lundi 9 février 2015

Je mets devant toi la vie et la mort ; choisis la vie !


râce à toi Annick de Souzenelle



La chute. 1991


Réflexion sur un problème de bioéthique
par Annick de Souzenelle


La revue  « Le Mondes des Religions » m’ayant interviewée à ce sujet, et ayant fait paraître cet entretien sur son site,  je désire le compléter dans les lignes suivantes :
Parmi ces problèmes, existe celui qui concerne l’utilisation des cellules souches prélevées sur des « embryons humains surnuméraires » pour la recherche scientifique.
Pour les scientifiques : « les travaux menés jusqu’ici sont à l’origine de grands espoirs, en médecine régénératrice – par exemple, soins aux grands brûlés », dit le Professeur Marc Peschansky (1)
Par la voix de Mgr Pierre d’Ormellas, l’Eglise affirme que l’embryon humain mérite le respect dû à la dignité de toute personne humaine ; on ne peut le traiter comme un matériau de laboratoire. Toutefois, ajoute Mgr d’Ormellas, les travaux sur les cellules souches adultes sont prometteurs. Il faut du courage : « choisir la voie du progrès et refuser toute régression éthique ».
Une troisième voix, celle du théologien Jacques de Longeaux (2) vient confirmer l’avis de l’Eglise avec quelques précisions : « Le problème éthique ne porte pas sur l’utilisation de cellules souches embryonnaires en tant que telles (elles ne sont en soi que des cellules) mais sur la manière de les obtenir en exploitant et en détruisant des embryons humains »
Une analyse comme celle-ci me semble insidieusement nourrir un glissement de la position ecclésiale vers l’impérialisme scientifique.

Nous savons aujourd’hui que chaque cellule d’un corps contient l’information du corps tout entier. Détruire froidement un embryon – et cela se fait couramment avec ceux dits « surnuméraires ( !) » – est radicalement contraire à toute éthique, cela sans discussion possible. Mais « traiter une cellule comme un matériau de laboratoire et la manipuler », à des fins scientifiques si généreuses soient-elles, ne l’est peut-être pas moins.
Ce n’est pas une loi morale – registre du bien-mal, permis-défendu – dénuée de référence ontologique qui peut éclairer le problème, mais une des lois qui structurent le créé, à un niveau du créé encore inconnu de nous, le « réel voilé » que découvrent les physiciens avec Bernard d’Espagnat et que la Bible décrit parfaitement pour qui sait lui ôter ses voiles.
Le grand Rabbi Dov Baer, Maggid de Mezerits au 18e siècle n’écrivait-il pas que : « aux temps messianiques, le Saint Béni-soit-Il, sortira le soleil de sa gaine, c’est-à-dire que la Lumière de la Torah brillera de tout son éclat, qu’on pourra la percevoir dans son essence, telle qu’elle est ... sans revêtements pour le monde et la société, c’est-à-dire sans les lois de Moïse qui sont nécessaires actuellement, car sans elles, le monde ne pourrait supporter l’éclat naturel de la Torah, qui est trop fort pour la plupart des esprits »  (Maguid Leyakov, 26).

Aujourd’hui où la « science sans conscience » dont parle Rabelais, celle qui est acquise par l’unique voie extérieure, « fait sortir le soleil de sa gaine » par le nucléaire, il est urgent de nous éclairer du véritable soleil de la Torah, conquis par la voie intérieure, cette fois et qui, dans ce cas, ne brûle pas, car la voie intérieure est l’unique chemin de croissance de conscience en l’Homme, cette qualité de conscience dont parle Rabelais ne référant aucunement à la conscience morale mais à de plus hautes valeurs.
En ce qui concerne la Torah, c’est par la voie intérieure que l’Homme est introduit dans le Pardes, le  « verger » où il cueille les fruits du message divin.
Les quatre lettres du mot Pardes, sont les initiales des quatre étapes du chemin intérieur de l’Homme.
Après avoir passé les deux premiers niveaux qui correspondent à l’étape de pénitence puis d’éveil, il atteint au Darash, étape illuminative.  
Darash est le verbe « scruter », examiner, étudier », mais aussi « exiger », car l’étudiant est à son tour scruté, examiné par le Verbe divin hypostasié dans le texte biblique qui « exige » de lui la réalisation de son message !
Cette exigence implique pour le lecteur de s’être libéré de son enfermement en situation d’exil, pour aller vers lui-même.
Allant vers lui-même, il voit s’ouvrir le texte sacré qui est écrit de la même plume que lui. 
Aller vers lui-même, c’est aller vers son autre « côté » en lequel Dieu a scellé sa « chair », Bassar – qui est aussi le verbe  « informer » (3) ; toute l’information de son devenir est en lui, comme l’est celle du chêne le plus grand, dans le plus petit gland !
Une échelle se dresse alors devant les yeux du quêteur de sens, celle de ses « cieux intérieurs » – vision du patriarche Jaqob (4) – qui déroule devant lui des « terres nouvelles », soit les niveaux de conscience qu’il est appelé à conquérir en une « guerre sainte » et dont chaque qualité lui donnera une qualité nouvelle de lecture des textes sacrés.

Ces différents états encore inaccomplis en lui sont le « réel voilé de son être, ou encore les « cieux » qui sont au-delà de l’observable de toute terre et de toute chose.
En prononçant ce mot « chose », je suis alors renvoyée à une des lois majeure de ce registre ontologique dont j’ai parlé plus haut, le mot hébreu « chose », Dabar étant aussi celui qui exprime le  « Verbe » divin, Dabar.
Une homonymie en hébreu ne fait pas l’objet d’un simple jeu de mots, elle est un « jeu divin », une ruse de « guerre sainte » pour amener le guerrier à épouser son autre « côté » et conquérir ainsi Bassar,  la  « chair », la totalité de l’information, son Graal.
L’arme qui est alors remise entre les mains de l’Homme par le mot Dabar lui donne une connaissance du chemin.
Elle l’informe que toute chose n’a d’être que dans sa relation au Verbe qui la fonde.
Le texte biblique nous dit encore que si l’on coupe cette relation et que l’on chosifie la chose, la réduisant à un objet de manipulation, alors le même mot (puisqu’il n’y a pas de voyelle en hébreu) devient Deber qui signifie la « peste » (5)
Selon cette loi ontologique la cellule-souche devenue objet de laboratoire, si prometteuse soit-elle pour sauver quelques vies, en tuera dans ce cas des milliers.
Les  « embryons surnuméraires » jetés à la poubelle sont générateurs de  « peste ».
Les spermes et ovocytes réduits à des objets de commerces et de profits économiques, ainsi que tous les organes qui deviennent eux aussi objets des trafics scandaleux que nous connaissons sont générateurs de  « peste ».
La loi ontologique si claire pour celui qui entre dans la dynamique verticalisante du chemin de l’Homme, est encore ignorée du collectif qui compense cette carence par la dynamique horizontalisante du progrès scientifique ; celui-là dénué de la sagesse donnée par voie ontologique, ne connaît aucune limite,  il mène à la mort.
Notre modernité se trouve aujourd’hui en résonance avec la situation de Moïse qui, près de mourir, donne à Josué la direction du peuple d’Israël avant son entrée en « terre promise ». Moïse transmet alors à Josué le message qui lui-même vient de recevoir de son Dieu : « Je mets devant toi la vie et la mort ; choisis la vie ! » (6)
Et la vie, en ce qui concerne notre problème, est le rétablissement d’un juste rapport entre les deux voies, intérieure et extérieure, conduisant à la connaissance, la connaissance totale étant le fruit de l’Arbre que nous sommes appelés à devenir.
De toute urgence choisissons la Vie !



La chute d'Icare. Après Pierre Brueghel. 1558




Aujourd’hui, jouant les Icare, l’Homme « s’approche du soleil » ; il dépasse les limites que de vraies ailes auraient respectées ; il va être précipité à la mer.
« Le Cyborg n’est plus une figure de style cinématographique », la légende du Golem n’est  plus une légende mais une réalité « puisqu’il est devenu possible d’associer des cellules neuronales humaines à des dispositifs artificiels » (7)
Aussi les lois du créé sont-elles transgressées :
« Tu as posé une limite que les eaux ne doivent pas franchir afin qu’elles ne reviennent plus couvrir la terre » (8), chantait le psalmiste qui aujourd’hui se lamente devant nos épreuves ; et celles-ci ne sont qu’un avertissement...
Nous touchons à l’Arbre de Vie, sans doute au  « péché contre l’Esprit ».
Nous allons en être empêchés (9).

© Annick de Souzenelle

N O T E S
(1) Ouest-France    1er Février 2011
(2) « Le Monde des Religions »    Mars 2011
(3) Gen.  2,21
(4) Gen. 28, 12-22
(5) Ex. 9, 3-6
(6) Deut. 31,19
(7) « Le genre humain est menacé »  Michel Rocard -  Dominique Bourg – Floran  Augagneur (le Monde 4/4/11)
(8) Ps. 104,9
(9) Gen. 3,22

Illustrations : La chute, mixte sur toile. 160 x 210 cm. Robert Empain. 1991
La chute d'Icare. Huile sur toile d'après Pierre Brueghel. 1558

samedi 7 février 2015

Comme à Ostende et comme partout...


Je trouve sur la Toile un interview d'époque de Léo Ferré et de Jean-René Caussimon les auteurs de Comme à Ostende, une chanson capable de vous perfuser en moins de deux le poison mélancolique et délicieux que ces beaux diables savaient distiller... Cela m'a replongé dans ces pages nostalgiques de Ad Imaginem Dei, intitulées elles aussi Comme à Ostende, dans lesquelles j'évoque ces poètes, mais aussi Léon Spiellaert et Yves Klein, qui accompagnaient mes escapades nostalgiques à Ostende cette année là... Cette joyeuse bande est à découvrir ici.




Yves Klein. 1957


Comme à Ostende   
Une sensation me venait souvent au moment de m’endormir lorsque j’étais enfant, elle me revient ce matin au réveil. Je me souviens  lui avoir donné un nom : Petit-Grand
Tour à tour, comme si flux et reflux, expir et inspir me traversaient sans cesse, je me sens minuscule et immense. Mon corps s’agrandit démesurément puis se rapetisse aussitôt, mes pieds touchent l’horizon de la mer d’un côté et ma tête touche l’horizon de la terre de l’autre, mes orteils s’enfoncent dans le fond de l’eau et mes cheveux traversent les nuages pour se mêler au ciel. 

Réveil étiré à n’en plus finir 
Je suis seul à Ostende dans une chambre d’hôtel orientée Nord-Ouest, face à la mer. 
Dehors, le ciel, la terre et la mer  entremêlés forment un seul pays. Je sors marcher dans le grand tableau gris. 

(...)




Femme à la mer. Léon Spielliaert . 1908





Que pourrais-je perdre de plus que la femme que j’aime ? Une main, un œil, une jambe, ma vie ? Mais peut-on perdre la vie ? Les amputés connaissent ces blessures inguérissables qui ne tuent pas.  

Me revient cette fulgurance de Bernanos : « L'enfer c’est de ne pas aimer ». Et la souveraine thérapie pour les femmes que Gauguin grava sur le portique en bois de sa Maison du jouir aux îles Marquises : « Soyez mystérieuses, soyez amoureuses et vous serez heureuses ! »

C’est indéniable, la Mer du Nord n’est pas le Pacifique, le triste littoral belge ne prédispose pas à la joie de vivre d’amour et d’eau fraîche !  Nina la détestait, été comme hiver. « Il faut être maso, disait elle, pour aimer cette Mer vert de gris, ces brumes, ces plages mornes, ces dunes sinistres, ce vent glacé et incessant qui gifle de sable le visage. Et ce front d’immeubles affreux face à la mer. Tout ça m’oppresse, me déprime. Pouahh ! » 

Envoyez un couple en désamour sur la Côte belge, ajoutez-y l’abomination architecturale, la pluie, le vent glacé, le sable,  mélangez le tout avec quelques séjours obligés en famille et vous aurez à coup sûr l’enfer de Bernanos.




Escalier (Ostende) Léon Spilliaert. 1909



Mais il y a autre chose, une force archaïque, inquiétante, est à l’œuvre ici. Un être autonome, menaçant, gronde jour et nuit, un monstre qui aspire et veut tout dévorer, terre, ciel, soleil, nuages, oiseaux, bateaux, parents, enfants. Pire, une créature qui se dévore perpétuellement elle-même : la mer !
Tous les enfants ont d’abord, par instinct, peur de la mer. Ils sentent sa puissance d’attraction et de répulsion, ils craignent d’être happés et engloutis. Les parents, ces enfants qui ont grandis trop vite, parlent sans bien s’en rendre compte de la mer comme d’une créature vivante et menaçante. Ils disent que la mer est mauvaise, méchante, furieuse, déchaînée ou qu’elle se calme, se retire, remonte, galope, s’engouffre, se brise, qu’elle rejette, prend, rend, recrache. Pour les enfants, les flux et les reflux des marées sont les preuves de ces dires et de la réalité vivante du monstre et les algues, les coquillages, les méduses, les épaves, les bois recrachés sur le sable, sont à leurs yeux les traces de ses dévorations et de sa digestion. Les vagues sont alors des lèvres et des bouches insatiables pleines de bave et de sel. D’ailleurs elles ont des dents blanches qui mordent et dissolvent tout. Les plages, le sable, les rochers, les digues seront mangées un jour ou l’autre et puis les dunes et enfin le pays tout entier… On apprend à l'école que tout ce plat pays de Flandres était il n'y a pas si longtemps englouti par la Mer.


Cette Mer du Nord est la mer de mon enfance, y revenir c’est revivre mes angoisses d’enfant mais aussi leur transformation en joie. Car la mère de ma chair, ma Maman, aimait de toutes ses fibres cette mer. Quand elle disait « on va à la mer » elle était si radieuse que nos craintes se dissipaient dans sa joie. Une fois à la Mer, elle nous emmenait, mes frères et moi, tout près de l’eau pour la voir et la respirer. En nous tenant par la main elle nous emmenait sur les brises-lames, là où les vagues et les lames de fond invisibles se brisent et chatouillent les pieds nus. Hardis, nous partions à la conquête de l’estacade… « Allons tout au bout, à la proue, disait maman, nous serons comme en pleine mer, comme sur un grand bateau ! » 
Sur le pont de ce paquebot géant bien ancré à la terre nous restions avec elle à nous enivrer de mer et de vent. Plus les éléments se déchaînaient plus Maman s’en nourrissait. Plus la mer jetait son air vif, ses moutons blancs, ses vagues énormes, sa houle et ses embruns, plus elle se réjouissait. Maman nous a appris à aimer les tempêtes. En été, elle riait en se jetant dans les vagues qui l’éclaboussaient d’écume blanche. Les vagues n’étaient plus pour nous des bouches menaçantes chargées de dents mais des rires éclatants de Maman.

Les couleurs sont des vibrations de nos âmes disait Kandinsky. Pour Yves Klein, ses monochromes outremers étaient du ciel bleu de Nice concentré capable de nous plonger dans une profondeur intangible, un espace se dérobant à l’infini, là où, n’ayant plus rien de matériel à saisir, nous pourrions entrer dans la béatitude. 

Mais ici, à la Mer du Nord, ce sont les gris qui opèrent subtilement notre dématérialisation. Je marche en eux, je pénètre dans leurs nappes vaporeuses, je suis dans les nuages, un ciel mélangé de terre et de mer, je me perds dans un arc-en-ciel diffus partout et nulle part, je suis immergé dans une nuée grise teintée de mille couleurs subtiles qui m’imprègnent et m’absorbent. Je songe à cette Parole que le Seigneur adressa à Moïse après le passage de la Mer Rouge : « J'apparaîtrai dans la nuée . »

Mes envolées mystiques ne semblent pas affecter Gouache, ma chienne flamboyante, qui dépense une vitalité inépuisable sur ces étendues également inépuisables de sables mouillés.  

M’avançant dans ce nuage du bout du monde, j’entrevois la digue et le Casino d’Ostende. Je crois entrer dans un dessin merveilleusement sinistre de Spilliaert. 

Sur la digue évaporée, l'envie me prend de chanter la chanson de Ferré et Caussimon « Comme à Ostende » que j'écoutais avec Nina. Je modifie les paroles qui chavirent un peu trop  dans le  spleen intégral :  Comme à Ostende et comme partout quand sur la ville tombe la pluie et qu’on est sûr que ça vaut le coup, que ça vaut le coup de vivre sa vie et de la revivre encore un coup si c’est possiiiible…  

Ma chienne attirée par mes meuglements surgit d’un bond de la brume et me saute dessus en aboyant. 





Texte : extrait de Ad Imaginem Dei 1 L'oeuvre invisible de Robert Empain
Illustrations : Yves Klein, Léon Spiellieart
Vidéo : INA - via You Tube

mardi 3 février 2015

L’art prière - Manifeste


Grâce à vous Paul Cézanne et Pablo Picasso


Mes carnets d’artiste des années quatre-vingts (récemment parus sur Amazon sous le titre AD IMAGINEM DEI 1 L’oeuvre invisible ) dont vous voyez ici quelques pages, consacrent de nombreuses pages à Picasso, le Pharaon de la peinture du XXe siècle, qui peu après la guerre s’offrit  la Montagne Sainte Victoire (Vauvenargues Aix-en-Provence) et le château qui va avec pour y vivre mais aussi pour rendre hommage à son maître Paul Cézanne qui avait peint cette montagne et ses environs des années durant. Je vous renvoie à ces pages,  chers lecteurs, et aux leçons de peinture que j'ai reçues de ces deux maîtres compagnons de vie.
 
Mais en complément, je publie ci-dessous deux textes inédits, mais liés, tirés de mes notes de cette époque. Un premier texte intitulé L'art prière que je voyais non pas comme un manifeste, mais plutôt comme une profession de foi pour un art qui n'aurait plus rien à voir et à devoir aux marchands de produis artistiques contemporains et aux commissaires en divertissements culturels. Et un autre, qui pose la question de Picasso : Qu'est -ce qu'un tableau ?  Mais à vrai dire, les artistes à qui j'ai proposé cette profession de foi à l'époque, une époque qui jouait avec l'art comme on joue à la roulette, ne se sentirent pas concernés, ce qui signifie qu'il est essentiel et plus nécessaire que jamais. 

Ce texte fera partie du tome ll de Ad Imaginem Dei, L'oeuvre à venir...


Théophanies. Carnet. Huile et encre sur papier. 1987





L’art prière - Manifeste 
 
    Attachons-nous à dévoiler par la mise en œuvre, par la pratique de l’art qui est l’art même, le fait pictural comme l’événement visible paradoxal maximum où l’effleurement divin ou la grâce d’une théophanie, se manifeste à la surface du tableau, mais toujours de manière paradoxale comme l’avancée d’un retrait, la présence d’une absence, l’apparition d’une disparition, comme ouverture joyeuse et déchirement, blessure de lumière et plaie radieuse dans l’apparent, mais aussi, ainsi et encore, comme un ravissement pathétique, une grâce, une élévation et une révélation de l’amour du Dieu Vivant. 

L’art vécu comme théophanie et pratiqué comme prière a été mis en oeuvre à divers degrés d’intensité spirituelle par les peintres voyants de tous les temps. Le plus haut degré fut atteint par les peintres d’icônes, dont quelques uns furent élevés à la sainteté, et par leurs héritiers en Occident. Cet art spirituel fut occulté à mesure que montait en puissance l’humanisme à la Renaissance pour se perdre, à de rares exceptions près, dans le maniérisme, le classicisme et les académismes divers. Il fut retrouvé par les modernes : Gauguin, Van Gogh, Cézanne, Redon, Ensor, Kandinsky, Chagall, Matisse, Rotko… et leurs rares descendants actuels - sans pour cela que ces voyants se soient toujours déclarés explicitement héritiers de cette tradition spirituelle, assurés qu’ils étaient que leurs oeuvres parleraient mieux de ces choses qu’ils n’auraient pu le faire.




Qu'est-ce qu'un tableau ? Carnet. Huile et encre sur papier. 1987


Qu’est-ce qu’un tableau ? 

Le dépassement de l’opposition entre l’art spirituel et l’art humaniste - art de l’invisible et art du visible - se trouve dans la réponse que donne Picasso à la question qu’est-ce qu’un tableau ? Cette réponse n’est pas une théorie de l’art, mais la praxis même de l’art, l’art de faire qui est art même. Ainsi, à cette question qu’est-ce qu’un tableau, Picasso répond : il faut faire un tableau, il faut faire un autre tableau, et encore tableau et encore un autre et ainsi de suite. 
C’est le faire qui est le tableau, c’est l’acte de peindre et l’acte de regarder qui font le tableau. De même la musique c’est l’art de faire de la musique, de la jouer et de l’écouter, comme la danse est l’art de faire de la danse etc… 
C’est par l’acte créateur que tout un chacun peut éprouver sa liberté créatrice et la joie et la douleur de faire une oeuvre véridique en se faisant lui-même, en réalisant alors que sa vie est l’acte même de se recueillir et de s’accroître sans cesse comme une création continuelle, une oeuvre vivante. 
Tout faire tendant vers un mieux faire, vers une amélioration, le faire mieux est l’art même. L’art c’est l’art de mieux faire croître les fruits de la création. La vie est à vivre comme un acte créateur que chacun est libre d’accroitre par son faire propre. Le faire créateur est à la fois un acte humble et héroïque par lequel chacun face à son désir,  face à lui-même, fait face au monde, fait face à son destin de parlant, de voyant, de créateur, de vivant.  Chacun peut à sa guise se peindre, se dire, s’écrire, se chanter, se danser, se multiplier, se vivre, s’accroitre, se donner et se signer dans l’Univers. Ou, au contraire, chacun peut ne rien faire de sa vie, préférant la nier et s’en défaire. 


Extrait de Ad Imaginem Dei II - L'oeuvre à paraître…
Images : Carnets de Robert Empain.