle laisse apparaître en elle des tonalités affectives fondamentales qui sont celles du Souffrir et du Jouir, et dont les diverses tonalités de notre vie finie ne sont que des modalités. C’est ainsi que la souffrance est une déclinaison de ce Souffrir.

Ma thèse dans l’Essence de la Manifestation c’est que le souffrir comme modalité originaire du venir en soi, du se souffrir soi-même, est la jouissance de soi. C’est ainsi que chez Kierkegaard, le désespoir s’inverse dans la béatitude.

 Et cette jouissance ne dure pas ? 

Non, la jouissance dure autant que la vie. 

Une philosophie de la vie ne doit-elle pas fonder une éthique ? Comment s’énonce-t-elle ?

Si on prend éthique au sens le plus vaste, parce qu’une éthique commence avec une civilisation et une culture, si c’est la pratique, l’éthique commence dans le fait qu’il faut manger et qu’on doit manger. Ma première réponse c’est mon livre sur Marx, parce que c’est une éthique, c’est une justification du besoin et toutes les modalités d’accomplissement du besoin dont le plus important est le travail. Le travail est un problème éthique parce que le travail que trouve Marx est une exploitation de l’homme. Donc l’éthique commence au moment où on regarde le monde dans des phénomènes cruciaux. Ma deuxième réponse c’est la création d’une culture, la satisfaction des besoins élémentaires n’étant qu’une strate de la culture, l’amour aussi. Dans l’amour il n’y a pas d’objectivation du désir, mais un désir qui s’accomplit sur son plan, dans la vie.

Quand l’ouvrier va à l’usine, c’est lui qui va à l’usine, c’est son corps subjectif qui travaille, sa subjectivité ne se quitte pas d’un pas. De même quand la prostituée va au lit, ce n’est pas un objet dont elle pourrait se séparer qu’elle vend, c’est sa subjectivité corporelle, c’est elle, c’est sa vie. Je vous renvoie donc à La Barbarie. Ma troisième réponse c’est l’éthique chrétienne. C’est-à-dire que si la religion est le rapport interne du Soi transcendantal à la vie qui le génère en s’auto-générant, ce rapport a un devenir et se modifie. Dans la Bible avec Abraham c’est l’adoration, c’est l’alliance. Ensuite le peuple de Dieu devient un peuple idolâtre, il se met à aimer les femmes, la luxure, le pouvoir, l’argent, donc il n’adore plus le vrai Dieu. Tel est l’objet de l’éthique : il s’agit de la façon dont l’alliance se défait et dont elle se refait. C’est la Loi de Moïse, sa critique par Paul qui montre comment elle est impuissante. Seule la puissance de la Vie en son amour peut rétablir l’homme en son lien avec l’absolu.

 On peut donc dire que la vie n’accepte pas tous les comportements.

Oui, il y a des comportements qui lui conviennent et il y a des comportements qui ne lui conviennent pas.

 Et a-t-on la possibilité de choisir, de savoir ce qui est bien ou bon pour la vie ?

C’est la vie qui choisit car pour choisir il faut pouvoir, et il n’y a de pouvoir que donné à lui-même dans la vie. Donc la liberté est fondée dans la vie. Quant à son savoir, il y a un savoir, mais c’est la vie, c’est l’auto-savoir de la vie. Tout est déplacé, tout est fondé radicalement.

 Après C’est Moi la Vérité, vers quoi s’orientent vos travaux ? Quelles sont les taches actuelles d’une « phénoménologie idéale » ?

Aujourd’hui, le livre que je termine porte sur l’incarnation c’est-à-dire la venue de la vie dans une chair. Le point de vue est très modifié par rapport au livre sur Maine de Biran. Le vocabulaire est complètement changé et la séquence historique qui est questionnée est l’Evangile de Jean, les Pères de l’Eglise, les Conciles, ce qui m’intéresse davantage que le discours moderne sur le corps. Il s’agit de faire une phénoménologie de la chair ou une archéologie de la chair, de montrer la venue de la vie dans la chair.

Ma phénoménologie propose une conception de la phénoménalité qui met en cause la conception classique de celle-ci depuis la Grèce, conception sur laquelle travaillent encore les autres phénoménologues. Voulant réfléchir sur l’expérience d’autrui, j’ai mis en oeuvre ces présupposés sur cette question d’autrui, puisque c’est là que les phénoménologues comme les autres philosophes me semblent avoir échoué. J’ai voulu voir, comme un challenge, si la phénoménologie de la vie pourrait résoudre ce problème que personne n’a résolu à mon sens. Me souvenant de la thèse du corps mystique du Christ, je me suis référé à Paul et j’ai fait pour le christianisme comme j’avais fait pour Marx. Ma phénoménologie de la vie s’est trouvée en présence d’une phénoménologie de la vie, c’est-à-dire de ma propre vérité. J’avais travaillé sur la vie, le moi, le corps subjectif, c’est-à-dire, si l’on veut, la chair. Seulement la phénoménologie que je rencontrais n’était pas une phénoménologie de la chair mais de l’incarnation, n’était pas une phénoménologie du moi mais d’un avant le moi. Il s’agissait de savoir comment le moi venait en lui-même. C’est ainsi que j’ai fait ce livre sur le christianisme qui est en fait un livre de phénoménologie radicale, portant sur ce qui vient avant notre vie mais qui est dans notre vie, une sorte de lecture en arrière, partie à la recherche d’un avant le sujet, d’un avant le moi. L’Incarnation est un livre sur un « avant la chair ». Ce livre qui reprend l’ensemble de mes recherches antérieures se divise en trois parties : la première s’appelle le renversement de la phénoménologie, c’est la mise au point de ma position devant la phénoménologie, la seconde partie est une phénoménologie de la chair, et la troisième est une phénoménologie de l’incarnation.

La vie c’est l’immanence, la présence dans, c’est-à-dire que dans le vivant il n’y a pas des traces de la vie mais la vie absolue. Elle vient avant lui en ce sens qu’elle le donne à lui-même, mais lui-même est en quelque sorte dans cette auto-donation avant d’être en lui-même : voilà la thèse. La séquence historique c’est le moment où le judéo-christianisme, qui ignore le dualisme de l’âme et du corps, ce qui est tout à fait original, se heurte au platonisme, à la philosophie grecque qui repose sur ce dualisme. Un des intérêts du livre est cet affrontement gigantesque.

Les gnostiques sont des chrétiens platoniciens, qui étaient dualistes, qui n’ont pas pu admettre la parole johannique : « le Verbe s’est fait chair », tandis que moi je me réjouis de tout cela.

Mes travaux sont dans la continuation de la Phénoménologie matérielle, puisque la Phénoménologie matérielle cherchait à dire la substance de la vie. Cette substance de la vie, Husserl la nomme impression. C’est ainsi qu’il dit que la conscience d’un jugement mathématique est une impression, c’est même une « impression originaire ». Mais une impression originaire c’est l’auto-donation pathétique de la vie absolue, dans une archi-chair qui est un archi-soi, - dans le Verbe. Tandis que pour Husserl l’impression originaire advient dans le temps, elle vient du futur au présent qui n’est pour lui qu’une « limite idéale », puisqu’elle glisse tout de suite dans le passé. Ainsi n’y a-t-il en réalité aucun « présent vivant ».

Mes travaux s’orientent vers une recherche de la matière phénoménologique pure de la révélation pure pour reconnaître en elle une archi-chair, un archi-pathos, - la chair de l’amour. Celui-ci ne saurait se réduire à un regard vide formel jeté sur ce qui se passe dans le monde. L’archi-chair est l’épaisseur de la vie. Pour cette raison elle habite l’intentionnalité, aussi bien la négativité de Sartre et de Hegel et elle les rend possibles. 

Il y a dans l’Essence de la Manifestation une critique de l’angoisse heideggerienne, théorie en partie empruntée à celle de Kierkegaard dont elle perd pourtant le sens. Dans une certaine mesure ce que j’écris sur l’érotisme dans mon dernier livre, est une critique de l’angoisse heideggérienne au nom de l’angoisse kierkegaardienne. Parce que justement chez Kierkegaard, l’angoisse ne s’explique pas par le temps et ne se produit pas non plus en lui, c’est un « saut » qui n’est possible que parce qu’il appelle l’éternité.

 Pourquoi une archéologie ? 

Parce qu’il y a ce qui vient avant, et pour dire aussi que la philosophie a changé. Il ne s’agit plus d’une archéologie des sciences humaines, ou du savoir, mais d’une archéologie de la chair. Et cela parce que rien de nous ne s’explique en fin de compte par l’objectivité. Nous ne sommes pas des êtres du monde puisque dans le monde il n’y a pas de Vie.



jeudi 17 novembre 2022

Humainement et divinement faire l'amour à l'Amour

 Grâce à Jean-Luc Marion

  " Ce livre, Le Phénomène érotique, récapitule et s’appuie sur tout mon travail antérieur de « destruction » de l’histoire de la métaphysique et de reprise de la philosophie suivant le nouveau commencement phénoménologique. J’espère au moins un résultat de ce long chemin : contribuer à poser à nouveaux frais la question de l’amour — dans la gloire de son univocité radicale", disait Jean-Luc Marion dans les dernières lignes d'un entretien donné en 2003 à propos de son livre. 

Depuis, force est de constater et de déplorer que cet ouvrage essentiel n'a pas été suffisamment diffusé, accueilli et compris puisque les méprises, les confusions, les errances au sujet de l'amour, de l'éros et du désir, et les abus et les souffrances qu'elles autorisent, non seulement persistent mais n'ont fait que s'amplifier. En publiant cet entretien avec Laurence Devillairs, publié dans Etudes en 2003,  j'exprime ma gratitude à l'égard de Jean Luc Marion et vous invite, très érotiquement, à  lire cet ouvrage dont la vocation selon l'auteur  est " de poser à nouveaux frais la question de l’amour — dans la gloire de son univocité radicale, c'est-à-dire humainement et divinement de faire l'amour à l'Amour...   




Contre un romantisme qui prônerait le caractère irréductiblement ineffable et indicible de l’amour, mais aussi contre un mercantilisme amoureux selon lequel il y aurait à marchander l’amour, à lui donner un prix pour mieux l’échanger, Jean-Luc Marion propose, dans Le Phénomène érotique , un concept de l’amour. Car, sans un tel concept, nous sommes condamnés à ne pas savoir ce que nous disons lorsque nous disons : « Je t’aime ». Par ce discours érotique, il s’agit de restituer la philosophie à elle-même, en tant qu’elle se définit originairement comme amour (de la sagesse), signifiant ainsi que sa vocation est de « commencer par aimer avant de prétendre savoir ». La philosophie a manqué son objet à chaque fois qu’elle s’est manquée elle-même comme amour de la sagesse. Ce désastre amoureux est peut-être même à l’origine du désastre ontologique, l’oubli de l’amour entraînant celui de l’être.

C’est, en effet, parce que la philosophie s’oublie comme amour qu’il peut y avoir primat de l’étant sur l’être, c’est-à-dire oubli de la question de l’être au profit de la seule préoccupation d’une emprise scientifique et technique sur le monde. La question de l’être est seconde, devancée par celle de l’amour – car, pour aimer ou être aimé, il ne suffit pas d’abord d’être – qui relève, en tant que telle, d’une philosophie « première », « plus radicale ». Il s’agit donc de réveiller la raison de son sommeil érotique, de convoquer la métaphysique au tribunal de l’amour pour en juger les résultats. De fait, aucun des résultats de la métaphysique ne m’importe en propre : la certitude que procure le Cogito ne peut m’assurer face à la question de la vanité, du A quoi bon ? Seul l’amour, la réponse à la question « M’aime-t-on ? », me concernent au premier chef, tout en m’affranchissant de la vanité et en me libérant de l’inanité. La certitude que je suis ne vaut rien si elle ne peut me préserver de la vanité, c’est-à-dire m’assurer que je suis aimé. Assurer ma propre certitude d’être contre la vanité du A quoi bon ? revient donc à demander : « M’aime-t-on ? » – en cela réside la réduction érotique.

Cependant, aucune réponse n’est réellement exigée à cette question, car l’amour exclut la réciprocité : « L’amour se diffuse à perte ou bien il se perd comme amour. » Aimer signifie se perdre le premier, sans exigence de retour, sans condition de réciprocité, car, dans le commerce du donnant-donnant, s’il y a un échange, il n’y a pas d’amour. En renonçant à toute réciprocité, l’amour fait également le deuil de toute assurance (d’être aimé) : « L’amant trouve une assurance absolue dans l’amour – non l’assurance d’être, ni d’être aimé, mais celle d’aimer. »

Dans cette « Critique de la raison érotique », la description du phénomène de l’amour semble s’apparenter à ce que la tradition a retenu sous le terme d’amour pur, qui désigne un amour irréductiblement gratuit et absolument désintéressé, n’ayant d’autre motif et fin que l’amour même, sans exigence de bénéfice ou de bien en retour. Ce à quoi aboutit la « réduction érotique » ne serait-il ainsi que ce que la tradition, mais aussi l’attitude naturelle entendent par amour, lequel se veut et se souhaite toujours « pur », désintéressé – sorte de version romantique de la mystique qui commande d’aimer sans espoir de retour, par une reddition absolue de soi ?

Laurence Devillairs

Laurence Devillairs — Selon vous, la question de l’amour précède celle de l’être et relève d’une « philosophie plus radicale ». Mais comment un concept aussi imprécis que l’amour pourrait-il précéder et déterminer celui de l’être, que la philosophie n’a cessé d’élaborer ?

Jean-Luc Marion — Comme dans mes ouvrages précédents, notamment Dieu sans l’être et Réduction et donation, mais en fait dès L’Idole et la distancé (2), j’ai voulu montrer que l’horizon de l’amour englobe et comprend celui de l’être, non l’inverse, comme le soutient la métaphysique, moderne surtout. D’ailleurs, ce que l’on nomme, depuis Nietzsche, le nihilisme impose déjà de reconnaître ce renversement, au moins négativement. Car, si le nihilisme se définit comme le moment où les plus hautes valeurs se dévalorisent et où l’on peut (et doit) demander à propos de tout étant, de toute vérité et de toute énonciation : « A quoi bon, umsonst ? », alors il faut y reconnaître la préséance d’une autre interrogation, qui surdétermine sur l’habituelle demande — « Etre ou n’être pas, telle est la question. » Cette nouvelle instance, à déterminer, je l’avais approchée en étudiant les noms divins et le primat parmi eux de l’amour sur l’être (Denys, Bonaventure), puis la vanité qui destitue en vertu du troisième ordre la raison métaphysique (Pascal), et enfin la donation (la « donnéité », le caractère de donné) du phénomène comme tel (ni objet, ni étant). Avec l’amour, entendu comme un phénomène de plein droit et sui generis, j’entreprends de décrire cette dernière instance telle qu’elle s’exerce et se manifeste pour l’ego. Car il fallait bien en venir à lui, l’ego, depuis qu’au terme de Etant donné il se définissait comme le phénomène donné par excellence — puisqu’il se reçoit d’abord lui-même en recevant chacun des autres phénomènes qui se donnent à lui.

— Pourquoi dites-vous pratiquer une réduction érotique? L’amour, surtout s’il précède tout autre horizon, ne relèverait-il pas, au contraire, de l’attitude naturelle, de l’attitude la plus naturelle même, la plus spontanée et donc la moins conceptualisable ?

— Ici, comme auparavant, je me suis efforcé de respecter la méthode (ou plutôt la contre-méthode) de la phénoménologie — c’est-à-dire de pratiquer la réduction. Car, sans réduction, nous risquons toujours d’assumer comme des phénomènes effectivement vus, donc donnés, des représentations déjà construites, affaiblies de présupposés mal connus, censurées aussi d’interdits eux-mêmes ignorés. Reste alors à déterminer quelle réduction peut dégager l’horizon à l’intérieur duquel ce qui apparaît aurait statut de phénomène érotique (et non d’objet ou d’étant, ni même de phénomène éthique). Les instances précédemment dégagées (noms divins, vanité, donation) suggèrent une telle réduction, sans pourtant encore la dégager nettement. Il m’a semblé franchir un pas décisif en reprenant l’interrogation posée par le nihilisme : « A quoi bon, umsonst ? » et en l’appliquant à l’ego. Car, pour moi, ego pris dans mon individualité et ma dernière ipséité, l’enjeu ne consiste pas simplement à me rendre certain que je suis (en tant que je pense, que je veux, que j’agis, etc.), mais à m’assurer, au delà de ma certitude (éventuelle) d’être, que l’on m’aime. Nul ne peut esquiver la question « M’aime-t-on ? ». Nul ne peut prétendre ne se l’être jamais posée, ni se désintéresser de la réponse — parce que nul humain ne peut supporter sans défaillir l’hypothèse d’être sans être aimé, au moins à titre de possibilité. Renoncer à être aimé (voire à aimer), non seulement coûte infiniment plus que renoncer à être, mais rend impossible d’être tout court comme un humain. Je réduis les phénomènes à l’érotique chaque fois que je surdétermine le fait d’être par la requête qu’on m’aime dans cet être. Cela accordé (et je ne pense pas qu’il soit possible de ne pas l’accorder en restant un humain), l’horizon du phénomène érotique, ou plutôt l’horizon érotique de la phénoménalité, s’ouvre. En dernière instance, l’interrogation qui demande si je suis aimé, qui réduit l’étant à l’aimé, domine et décide de tout.

— Précisément, lorsque l’on dit « je t’aime », n’existe-t-il pas une illusion, ce que l’on fait — l’amour — n’étant jamais vraiment ce que l’on dit ? Comment pouvons-nous accéder en vérité à l’attitude de l’amant ?

— De fait, il se trouve ici une extrême difficulté : la question qui nous fait entrer dans la réduction érotique (« M’aime-t-on ? ») ne coïncide pas avec celle qui nous fait tenir le rôle de celui qui aime effectivement. Car, par définition, la première question reste sans réponse : je ne peux pas plus savoir si un autrui m’aime vraiment, que je ne peux m’aimer moi-même ; il se trouve même que, à force d’exiger une réponse positive à cette première question, j’aboutis inévitablement soit à la haine de moi (parce que je reste le mieux placé pour savoir que je ne mérite guère qu’on m’aime), soit à la haine d’autrui (parce qu’il refuse de m’aimer infiniment, comme je le lui demande). Mais cette première question a un autre rôle que celui de permettre une réponse dans les termes de sa demande : elle permet d’entrer dans le temps et l’espace du phénomène érotique, où le monde des étants et des objets se trouve réduit (selon, d’ailleurs, les réductions du monde par Husserl et Heidegger) à ce qui demeure lorsqu’il ne s’agit que d’aimer — les distances entre amants, leurs lieux propres, le délai de l’attente et de la mémoire, tous réglés par le moment et l’instant où advient l’événement érotique. Dans ce monde non mondain (au sens de l’attitude naturelle), rien n’apparaît sans que le détermine et le justifie l’amour donné et (ou) reçu. A partir de ce moment, il devient possible d’entendre la seconde question : « Puis-je aimer, moi, le premier ? » Par un renversement, qui radicalise la première réduction et l’annule aussi bien, il s’agit de mettre entre parenthèses l’exigence de réciprocité (l’échange, le commerce, l’économie) propre à la précédente « demande d’amour ». Tant que je veux aimer pour me faire aimer, ou me faire aimer avant d’aimer, voire en me dispensant d’aimer, je reste — que cet « amour » prétendu se révèle heureux ou malheureux — hors de l’amour ; amour qui ne commence précisément que lorsque l’un — en l’occurrence moi — se décide à aimer sans attendre qu’autrui le lui rende, ne soit prêt, ne soit consentant, voire ne soit tout court. Mais, dès que moi je le décide, j’aime, et j’aime sans autre condition que ma décision de faire comme si j’aimais. De ce moment, je deviens l’amant — l’ego amans, celui qui est et qui pense en tant que d’abord il aime.

— Mais il s’agit d’un cercle, qui semble d’autant plus « circulaire » que vous posez, comme étape du phénomène érotique, la haine de soi et de l’autre — la haine de l’autre n’étant qu’une extension de la haine de soi…

— Il existe effectivement un saut entre les seconde et troisième méditations, comme entre la première question (« M’aime-t-on ? ») et la seconde (« Puis-je aimer, moi le premier ? »). On peut même y voir un cercle, où l’on présuppose la possibilité de l’amour pour décrire, par contraste et par avance, l’impossibilité de l’amour de soi et de l’exigence qu’autrui m’aime. Mais dois-je rappeler la remarque de Heidegger, que le problème ne consiste pas à éviter le cercle herméneutique, mais à parvenir à y entrer correctement ? A l’évidence, on ne peut pas décrire l’impossibilité de l’amour de soi par soi, ni de l’exigence de réciprocité, sans se projeter d’abord dans l’horizon de l’amour effectif, donc sans prendre par anticipation le point de vue de l’amant. Autrement dit, on ne peut décrire l’absence d’amour que déjà du point de vue de l’amour — comme le second ordre (des « esprits »), qui ne voit pas le troisième (du « cœur »), n’apparaît pourtant en tant que tel qu’à partir de ce dernier. Ce passage non seulement ne doit pas se sous-estimer, mais il marque la propriété même de l’amant, celui qui fait des avances, qui prend de l’avance, qui donne en avance. Quant à la haine de soi, elle vient du fait que l’on ne peut se donner à soi-même l’amour. Cette impossibilité, il faut d’autant plus y insister que la philosophie, en particulier la métaphysique moderne, qui se fondait sur l’ego sum, n’a cessé de considérer pour acquis que ce même ego qui est par soi pouvait par conséquent aussi s’aimer soi-même. D’où les discussions sur la légitimité (limitée ou non) de l’amour de soi ; en fait, l’ego ne peut pas s’aimer de la même manière qu’il prétend se fonder, par lui-même ; au contraire, l’expérience et l’analyse prouvent qu’il se hait. Son obsession à se faire aimer sans fin, sans frein et sans motif, par tout un chacun le prouve assez a contrario ; en effet, il n’aurait nul besoin de se faire aimer à ce point s’il s’aimait au moins un peu lui-même. La cure analytique n’a-t-elle pas d’abord à voir avec la haine de soi, bien plus qu’avec les excès (supposés) de l’amour de soi ?

— L’amant, auquel ce cercle fait aboutir, aime par définition sans réciprocité, dites-vous. Ne retrouvez-vous pas ainsi une doctrine du pur amour, proche de Fénelon ?

— Non, ne serait-ce que parce que parler de « pur » amour implique déjà qu’il se trouverait des amours impures. Je soutiendrais volontiers qu’il n’y a que des amours pures : l’amour, entendu bien sûr selon la réduction érotique et l’avance de l’amant, commence lorsqu’il suspend la demande de réciprocité ; sinon, il n’y a pas d’amour du tout, mais simplement le désir, le besoin de se faire rassurer, l’envie de posséder, etc. Je rejette, dans la doctrine du pur amour, l’hypothèse contradictoire d’une impureté de l’amour : soit il y a amour, soit il n’y a pas d’amour du tout. Une doctrine du pur amour repose sur la question de savoir si je pourrais continuer à aimer Dieu si Dieu me haïssait : « Supposons que Dieu me damne injustement, continuerais-je à l’aimer ? » Cette hypothèse s’avère absurde et blasphématoire, puisque si ce « Dieu » ne m’aime pas, alors il ne s’identifie pas au Dieu qui se révèle dans le Christ comme celui qui aime le premier (Jn, 4, 19) et jusqu’au dernier degré (Jn, 13, 1). Mais surtout, ce débat repose sur l’obsession de la réciprocité, comme si l’amour supposait l’échange réciproque — ce qui contredit l’avance et la réduction érotique, ce qui, de toute manière, n’a aucun sens entre l’infini et le fini. Les partisans de l’amour pur conçoivent un tel amour comme une exception magnifique et hyperbolique à un amour supposé normal, à savoir réciproque, dans lequel chacun trouverait son compte selon la règle du donnant-donnant. Mais cette situation ne relève absolument pas de l’amour, ni de près, ni de loin. Certes, dans l’amour, je n’exclus pas que l’autre m’aime aussi, mais en supposant toujours que l’autre m’aimera de telle sorte qu’il aimerait même si je ne l’aimais pas ou plus ; avoir l’assurance d’aimer et d’être aimé signifie avoir l’assurance que l’autre m’aimerait même si je ne l’aimais plus, et en retour. Dans l’amour, j’aime l’autre d’autant plus que je sais qu’il continuera de m’aimer même si je ne l’aime pas. Ce n’est pas là un mauvais moment de non-réciprocité à passer pour rétablir ensuite la réciprocité ; c’est, en effet, la conjonction de deux absences d’exigence de réciprocité qui fait la liberté et la décision de se constituer comme amant. Telle est la règle du jeu érotique : à qui perd gagne ; plus l’amant perd (donne, donc aime) et se perd, plus il gagne l’amour même. En entrant dans la réduction érotique radicalisée, non seulement l’ego change de statut et devient l’amant, mais encore nous passons à un autre « autrui ». Auparavant, autrui incarne la réalisation phantasmée de l’amour injuste que j’ai pour moi-même ; désormais, je découvre que la renonciation à la réciprocité, à laquelle je consens pour sortir de la haine de soi, autrui l’a déjà faite.

— Supposons donc que je dise « je t’aime » dans les termes que vous venez de rappeler ; ne risque-t-on pas inévitablement de mentir à autrui et de se mentir à soi-même, puisque l’on promet l’éternité et que l’on ne donne qu’un temps limité, voire rien qu’un instant, voire pas même un instant ?

— La possibilité d’un tel mensonge doit s’admettre en face. Il ne s’agit pas là d’une faiblesse psychologique, ni d’une perversion morale, mais des conditions érotiques de l’exercice même de l’amour, de son comportement dans sa situation la plus objective. En effet, tandis que l’amant dit et veut l’infini lorsqu’il dit « je t’aime » (que l’on ne peut pas dire les yeux ouverts sans vouloir dire, ne fût-ce qu’en rêve, que cela durera éternellement), l’érotisation s’avère, par principe, finie. La contradiction tient à l’impossibilité de mettre en route le processus par principe toujours fini de la jouissance, sans une déclaration et une requête infinies. L’amour se joue dans cette contradiction. Si nous écartons l’un des deux termes de la contradiction, nous obtenons un amour équivoque, c’est-à-dire soit l’amour pur, soit la pure (impure en fait) concupiscence. Et aussitôt, nous sortons alors définitivement du champ de l’amour (ou plutôt nous n’y entrons même pas). Nous reconnaissons précisément la situation érotique à cette tension entre un processus fini et une déclaration d’infini. Inversement, en privilégiant l’une ou l’autre de ces deux dimensions, nous tombons dans l’illusion, le mensonge et surtout l’absurdité. Il faut admettre que cet écart constitue proprement la définition érotique de la finitude. L’amour n’est en ce sens rien d’autre qu’une expérience de la finitude. Si Kant a justement vu dans la sensibilité le signe de la finitude, on pourrait encore préciser de quelle sensibilité il s’agit : non seulement celle de l’espace et du temps de l’expérience du monde des objets, mais surtout celle de l’expérience de ma chair érotisée par celle d’autrui, où chacun donne à l’autre ce qu’il n’a pas de lui-même — précisément cette chair érotisée. Dans cet ouvrage, je n’ai finalement visé qu’à décrire la logique et la contradiction que nous endurons en aimant — donc, finalement, l’écart entre deux temporalités. Si vous dites « oui », sans condition et pour l’éternité, mais que cet état ne dure que quelques heures, vous n’êtes ni méchant, ni immoral : vous mettez au jour le fait que l’érotisation reste toujours finie. Nul n’échappe donc à la répétition ; il s’agit seulement de régir correctement l’inévitable tension entre deux temporalités, où mon érotisation prétend à l’infini, mais en prenant toujours fin. Ainsi s’impose la dramaturgie du phénomène érotique.

— Lorsque vous parlez, à juste titre, de la force automotrice de la chair, qui s’érotise elle-même sans notre consentement, n’est-ce pas là une parfaite définition du désir, l’amour n’étant que notre acquiescement à ce désir, à cette auto-érotisation du charnel ?

— Je ne pars pas et ne parle pas du désir. Le désir s’éprouve toujours limité : nous n’avons en fait que de faibles désirs, alors que l’amour veut, exige et impose l’infini. De plus, le désir ne peut jamais être pensé à partir de moi seul, sans déjà le regard d’autrui : c’est autrui qui, toujours, me donne mon désir de lui. Le désir des choses résulte du désir d’autrui et l’affaiblit : je n’aime pas autrui comme j’aimerais un corps ou une chose, mais, si j’aimais une chose (ce qui reste à prouver), je l’aimerais nécessairement sur le modèle de mon désir d’autrui. L’absence de désir — l’ennui profond, la tristesse de l’esprit — naît de l’absence d’autrui. Le déclenchement automatique de l’érotisation des chairs ne relève — paradoxalement, j’en conviens — pas du désir, elle le provoque. Il ne dure qu’aussi longtemps qu’elle. Il n’y a pas de désir d’éternité, même s’il se trouve une revendication érotique de l’éternité.

— Mais, si vous écartez la réciprocité, qu’Aristote et toute sa tradition définit justement par l’échange réciproque entre des égaux (ou quasi égaux), n’excluez-vous pas aussitôt l’amitié hors du champ de la réduction érotique ?

— J’espère, au contraire, montrer que la véritable amitié s’inscrit dans la réduction érotique et vit dans l’absence d’une exigence de réciprocité ; car nous retrouvons dans l’amitié les principaux, sinon tous les composants de l’amour : dans l’amitié comme dans l’amour, l’autre me donne mon identité et mon ipséité (« c’est lui et pas un autre »). Comment expliquer que je puisse m’éprouver blessé au plus intime par quelqu’un, sinon en posant le privilège absolu de cet autrui à ouvrir mon horizon (« parce que c’était lui, parce que c’était moi ») et donc à opérer sur moi la réduction érotique ? Sans cela, il n’y aurait que pur et simple rapport de forces, donc, à la fin, indifférence, absence d’érotisation. L’amitié entre bel et bien dans la réduction érotique ; le fait que, dans ce cas, ma chair soit ne s’érotise pas, soit s’érotise sans sexualité active, n’empêche aucunement qu’il s’agisse d’une érotisation. Car l’érotisation n’est pas nécessairement sexuée : l’amitié, la parole, donc aussi (et sans paradoxe — il faudrait s’y attarder d’ailleurs) la chasteté relèvent de plein droit du phénomène érotique. Quant à ce que l’on nomme couramment amitié (avoir un réseau d’amitiés, compter sur des amis solides, etc.), cela relève du commerce, de l’échange, de la socialité commune, mais reste étranger à la réduction érotique. Nous pouvons aisément remplacer une amitié flatteuse par une autre amitié flatteuse, une connaissance utile par une autre, de telles substitutions ne peuvent plus s’opérer lorsque l’on entre en réduction érotique. Les amis que j’ai perdus, je sais que je ne saurai les retrouver, car il n’y avait qu’eux pour être eux. Quand vous perdez un ami, vous le perdez pour toujours et c’est lui qui, toujours, reste privilégié. Cette inscription de l’amitié dans l’espace de la réduction érotique permettrait sans doute aussi de reprendre certaines autres situations inter-personnelles, que l’on reconduit sans doute trop vite (et fort inadéquatement) à l’universalité de l’éthique, alors qu’elles mettent en œuvre l’insubstituabilité de tel autrui, qui me fixe et m’identifie mieux que je ne puis moi-même. L’analyste, le directeur de conscience, le médecin, le professeur, comme beaucoup d’autres, relèvent de cette intrigue où personne ne peut remplacer personne, parce que chacun accède à un unique.

— Nous avons parcouru les thèmes principaux de votre ouvrage, et pourtant, étrangement, nous n’avons pas abordé la question de l’amour de Dieu, ni au sens de celui qui en vient, ni au sens de celui qui s’efforce vers lui. Excluez-vous cet amour de son analyse phénoménologique ?

— Je vous remercie de souligner cette prudence, qui fut délibérée. Il se trouve plusieurs motifs pour ne pas prétendre accéder trop vite à la question de l’amour de Dieu. D’abord un motif méthodologique : la philosophie en général et la phénoménologie en particulier ne peuvent, sauf graves confusions et dangereuse hybris, atteindre à ce qui n’a de sens et d’autorité qu’en tant qu’ils nous adviennent par Révélation (faute de quoi la théologie ne vaut pas une heure de peine). Il ne s’agit pas seulement d’un interdit provenant de la philosophie (neutralité théologique de la critique, athéisme méthodologique de la réduction, etc.), mais d’abord de la hauteur du théologique lui-même (dont je m’étonne toujours que ses détracteurs l’imaginent comme si aisé à pratiquer qu’on puisse y « tomber », alors qu’il suffit de s’y risquer, même de loin, pour en mesurer l’incomparable difficulté). Le second motif tient au fond de la question de l’amour : avant de parler de l’amour vers Dieu ou venant de Dieu, il faudrait d’abord atteindre un concept un peu rigoureux de l’amour comme tel ; bref, savoir ce dont on parle et dont on part. On pourrait, remarquons-le, s’étonner de la surprenante disproportion, chez maints métaphysiciens, entre leur définition de l’amour — souvent très élémentaire et superficielle, d’une part, souvent bien en retrait de nos expériences réelles, d’autre part — et leur audace décomplexée à l’appliquer à Dieu, ou du moins ce qu’ils entendent sous ce terme. Il convient d’abord de conquérir ne fût-ce que l’épure d’un concept rigoureux, donc complexe, originel et non pas périphérique de l’amour. Par exemple, ne pas le dériver de la logique ou de la représentation, du désir ou du besoin, de la volonté, de la subjectivité ou de la communauté déjà instituées, etc. C’est pourquoi j’ai tenté un commencement radical, en deçà du doute lui-même, par la réduction érotique. Son caractère, qu’on m’a parfois dit « excessif », se trouve pourtant absolument requis si l’on ne veut pas retomber d’entrée de jeu dans la fadeur, l’édification, la vulgarité ou le moralisme, qui conduisirent Hegel à en raturer purement et simplement le concept, et si l’on veut, inversement, suivre le conseil de Nietzsche de ne jamais blasphémer le nom de l’amour. Reste le troisième motif : passer rapidement à l’amour de Dieu (en son double sens) constitue l’échappatoire la plus fréquente pour éviter de penser l’amour en son concept ; elle permet, en effet, d’opposer sans frais ni peine un amour pathologique, possessif, sensuel, irrationnel, etc. (le nôtre), à un amour pur, désintéressé, rationnel, intellectuel, etc. — bref, celui que personne ne pratique, sinon des figures mythiques, « mystiques » comme on le leur concède pour en fait les congédier. Cette dichotomie conduit à des résultats désastreux. D’abord, parce que le Dieu biblique ne la respecte pas, en pratiquant franchement les deux styles, au grand dam de beaucoup de théologiens (et de philosophes) qui croient devoir l’en corriger. Ensuite, parce que la théologie spirituelle la plus constante ignore la distinction finalement tardive entre eros et agapè, comme le prouve assez la longue tradition des commentaires du Cantique des Cantiques, entre autres textes. Surtout — et à mes yeux, c’est le point essentiel —, d’un point de vue strictement théologique (biblique), si l’usage de l’amour devient équivoque entre l’homme et Dieu, alors — suivant l’adage des Pères que rien n’est sauvé que ce qui est assumé —, la divinisation, la « symphonie », la communion deviennent impossibles entre eux. La théologie chrétienne peut (et sans doute doit) accepter l’équivocité de l’être, de la connaissance et de la rationalité, mais ne peut admettre celle de l’amour. Seul l’amour est digne de foi, parce lui seul nous fait éventuellement agir comme Dieu. Et Dieu ne se révèle en Jésus-Christ que pour manifester non seulement qu’il se déploie comme amour, mais, par suite, que nous pouvons en lui nous déployer par le même et unique amour.

— Votre entreprise restaure-t-elle ce que l’on appelait, il y a quelques décennies, la « métaphysique de l’amour » ?


— En aucun cas, précisément parce que la métaphysique, entendue dans son sens strict, a élevé les plus grands obstacles à l’élaboration d’un tel concept, non seulement théologique, mais d’abord philosophique. En ce sens, Le Phénomène érotique récapitule et s’appuie sur tout mon travail antérieur de « destruction » de l’histoire de la métaphysique et de reprise de la philosophie suivant le nouveau commencement phénoménologique. J’espère au moins un résultat de ce long chemin : contribuer à poser à nouveaux frais la question de l’amour — dans la gloire de son univocité radicale.


Entretien avec Laurence Devillairs 

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Notes

(1) Jean-Luc Marion, Le Phénomène érotique, Grasset, 2003, 29,90 €.

(2) Dieu sans l’être, Fayard, 1982 ; PUF, coll. Quadrige, 2002. Réduction et donation, PUF, coll. Epiméthée, 1989. L’idole et la distance, Grasset, 1977, Lgf, Ldp biblio/Essais, 1991.