jeudi 24 décembre 2015

Feliz Natal


Grâce à toi Marie Mère de Dieu



Vierge à l'Enfant, fresque romane. XVe siècle.




La Materia Prima est la Terra-Mater, la Terre Mère des religions anciennes, un Archétype qui fait constamment retour dans nos consciences, nos inconscients et nos sciences inconscientes. Citons par exemple la dévotion mariale des peuples qui suscita en 1950 la proclamation du dogme catholique de l'Assomption de Marie et plus récemment la résurgence de l'antique déesse Gaïa dans l'écologie. 

Ces retours répondent au refoulement radical de l'Archétype Maternel opéré par le matérialisme et le scientisme à l'âge de la technique qui ont nié et réduit la Divine Mère à de la matière première, quantifiable et strictement terrestre, sans vie, sans mystère, sans âme et sans esprit, devenue un stock de ressources exploitables industriellement, un stock auquel le vivant et l'humanité sont de plus en plus assimilés. 

Or, la Terre Mère, la Terre vivante, toute intérieure, Marie pour la nommer, est un Nom de la Vie. Et quand elle est niée avec un acharnement méthodique elle est tuée à l'intérieur de nous et meurt aussitôt à l'extérieur. 

Quand donc nos sciences inconscientes comprendront-elles que ce faisant elles tuent l'Humanité avec Elle ? 

Les poètes, les artistes véritables, les mystiques se veulent les humbles jardiniers de la Terre Mère intérieure, des amoureux de Marie. Ils s'ouvrent à sa force régénératrice, à sa douceur, à sa beauté, à son amour maternels ; ils rétablissent ainsi le lien subtil, le cordon spirituel coupé par l'ignorance savante imbue de puissance. Cultivant, recueillant, priant Marie, ils l'aiment et se sauvent en Elle et beaucoup avec eux.

Certains coeurs innocents, des coeurs d'enfants le plus souvent, ont vu Marie apparaître miraculeusement, ils ont reçu ses pleurs, ses implorations, ses exhortations à prier, à l'aimer, à nous aimer et à nous sauver, à faire naître en nous le Fils divin que porte chacun. 


Apparition de Notre Dame. Collage. 2010




Mais les coeurs endurcis et vaniteux écoutent-ils encore les poètes, artistes, les mystiques, les enfants ? 

Pourtant, les coeurs de pierre pourraient encore s'ouvrir et recueillir des signes innombrables. Si par exemple ils écoutaient en eux la résonance des mots, ils pourraient entendre remonter la Vie de leurs racines. Si dans mater, maternel, matériel, matière, terre, matrice, matriciel, mer, mère, Marie... ils entendaient vibrer la racine M, qui est la vocalisation maternelle universelle, son souffle et son sens viendraient toucher en eux l'immémorial Nom de la Vie et ranimer son germe, le désir originel de la connaître et de faire naître en eux Celui là qui les appelle, Celui là qui les féconde et qui depuis toujours leur donne leurs Noms, leurs Noms oubliés, méconnus, mal aimés mais ressuscitables : le Nom du Verbe, Celui du Vivant qui nous nomme, qui donne vie et forme notre Materia Prima !



Seigneur, prends pitié. 2003



La Genèse dit que Dieu a fait l'Homme-Adam à son Image. YWHW-Elohîm pétrit l'Homme de la Terre vivante - la Adamah - pour insuffler ensuite en celui qu'il a formé de ses Mains, son Souffle, sa Vie, son Esprit. 

Adam, en hébreux cela veut dire Elohîm dans le sang. Adam est le Nom de l'Homme, de l'Humanité, notre Nom à nous tous qui sommes les vivants. 

La Adamah est aussi bien la Terre première et vivante de notre Genèse que la Terre promise à l'Humanité. Ou, si on préfère le Cosmos ou la Materia Prima dont nous sommes faits de toute éternité, la Terre Mère, une et matricielle, féminine et inconnue, dans laquelle nous avons à renaître sans cesse.

La Adamah est encore notre âme vivante formée et informée au présent par le Verbe, l'Esprit ou le Nom de Celui qui est JE SUIS. 

La Adamah est l'âme vivante, la Terre céleste à laquelle la terre terrestre participe. 

Un autre Nom de notre âme est le Ciel. 

La Adamah est notre âme vivante, céleste, invisible et immortelle, elle est encore la chair de notre chair, la moelle de nos os que reconnaît Adam dans son Songe, dans son Coeur. 

La Adamah est le sang de la vie dont vivent les hommes, le sang dans lequel le Verbe, le Nom, l'Esprit de Vie s'incarnent. 

De la Vie nous recevons tous nos pouvoirs, tous nos dons. 
En premiers celui de nous éprouver vivants et celui de désirer nous connaître davantage nommés, appelés, désirés et aimés dans et par le Verbe de Vie pour parvenir à le recueillir, à lui dire Oui. 

Lui dire Oui comme Marie Lui a dit Oui et a reçu en elle la Vie qui se donne absolument par Amour.

Quand la Genèse dit que l'Homme travaillera la Terre elle parle de la Terre Sainte de notre âme - de la seule Terre sainte en vérité -  qui est notre Terre céleste, notre Ciel de lumière faits de chair et de sang accueillant l'Esprit. Notre âme redevenue vierge, bien aimée et aimante, désireuse d'épouser le Verbe, de se faire par Lui la Mère du Fils en l'Homme. C'est Elle que nous nommons Marie Mère de Dieu. C'est Elle notre devenir. 



Nativité. Gérard David



C'est en Elle que naît Celui qui est Je suis, c'est en elle que vient Jésus, c'est en elle que s'incarne le Fils que tu es, que je suis, que nous sommes, maintenant et pour les siècles des siècles, pour autant que nous le désirions. 

Ce que je vous souhaite chers amis en cette Fête de la Nativité 


jeudi 17 décembre 2015

Kandinsky et la signification de l'œuvre d'art

                                                             



Vassily Kandinsky. Composition X. 130 x 195 cm. 1939




On ne peut aborder la question de la signification de l'œuvre d'art que si l'on a répondu à une première question : celle de sa nature ou, comme nous le dirons, de son site. Il s'agit donc de savoir dans quelle dimension d'être se déploie l'objet esthétique, quel statut il convient de reconnaître à tout ce qui peut être le contenu de cette expérience spécifique qui est celle de l'art. Or, ce problème incontournable nous met en présence d'une aporie.

D'une part l'œuvre d'art est une réalité imaginaire. Nous nous rallions ici aux indications géniales données par Husserl au paragraphe 111. Dans la contemplation esthétique de la gravure de Dürer Le Chevalier, la Mort et le Diable nous ne sommes pas dirigés vers la plaque gravée non plus que vers les figurines qui apparaissent en traits noirs sur celle-ci, mais vers de toutes autres réalités qui sont les "réalités figurées", en portrait ou encore dépeintes et qui constituent justement, non plus la gravure en tant qu'objet du monde, mais l'objet-gravure en tant qu'œuvre d'art, sa réalité esthétique. Faisons donc cette distinction essentielle entre les éléments matériels qui servent de support à une œuvre d'art, qui appartiennent au monde réel de la perception, au même titre que toute autre chose réelle et, d'autre part, l'œuvre d'art en tant que telle, qui n'a plus son site dans le monde mais précisément hors de lui, en sorte que nous disons, en ce sens, qu'elle est un pur imaginaire.

Les tesselles d'une mosaïque, le bois ou le cuivre d'une gravure, la toile d'un tableau, les couleurs qui la recouvrent, font partie du monde qui nous entoure. Mais dans l'expérience esthétique (qu'elle soit celle du créateur ou du spectateur) ces éléments matériels ne servent qu'à figurer une réalité d'un autre ordre, la réalité représentée par le tableau, la gravure ou la mosaïque. On peut percevoir la toile du tableau, examiner son grain, ses craquelures, et c'est ce qu'on fait lorsqu'on veut la dater avec précision. Dans le cas d'une peinture sur bois on supposera qu'elle est flamande si c'est du chêne, française si c'est du noyer, italienne si c'est du sapin. Dès que commence la vision esthétique toutefois, dès que la toile ou le bois devient un tableau et pénètre dans la dimension propre de la peinture, ces éléments matériels sont neutralisés, n'étant plus perçus ni posés comme objets du monde, mais comme une entité qui n'a d'autre fonction que de produire la réalité représentée dans le tableau, laquelle est, elle aussi, neutralisée, n'appartenant pas plus au monde réel que les éléments qui la représentent, constituant avec eux une seule et nouvelle dimension d'être à l'intérieur de laquelle ils sont unis par des rapports de ressemblance et qui est la dimension ontologique de l'art.
De la différence entre celle-ci et le monde réel de la perception, nous ne donnerons qu'une preuve: un très petit espace réel sur la toile peut représenter dans le tableau un espace immense, comme celui des paysages qu'on découvre à travers la fenêtre de certains primitifs flamands. D'une manière générale, c'est le tableau tout entier qui peut être perçu comme une fenêtre, comme un trou dans le monde réel, trou ou fenêtre à travers lesquels le regard se trouve déporté dans un ailleurs radical. Dans la peinture classique la différence dont nous parlons entre réel et imaginaire, et l'ailleurs dans lequel elle a pour effet de nous jeter, trouve sa première expression dans le fait que le tableau est construit de telle façon qu'il provoque une illusion, celle d'un espace à trois dimensions ou, si l'on préfère, de la profondeur là où il n'y a cependant, dans le monde réel de la perception, que la surface plane d'un mur, du bois ou de la toile.
  Par ailleurs, toute œuvre esthétique se présente, faut-il le rappeler, comme une totalité et n'est intelligible que comme telle. Dans un tableau chaque couleur ne prend sa valeur qu'en fonction de toutes les autres, qu'elles lui soient contiguës ou qu'elles nouent avec elle, en un point éloigné ou opposé de la toile, quelque relation plus subtile. De même en est-il pour chaque forme, chaque volume : tout élément de ce qu'on appelle pour cette raison une composition est nécessaire à l'apparition de celle-ci et ainsi lui appartient en un sens rigoureux. Or, voici le point qui importe et qu'il convient de souligner : cette composition est une composition esthétique, les relations dont elle est faite, les éléments entre lesquels ces relations s'instituent, sont eux-mêmes de nature esthétique, ils se situent à l'intérieur de cette dimension d'irréalité principielle qui est celle de l'œuvre. Lorsque le peintre pose une couleur sur la toile, ce n'est pas elle qu'il examine, il voit la composition, il voit en elle ce qui correspond à ce trait ou à cette tache, bref son effet esthétique, lequel s'intègre à l'ensemble des effets, c'est-à-dire à ce Tout qu'est l'œuvre. Ainsi faut-il devant un Frans Hals reculer de quelques pas jusqu'à l'endroit où ces touches largement brossées se changeront brusquement en sang d'une joue ou, sur le visage de cet Officier de la Milice de Saint-Adrien qui se tourne lentement vers nous, en l'œil de la Vie qui nous regarde à travers le temps.


Vassily Kandinsky. Sans titre. 1924




La composition esthétique n'est donc pas cette sorte de palette de couleurs qu'est devenue la toile sous l'effet des coups de pinceau ou de couteau de l'artiste, mais elle n'est possible qu'à partir d'elle. Chaque élément plastique de la composition étant figuré à partir d'un élément matériel, il suppose l'existence de celui-ci. À la totalité plastique de la composition qui est l'œuvre elle-même correspond nécessairement une unité organique du substrat, à la ressemblance particulière qui s'établit chaque fois entre telle partie de la toile et son équivalent esthétique correspond la ressemblance globale de l'œuvre et de son support. Celui-ci se propose comme un continuum, il a une sorte d'unité. Ce n'est pas une unité interne, laquelle est seulement celle de l'œuvre, puisque la disposition matérielle des couleurs est déterminée par l'effet esthétique qu'elle produira. Pour cette raison, toutefois, cette disposition est nécessaire en l'état qui est le sien. C'est le continuum présenté par le substrat matériel de l'œuvre qui fait de lui l'analogon de celle-ci, ce à partir de quoi elle pourra surgir et se déployer dans la dimension d'existence qui est la sienne.
C'est la raison pour laquelle ce continuum doit être à tout prix préservé, rétabli et reconstitué lorsqu'il a été endommagé ou détruit. La restauration d'une œuvre d'art doit donc se faire en fonction de l'unité esthétique de l'œuvre et non pas du tout en tenant compte du support lui-même, en supprimant par exemple en celui-ci tout ce qui a été refait dans le passé pour ne conserver que les éléments ayant appartenu à l'œuvre originale. La restauration scientifique des œuvres d'art telle qu'on la pratique aujourd'hui en éliminant dans les fresques, par exemple, les parties reconstituées lors des restaurations antérieures, en les remplaçant par des espaces vides, c'est-à-dire par des traînées blanchâtres de ciment, aboutit en fait à leur destruction criminelle ainsi qu'on le voit en maints endroits comme à Daphni, dans les monastères serbes, à Arezzo, à Florence, etc. Cette restauration scientifique (utilisant des procédés comme le carbone 14) procède d'un matérialisme grossier qui méconnaît le statut véritable de l'œuvre d'art en tant que non-réelle, en tant qu'imaginaire pur.
                                               
À cette conception de l'œuvre d'art qui s'efforce de lui reconnaître, par une analyse phénomé nologique précise, un domaine d'existence spécifique, s'oppose cependant une autre qui a pour elle l'autorité d'un des plus grands artistes de notre temps, mais aussi la force de son évidence propre à savoir la thèse selon laquelle la dimension ontologique où se meut l'art est celle de la sensibilité. Considérons ces affirmations cruciales de Kandinsky: "C'est par la sensibilité seule que l'on parvient à atteindre le vrai dans l'art". Et encore: "L'art agissant sur la sensibilité, il ne peut agir que par la sensibilité". Ainsi les fameuses lois du beau, étant celles de la sensibilité, n'ont-elles que l'apparence de lois mathématiques, idéales et objectives. Lors même qu'on parviendrait à donner aux formes, et aux relations qu'entretiennent entre eux les éléments plastiques d'une composition, une formulation mathématique rigoureuse, celle-ci ne serait jamais que l'approximation idéale de proportions et d'équilibres qui jouent à l'intérieur de la sensibilité et qui trouvent en elle et dans ses lois propres leur possibilité, les exigences auxquelles ils répondent, leur ultime raison. Voilà pourquoi, comme le dit encore Kandinsky: "Balances et proportions ne se trouvent pas en dehors de l'artiste mais en lui".
Seulement, si l'art relève de la sensibilité, s'il puise en elle ses lois propres et les exigences auxquelles elles s'efforcent de trouver une réponse, l'œuvre d'art n'a-t-elle pas du même coup son site dans le monde réel, lequel est justement le monde sensible, un monde donné à la sensibilité et se définissant à partir d'elle, à partir de ses formes et de son contenu ? Ainsi nous trouvons-nous pris dans l'aporie qui veut que l'œuvre d'art appartienne au monde réel et ne lui appartienne pas. Avant de tenter de surmonter cette difficulté dont la solution nous permettra de comprendre la véritable nature de l'œuvre d'art en même temps que sa signification, relevons quelques unes des implications de la définition de l'art comme trouvant son essence dans la sensibilité et dans la dimension d'être qu'elle circonscrit.
Il convient pour cela d'en dire un peu plus sur la sensibilité elle-même et sur le monde dont elle est la condition. La sensibilité est l'Ouverture de ce monde, la transcendance en et par laquelle naît le premier Dehors, cet avant-plan de lumière qu'est tout monde en tant que tel. La sensibilité est l'Ek-stase de l'Être. C'est bien parce que cette transcendance habite chacun de nos sens qu'ils sont capables de se dépasser chaque fois vers ce qui constitue leur objet propre (le vu, l'entendu, le touché) et de l et de l'atteindre, dans et par ce procès de transcendance donc, et ainsi dans le Dimensional ek-statique où se montre à nous tout ce qui nous offre son visage, une face ou un aspect de son être, tout ce qui se donne en tant que l'ob-jet.
Or, la sensibilité n'épuise nullement son être dans cette pure relation à un monde considérée en tant que telle et comme se suffisant à soi-même, relation dont la phénoménalité se réduirait à celle de ce monde et à son surgissement. En toute relation de ce genre, en réalité, en toute affection par un étant quel qu'il soit, affection faisant de lui un ob-jet, règne le trait de l'affectivité, lequel n'est ni surajouté ni contingent, mais détermine au contraire la sensibilité comme son propre Fond et ce qui la rend ultimement possible. Ainsi notre attitude à l'égard des choses n'est-elle jamais réductible à un pur regard et à son déplacement insensible ou indifférent. Ce regard n'est jamais un simple voir, mais précisément un sentir, un sentir les choses, et cela parce que le voir qui nous ouvre à elles est d'abord et nécessairement un voir qui se sent lui-même voyant "sentimus nos videre", dit Descartes, qui s'éprouve et qui s'affecte lui-même avant d'être affecté par le monde, de telle manière que la phénoménalité propre de cette auto-affection originelle est l'affectivité elle-même comme telle.
Voilà pourquoi le monde est par essence un monde sensible, parce que la relation à l'objet, soit ultimement Ek-stase de l'Être où se fonde tout monde et la relation elle-même, s'auto-affecte dans sa transcendance même, en sorte que, sur le fond en elle de cette auto-affection qui la révèle originellement à elle-même, une telle relation est par nécessité une relation affective: une sensibilité. Voilà pourquoi Kant cherchant les conditions de toute expérience possible, c'est-à-dire pour lui de tout monde possible, commença son investigation par une Esthétique transcendantale, soit par l'analyse de la sensibilité. Sans doute cette analyse se déroule-t-elle sur un plan qui est encore celui de la factualité, elle rencontre la sensibilité à la naissance du monde sans comprendre véritablement la raison du caractère sensible de cette naissance. Cette raison est là pour nous: le monde est un monde sensible parce que la relation au monde est affective selon la possibilité la plus intérieure de son déploiement ek-statique.
Si nous supposons par conséquent que l'art a son lieu propre dans la sensibilité, qu'il consiste dans la mise en œuvre de ses pouvoirs, alors nous devons dire: l'art ne constitue nullement un domaine à part, réservé aux artistes, aux esthètes ou aux spécialistes, il se recouvre au contraire avec le monde lui-même, tout monde possible en général, pour autant que celui-ci est un monde sensible, prenant sa source dans la sensibilité et porté par elle. Ainsi le monde concret où vivent les hommes tombe-t-il entièrement sous les catégories de l'esthétique et n'est-il compréhensible que par elles. C'est un monde qui est beau ou qui est laid, nécessairement; s'il n'est ni l'un ni l'autre, c'est dans une sorte de neutralité qui n'est qu'une détermination esthétique parmi d'autres, un certain état de la sensibilité à laquelle ce monde est voué dans le principe.


Vassily Kandinsky. Courbe dominante. 1936


C'est un fait bien connu par ailleurs des historiens, des anthropologues, des ethnologues, etc., que toute forme de civilisation connue jusqu'à présent, à l'exception peut-être de la nôtre, porte en elle, comme l'une de ses activités principales, celle de l'art dont les productions sont souvent tout ce qui nous reste de ce passé bouleversant. Pourquoi en est-il ainsi, pourquoi toute culture inclut-elle en elle l'art comme une de ses dimensions essentielles? Parce que tout monde possible, et par conséquent le nôtre, est par nécessité un monde esthétique, parce que tout homme en tant qu'habitant de ce monde est potentiellement un artiste, celui en tout cas dont la sensibilité fonctionne comme la condition transcendantale de ce monde et de son surgissement. Un monde par essence esthétique, un art inhérent à toute culture, telles sont les deux premières implications de la thèse selon laquelle l'œuvre d'art relève de la sensibilité et lui appartient.
Que nous soyons dans l'aporie, on le voit à ceci que la définition de l'objet esthétique comme imaginaire pur entraîne au contraire cette conséquence tirée par Sartre de sa lecture de Husserl que le domaine de l'art étant étranger au monde réel de la perception, celui-ci n'est comme tel ni beau ni laid. Thèse difficile à soutenir, en particulier aujourd'hui. Nous vivons en effet à l'ère de la technique, laquelle ravage le monde de notre existence quotidienne, défigurant ses paysages, ses sites, ses villes, ses monuments légués par le passé, faisant surgir partout l'horrible et le hideux. Comment cette dévastation de l'univers dont nous sommes les témoins impuissants serait-elle possible si, en tant que sensible, cet univers n'était pas traversé, au moins de façon virtuelle, par des catégories esthétiques ?
Semblable évidence saute aux yeux dès qu'on s'interroge plus avant sur les raisons pour lesquelles la technique plonge notre monde dans cet abîme de laideur: parce qu'elle procède d'un savoir entièrement nouveau, apparu à l'époque de Galilée et dont les présuppositions et les décisions allaient bouleverser l'humanité de l'homme, faisant de celui-ci ce qu'il est aujourd'hui, l'homme européen, dont le modèle cependant s'impose à la terre entière. Afin de parvenir à une connaissance objective du monde, cette science galiléenne avait décidé de faire abstraction en lui de ses qualités sensibles, de la sensibilité elle-même, pour ne retenir, comme constitutives de sa réalité véritable, que les formes géométrisables des choses, leurs propriétés idéales susceptibles de se prêter à une détermination mathématique et comme telle rigoureuse la même pour tous, universellement valable, objective, scientifique, en lieu et place de ses apparitions sensibles, subjectives, individuelles et changeantes. En définissant de la sorte un monde-de-la-science comme le seul monde vrai et réel, elle n'hypostasiait pas seulement une abstraction pour autant que ce monde de la science renvoie nécessairement au monde réel sensible dont il n'est qu'une idéalisation et qui lui confère son seul sens possible elle éliminait encore tout ce par quoi ce monde est un monde esthétique. Organiser l'activité sociale à la lumière des possibilités infinies offertes par la science nouvelle, mettre en place et laisser fonctionner de tous côtés les dispositifs instrumentaux de la techno-science, c'était introduire dans le champ de la sensibilité des changements ne tenant plus aucun compte de celle-ci, de sa volonté et de ses lois : un univers par essence esthétique allait cesser d'obéir à des prescriptions esthétiques. Tel est le principe de la nouvelle barbarie propre à notre époque et dont la restauration scientifique d'œuvres d'art dont nous avons parlé est comme un cas-limite, l'exemple le plus significatif et le plus consternant.



La seconde aporie à laquelle conduit la thèse du statut imaginaire de l'œuvre d'art ne concerne plus le monde réel où nous vivons, mais l'œuvre d'art elle-même. Car si elle était un imaginaire pur et s'épuisait en lui, au même titre qu'une image quelconque, on chercherait en vain quel fondement attribuer à sa consistance interne, et par là nous entendons sa lisibilité, la rigoureuse détermination de ses parties en tant qu'éléments de la composition esthétique, éléments dont on a montré qu'ils sont eux-mêmes esthétiques. Ce qui caractérise l'image ordinaire, en effet, c'est que, soutenue à chaque instant par l'acte imageant de la conscience qui la pose et n'étant que le point-limite de cette activité, elle ne souffre en face d'elle aucune passivité du regard et s'effondre dès que s'interrompt l'acte conscientiel qui la crée. Je ne puis, dit Sartre, compter le nombre des colonnes du Panthéon dont je forme l'image.

Or, l'un des traits remarquables de l'œuvre d'art, c'est la clarté et la précision des détails (sur La Déposition de Fra Angelico à Saint-Marc, je peux précisément compter les personnages de l'avant-plan, le nombre des tours de l'enceinte, celui des maisons ou des édifices entraperçus au-dessus de la muraille, etc.), leur localisation rigoureuse, l'évidence et la force contraignante des relations internes de la composition, relations qui la font être proprement ce qu'elle est. Plus significative encore est la manière dont elle s'offre à nous, non pas en sa carence ontologique, tel le terme fragile d'une activité sans laquelle elle sombrerait tout aussitôt dans le néant, mais comme la massive imposition de ce qui détient, de par sa consistance propre, le pouvoir de nous placer vis-à-vis de lui dans la condition du spectateur, soit d'un être foncièrement passif à l'égard de ce qu'il lui est donné de contempler et dont il ressent en lui le pouvoir. C'est finalement de l'émotion de l'expérience esthétique, soit de cette force avec laquelle elle nous contraint mais que, dans le même temps, elle éveille en nous, c'est du pathos de cette force qu'il s'agit maintenant de rendre compte et, du même coup, d'écarter l'aporie qui nous occupe depuis le début.
Cette aporie consiste en ceci, rappelons-le, que l'œuvre d'art ne saurait se réduire à son support, c'est-à-dire à cette chose matérielle qu'est le bois, le cuivre, la toile et que, par rapport à eux, elle se situe dans un ailleurs qui, par opposition à ce monde réel de la perception, a été qualifié d'irréalité principielle et, en ce sens, d'imaginaire. Cette analyse est exacte et nous n'avons pas à revenir sur elle, mais seulement à préciser la nature de cet ailleurs et ainsi le site véritable de l'œuvre d'art pour que l'aporie soit levée. Que cette œuvre ne se situe jamais dans le monde, qu'elle ne se trouve pas vraiment là où se dis-pose son support là justement, devant nous, sur ce mur ne signifie pas qu'elle soit étrangère à la sensibilité, mais au contraire qu'elle puise son essence en elle, déployant son être là où la sensibilité déploie le sien, dans l'immanence où le voir s'éprouve lui-même en tant que voyant, où le sentir se sent lui-même avant de sentir quoi que ce soit d'autre et ainsi s'auto-affecte avant d'être affecté par l'ob-jet dans cette immanence radicale de l'affectivité absolue où il n'y a encore ni Dehors, ni monde hors de celui-ci par conséquent, loin de tout ce qui est là, dans un ailleurs que donne à sentir toute œuvre véritable et qui est identiquement l'ailleurs où elle se tient et où nous nous tenons nous-mêmes: ce que nous sommes.

C'est donc une analyse philosophique de la sensibilité qui nous permet de vaincre l'aporie. Que l'art appartienne à la sensibilité, que la substance de la chose esthétique soit la sensation la couleur pour la peinture, le son pour la musique, etc., cela nous contraint de préciser le statut de cette sensation qui va définir du même coup celui de l'œuvre elle-même. Or, malgré l'apparence, la sensation où s'enracine le monde sensible n'est cependant rien de ce monde. Nous disons que l'arbre est vert, que la rue est sonore, que la laideur nous fait souffrir. Mais dans les choses on ne trouve ni couleur, ni son, ni souffrance. Couleur, son, souffrance, il ne peut y avoir que sentis, éprouvés ou vécus, là donc où quelque chose se sent et s'éprouve soi-même de manière à pouvoir sentir et éprouver quoi que ce soit d'autre: dans l'essence préalablement déployée de l'auto-affection en tant que la subjectivité absolue, en tant que la Vie.


Vassily Kandinsky. Accord réciproque. 1942



Pour clarifier définitivement le site de l'œuvre, nous distinguons donc de façon rigoureuse ce que nous appellerons l'être-originel et l'être-constitué de la sensation, ou de l'impression. L'être originel de l'impression est son s'éprouver soi-même, l'auto-impression en laquelle elle se sent elle-même sans distance, dans un sentir primitif qui est son affectivité même. Ainsi est-ce toujours par la douleur que nous connaissons la douleur, par la couleur que nous connaissons la couleur, etc. L'impression originellement donnée à elle-même par son affectivité est cependant susceptible de nous être donnée une seconde fois par un regard, par une intentionnalité et cela se produit lorsqu'elle glisse au passé et que le premier écart du temps nous en sépare, qu'une "rétention" nous la pro-pose comme tout juste passée, quand elle apparaît dans le monde ensuite en tant que l'une de ses qualités sensibles : le vert de l'arbre, le bruit de la rue.
Il faut redire ici cependant que la qualité sensible de la chose réelle, objective, n'est possible que comme la pro-jection dans l'extériorité, par une intentionnalité constituante, de ce qui n'existe originellement qu'en son auto-affection et par elle. La qualité sensible en tant que propriété noématique de l'ob-jet est précisément l'être-constitué de la sensation, lequel renvoie à son être originel et le suppose. Mais parce que la qualité noématique, la couleur noématique par exemple, n'est que la représentation extérieure de ce qui n'existe en soi que dans l'intériorité de sa subjectivité, elle est un irréel, comme l'a reconnu avec profondeur Husserl, et avant lui Descartes. Ainsi s'éclaire brusquement devant nous l'irréalité principielle de l'œuvre d'art comme ne devant plus être pensée à partir de la réalité de son support matériel et dans son opposition à lui, mais au contraire à partir de la subjectivité entendue comme l'auto-affection de la vie. Irréelle, l'œuvre d'art l'est aussi longtemps que nous nous méprenons sur son lieu véritable, que nous la considérons dans son appartenance au monde, là où couleurs et formes se proposent comme des propriétés transcendantes, comme des caractères noématiques de l'objet d'un ob-jet qui, en tant que l'œuvre, se confond avec ce noème, avec ces couleurs et ces formes irréelles. Réelles, elles le sont là où toute couleur et toute forme a sa réalité originelle, où elles s'éprouvent elles-mêmes dans le pathos de leur subjectivité vivante.

De tous les grands créateurs et théoriciens de l'art, c'est Kandinsky qui nous permet d'aller le plus loin dans l'intelligence du statut de l'œuvre et ainsi de sa signification véritable. Son intuition décisive consiste justement dans la reconnaissance du site propre de l'œuvre d'art comme constituée par sa subjectivité, elle-même comprise comme le pouvoir de s'auto-impressionner, de s'éprouver soi-même, de "résonner" dit Kandinsky, de "vibrer". Une telle subjectivité n'est rien d'autre que la vie. Parce que la vie constitue à la fois la forme et le contenu de son affection originelle, elle est autonome, et c'est cette expérience pathétique primitive, dans sa suffisance intérieure, qui définit à la fois le site de l'œuvre et son contenu: L'élément intérieur de l'œuvre est son contenu. Or, c'est l'autonomie de ce contenu en tant que, dans son auto-affection immanente, il n'y a encore en lui rien d'autre que lui, ni dehors ni monde, que Kandinsky désigne sous le terme d'abstraction. Abstraction veut donc dire pour le maître du Bauhaus exactement le contraire de ce que nous entendons ordinairement par ce terme. Abstraire pour la tradition, en effet, c'est mettre à l'écart des éléments ou des caractères initialement immergés dans un tout, dans le Tout du monde, et cela afin de les considérer en eux-mêmes, de leur attribuer une valeur particulière. C'est de cette façon qu'on explique habituellement la genèse de la peinture abstraite et sa venue historique dans l'art moderne. Un travail effectué sur notre perception du monde extérieur et prenant ainsi son origine en lui aurait abouti à ne retenir de lui, ou du moins à privilégier, que la lumière, ou certaines impressions, ou des formes géométriques. Alors que l'abstraction kandinskienne implique la mise hors-jeu globale du monde, laquelle ne nous laisse pas pour autant en présence d'un néant, mais de ce que nous sommes en notre être le plus profond.


Vassily Kandinsky. Composition VIII. 1923




L'œuvre d'art pourtant n'est-elle pas constituée d'éléments, de formes, de couleurs, que nous apercevons dans le monde, que nous voyons devant nous, devant notre regard? Kandinsky appelle formes ces constituants extérieurs de l'œuvre et il en distingue deux: "La forme dessinée et la forme picturale". Or, ce sont ces éléments extérieurs de l'œuvre qui sont abstraits au sens ordinaire du mot, qui n'ont par eux-mêmes aucune suffisance d'être : ils ne subsistent jamais par leur propre force, livrés à eux-mêmes en quelque sorte. Où trouvent-ils donc la puissance qui leur confère l'être ? Dans la subjectivité précisément, dans la vie en laquelle toute couleur mais aussi toute forme s'auto-impressionne elle-même, résonne et vibre en elle-même, avant de se présenter dans l'extériorité sous l'aspect de cette couleur et de cette forme que nous croyons voir, mais que nous ne voyons en réalité que pour autant que nous ne cessons de les sentir en nous, là où elles se sentent et s'éprouvent elles-mêmes: dans la vie. Kandinsky appelle son, sonorité, résonance, ton, cette subjectivité invisible de la vie où l'impression, qu'elle soit celle de la couleur ou de la forme, puise son être originel.

Le caractère musical de ces métaphores ne doit pas nous égarer. Elles désignent purement et simplement la subjectivité absolue dont toute impression est originairement une modalité, laquelle sert chaque fois de fondement à sa constitution objective à son apparence noématique. Preuve en est le fait que ces termes sont habituellement associés à celui d'intériorité qui qualifie toujours chez Kandinsky le contenu originel et abstrait de l'art, à savoir précisément la vie. Et en effet il est toujours question de son intérieur, de sonorité intérieure, de résonance intérieure ou encore de tension vivante intrinsèque, tous éléments radicalement subjectifs qui composent ensemble, hors du monde, dans l'invisible de notre Nuit, à la fois le principe de notre être et celui de l'art. Il se trouve seulement que Kandinsky a décelé dans la musique ce dessein et cette capacité de reproduire immédiatement les déterminations cachées de l'Âme, reconnaissant ainsi en elle, dans son indifférence à toute réalité objective l'art le plus immatériel et il a assigné à la peinture le même but, celui de dire non plus le monde mais, comme la musique, le fond de l'Être et de la Vie. C'est en concevant sa tâche à l'image de ce qui a déjà été réalisé par la musique, et non pas du tout comme celle d'exprimer la musique (ce sera au contraire le propos d'un artiste comme Auguste von Briesen), que la peinture va conquérir sa signification métaphysique et proprement salvatrice pour la culture moderne et, pour cela, se faire à son tour, consciemment et délibérément, abstraite. ), que la peinture va conquérir sa signification métaphysique et proprement salvatrice pour la culture moderne et, pour cela, se faire à son tour, consciemment et délibérément, abstraite.
Si ce que nous venons de dire est vrai, alors nous comprenons la distinction cruciale établie par Kandinsky entre deux significations essentiellement différentes du concept d'élément pictural et par là il faut entendre les couleurs et les formes dont est faite toute peinture. D'une part, chacun de ces éléments, pris dans son immédiateté apparente, se présente comme un contenu objectif: ce point que nous voyons, cette ligne avec ses diverses variations possibles droite, courbe, brisée, etc. ces couleurs avec leurs dégradés et leurs nuances à l'infini. D'autre part cependant, l'analyse de ces éléments laisse apparaître ce fait déterminant que chacun d'eux, chaque sorte de point ou de ligne, chaque couleur, est lié à une impression subjective qui lui est propre et que Kandinsky appelle justement sa sonorité intérieure, sa valeur intérieure, sa sonorité profonde bref son contenu intérieur ou abstrait. Cette référence principielle de tout élément objectif à une détermination subjective spécifique nous met en présence à la fois des moyens et des buts de l'art, elle éclaire d'une façon saisissante ce que nous appelons le site de l'œuvre d'art en même temps que sa signification dernière.
L'art, pour le dire une première fois très rapidement, n'a d'autre but, d'autre signification que d'exprimer ces déterminations subjectives qui constituent le fond de notre être et peut-être de l'être lui-même, l'âme des choses et de l'univers s'il est vrai que toute entité, toute apparence objective a sa résonance intérieure et repose initialement en elle. C'est parce que cette dimension subjective de l'Être est identiquement l'essence de l'univers et le contenu abstrait, c'est-à-dire absolument réel, que l'art veut exprimer, que Kandinsky a pu parler à propos de celui-ci de profondeur cosmique et dire encore que la genèse d'une œuvre d'art est de caractère cosmique.
Peindre ce n'est donc nullement représenter naïvement un objet extérieur en se guidant sur lui comme sur une donnée préalable et visible, sur des propriétés qui lui appartiendraient véritablement et qui seraient lisibles sur lui: sa forme, sa couleur noématiques. C'est faire retour bien plutôt à cette réalité invisible qui est indissolublement celle du monde et de l'homme lui-même : c'est elle, en vérité, que l'art s'est assigné pour mission de représenter. Peindre dès lors, ce n'est plus se guider sur quelque modèle extérieur dont l'imitation d'ailleurs resterait privée de sens (puisque le modèle est toujours supérieur à sa copie), c'est choisir et le plus souvent inventer des éléments objectifs dont seul compte l'équivalent subjectif, dont la  résonance intérieure est justement la même que celle qu'on veut exprimer ; c'est construire, à l'aide de ces minima représentatifs que sont points, lignes, surfaces et autres éléments faussement appelés géométriques, à l'aide des couleurs aussi, une composition dont la vibration intérieure est le sentiment qui constitue son archétype en même temps que sa finalité exclusive. Mais si le contenu de l'art, son contenu abstrait, cosmique, nous devient intelligible, c'est la manière d'exprimer ce contenu, c'est la nature de cette expression qui reste à préciser. Nous savons ce que nous voulons, dit Kandinsky dans la Conférence de Cologne, bien plus souvent que nous ne découvrons comment le réaliser.
À cette question des moyens de l'art en l'occurrence de la peinture nous sommes cependant en mesure de fournir une réponse assurée. Si chaque élément objectif forme, couleur, considérées sous leur aspect extérieur s'accompagne d'une détermination subjective spécifique qui lui sert de support, ne convient-il pas de mettre en évidence ces tonalités définies qui marquent le retentissement en nous de chaque type d'objet, la manière incontournable et précise que nous avons de le vivre ? Et cette tâche elle-même est double. Il s'agit d'abord de faire apparaître ou plutôt éprouver cette tonalité intérieure dont l'activité quotidienne, engluée dans sa finalité exclusivement pratique, nous a fait perdre conscience. Il s'agit d'autre part, ces tonalités intérieures ayant été rendues à nouveau A sensibles, d'en dresser en quelque sorte l'inventaire tout en dégageant les lois de leurs combinaisons possibles. Les écrits théoriques de Kandinsky consistent justement dans l'étude systématique des tonalités subjectives en lesquelles couleurs et formes se donnent à nous, dans la reconnaissance de leurs relations, subjectives comme elles et qui constituent le fondement de toute œuvre d'art concevable œuvre que Kandinsky appelle de façon significative une composition.
 La mise en évidence de la tonalité subjective qui accompagne chaque élément objectif a donné lieu chez Kandinsky à des analyses admirables. Si l'on considère par exemple une lettre on voit qu'elle se propose comme une forme globale, laquelle a, en tant que telle, une sonorité propre, gaie ou triste. Elle comprend d'autre part différentes lignes orientées qui produisent à leur tour telle ou telle impression subjective. L'ensemble de ces impressions ou sonorités définit la vie intérieure de la lettre. Il s'ensuit que toute lettre produit un double effet: elle agit d'une part en tant que signe ayant une finalité propre et sert à cet égard à former des mots eux-mêmes porteurs d'une signification définie : c'est la finalité pratique, utilitaire, de la lettre, ce que Kandinsky nomme son effet extérieur. Or, il est possible de considérer la lettre en oubliant cet effet extérieur, cette fonction de signe. On s'aperçoit alors que la lettre est liée, de par sa forme pure, à un effet intérieur qui constitue sa signification proprement picturale et qui peut jouer d'une manière totalement indépendante de sa fonction utilitaire. Bien plus, c'est lorsque cette fonction utilitaire est perdue de vue que l'effet intérieur qui résulte de la seule forme de la lettre est ressenti dans toute sa force.
   Or, ce que nous venons de dire d'une simple lettre est vrai de tout élément extérieur quel qu'il soit. Une ligne par exemple sert dans la vie ordinaire à délimiter un objet et ainsi à le désigner. Mais si dans un tableau on l'affranchit de cette obligation de figurer un objet particulier, si elle ne représente plus aucune chose repérable, alors devient perceptible sa résonance purement intérieure, celle-ci reçoit, dit Kandinsky, sa pleine force intérieure. Pleine parce que cette résonance n'est plus affaiblie ou masquée par la signification utilitaire qui l'efface aussi longtemps qu'elle fonctionne comme le signe ou la représentation d'un objet. Force parce que, aperçue en elle-même et pour elle-même, une ligne manifeste en chacun de ses angles, de ses inflexions, de ses courbures, par chacun de ses changements de direction, l'effet sur elle d'une force qui, n'étant plus celle d'aucun processus objectif (lequel a disparu), n'existe plus en effet qu'en nous, en notre corps subjectif où toute force réelle a son siège effectif force que, pour cette raison, Kandinsky qualifie enfin d'intérieure.
Kandinsky a donné une démonstration saisissante de la réalité subjective de tout élément objectif à propos du mouvement. La puissance mystérieuse et magique de la subjectivité abyssale de l'Être se donne à sentir en nous dès qu'elle n'est plus recouverte et dissimulée par l'écheveau des relations objectives et pratiques qui composent le monde de la banalité quotidienne. Un mouvement simple, le plus simple qu'on puisse imaginer, et dont le but n'est pas connu, agit déjà par lui-même, il prend une importance mystérieuse, solennelle. Cette action dure aussi longtemps que l'on reste dans l'ignorance du but extérieur et pratique de ce mouvement. Il agit alors à la manière d'un son pur. N'importe quel travail simple, exécuté en commun (comme les préparatifs du levage d'un poids lourd) prend, si l'on n'en connaît pas la raison, une importance singulière et mystérieuse, dramatique, saisissante. Involontairement on s'arrête, frappé comme par une vision, la vision d'existences appartenant à un autre plan. Cette vision magique d'un autre monde qui n'est plus le monde mais comme son envers et sa face cachée, qui demeure toujours en deçà du spectacle et ne se montre jamais en lui  c'est précisément la vision à laquelle prétend l'art, ce qu'il nous donne à contempler ou plutôt, nous l'avons indiqué, à ressentir en nous comme cette réalité originelle qui est à la fois celle du cosmos et la nôtre.
La longue et minutieuse analyse des couleurs, qui occupe une bonne partie des écrits théoriques, a le même but que celle de la forme (à laquelle d'ailleurs la couleur elle-même appartient), celui de montrer que tout élément objectif et notamment la couleur noématique, ayant sa réalité originelle et son lieu de vibration (son auto-affection faisant d'elle une impression) dans la subjectivité, c dans la subjectivité, c'est en fonction de celle-ci, de sa résonance propre, que chaque couleur doit être choisie, c'est sa nécessité intérieure qui constitue la seule motivation possible de son intervention dans une peinture. Dans la Conférence de Cologne, Kandinsky raconte un souvenir significatif de ses années d'apprentissage: Souvent, dit-il, une tache d'un bleu limpide et d'une puissante résonance aperçue dans l'ombre d'un fourré me subjuguait si fort que je peignais tout un paysage uniquement pour fixer cette tache. C'est l'intensité avec laquelle il éprouve le retentissement subjectif de chaque couleur mais aussi de chaque forme qui conduisit Kandinsky à abandonner peu à peu le support objectif et ainsi l'idée même d'une peinture figurative, de façon à laisser le champ libre à la puissance de la couleur et de la forme abstraite pure, c'est-à-dire à la subjectivité de la vie.
 


Vassily Kandinsky. Intime message.1942


Si tel est le but de l'art arracher le contenu intérieur et abstrait des tonalités subjectives, à leur dissolution dans la perception objectiviste, les isoler au contraire, les abstraire pour les rendre à la puissance de leur retentissement originel est un problème, dans la mesure où ces résonances intérieures ne sont précisément jamais isolées pas plus d'ailleurs que les éléments objectifs formes et couleurs noématiques qui vont leur correspondre dans le tableau. C'est donc seulement sur un plan théorique qu'on peut considérer à part chaque élément aussi bien dans l'extériorité de sa forme graphique ou picturale que dans l'intériorité de sa force subjective. Dans le contexte concret de l'œuvre au contraire cet isolement de l'élément n'existe plus, sa tonalité particulière n'est donc plus saisissable directement. Il convient alors, pour l'éprouver en elle-même, de modifier sa position, de faire jouer son entourage. Ainsi, lorsque pour suivre toujours Kandinsky, on considère un point situé au centre du Plan Originel (c'est-à-dire de la feuille de papier, de la toile), c'est seulement en déplaçant ce point vers l'un des côtés du Plan que l'on parviendra à percevoir et sa résonance propre et la résonance latente et mystérieuse du Plan Originel lui-même, l'une et l'autre jusque-là confondues et, celle du Plan notamment, méconnues.
Les difficultés relatives à la saisie de la tonalité subjective des éléments isolés ne constituent rien d'autre, toutefois, que les principes mêmes de la composition kandinskienne. Il suffit de multiplier les éléments et leurs relations possibles pour ouvrir le champ infini de l'invention plastique abstraite. Ces éléments sont au nombre de trois : la forme, la couleur, l'objet (à quoi on pourrait ajouter le Plan). Puisque chacun de ces éléments exerce, en raison de sa valeur subjective, une action sur nous, il importe que l'artiste, se substituant proprement à la Nature, mette en œuvre consciemment ces trois facteurs et combine leurs effets, c'est-à-dire l'ensemble des tonalités affectives qu'ils suscitent en nous, pour construire l'œuvre conforme à la Nécessité Intérieure, à ce qu'on pourrait appeler la composition originelle en nous de ces diverses tonalités, composition qui est à la fois la cause et le résultat de la composition plastique : un état de la Force et du pathos de la Vie en nous. En partant de cet état, c'est-à-dire des tonalités subjectives des éléments objectifs, l'artiste abstrait dispose ceux-ci selon des principes, des critères, des directions qui ne sont rien d'autre, en fin de compte, que les pulsions les plus profondes de son Âme et de son Désir.


Corps subjectif de Vassily Kandinsky. Robert Empain. 250 x 320 cm. 2005


La signification de l'œuvre d'art, c'est d'exprimer cette Âme qui est donc, en même temps que celle de chacun, l'âme de l'univers, s'il est vrai qu'à chaque élément de ce dernier, à chaque détermination objective correspond une détermination pathétique, en sorte que le monde est la totalité de ces tonalités subjectives par lesquelles il existe réellement en nous. Comme le dit Kandinsky: Le monde est rempli de résonances. Il constitue un cosmos d'êtres exerçant une action spirituelle. La matière morte est un esprit vivant .
Que ce soit là la signification universelle de l'œuvre d'art, et pas seulement celle de la peinture abstraite, cela résulte de ce que celle-ci n'a été prise qu'à titre d'exemple, que la théorie de la peinture abstraite que nous avons esquissée avec l'aide de Kandinsky est en réalité une théorie de toute peinture possible. Si l'on considère un tableau classique représentant une scène religieuse comme une adoration des mages, une déposition, etc., on voit bien que les formes (par exemple l'angle sous lequel sont présentés les personnages) et les couleurs (par exemple des vêtements) et les couleurs (par exemple des vêtements) n'ont aucun modèle objectif et sont choisies uniquement en fonction de leur pouvoir expressif, c'est-à-dire de la tonalité subjective à laquelle chacune de ces formes ou de ces couleurs est liée par principe. Ainsi la peinture classique n'est-elle figurative qu'en apparence. Une peinture réellement figurative, c'est-à-dire dont le principe de construction serait la reproduction pure et simple d'éléments extérieurs, avec leur résonance intérieure ordinaire c'est-à-dire extrêmement faible comme cela est arrivé à certaines époques ou dans certaines écoles, s'effondrerait dans l'insignifiance.

Une dernière remarque pour souligner le dynamisme et le caractère bienfaisant de l'art et nous rappeler aussi, malheureusement, comment les sociétés qui, comme la nôtre, se coupent de lui et de la culture en général, se trouvent menacées de ruine, de cette dégénérescence qu'on appelle la barbarie. L'art en effet n'a pas pour but d'exprimer un état subjectif entendu comme un état de fait, un état de chose, et c'est en ce sens que Kandinsky a pu dire : «Je ne peins pas des états d'âme» . L'art peint la vie, c'est-à-dire une puissance d'accroissement, car la vie en tant que subjectivité, c'est-à-dire en tant que s'éprouver soi-même, est justement le pouvoir de parvenir en soi et ainsi de s'accroître de soi à chaque instant. C'est la raison pour laquelle chaque œil veut voir davantage et chaque force se gonfler d'elle-même, devenir plus efficiente et plus forte. L'art est la tentative sans cesse reprise de porter chacun des pouvoirs de la vie à son plus haut degré d'intensité et ainsi de plaisir, il est la réponse donnée par la vie à son essence la plus intime et au vouloir qui l'habite à son désir de surpassement.

Texte de cet article : Michel Henry
Illustrations : oeuvres de Vassily Kandinsky et Robert Empain 


vendredi 4 décembre 2015

Le pèlerin infini


 Grâce à toi Jean-Yves Leloup


Jean-Yves Leloup est philosophe, écrivain, théologien, prêtre orthodoxe et Fondateur de l’Institut pour la rencontre et l’étude des civilisations et du Collège international des thérapeutes.  Il a publié de nombreux ouvrages chez Albin Michel, dont Un obscur et lumineux silence, la Théologie mystique de Denys l’Aréopagite, L’assise et la marche, Écrits sur l’hésychasme, Paroles du mont Athos, L’Enracinement et l’ouverture, Manque et plénitude, Prendre soin de l’Être, l‘Absurde et la Grâce, Un art de l’attention etc. Il a donné des traductions et des interprétations innovantes de l’évangile, des Épitres et de l’apocalypse de Jean, ainsi que des évangiles considérés comme apocryphes : Philippe, Marie, Thomas. Ses livres consacrés à Marie-Madeleine nous ont éclairé sur cette femme plurielle et admirable à laquelle nous avons dédié l'exposition Noûs en 2015. Marie Madeleine est à la fois une femme réelle, disciple, apôtre et amie de Jésus, la femme en l'Humanité et notre âme féminine, celle qui en chacun se révèle par l'amour et s'élève par l’esprit vers l'Amour en Personne, faisant don d'elle-même à Celui qui de toute éternité nous a aimés le premier. Marie Madeleine incarne notre humanité accomplie lorsque  le chemin qui mène de l'existence à la Vie est parcouru. Je publie ici une belle méditation de J.Y. Leloup sur ce chemin du pèlerinage intérieur et infini, illustrée par quelques dessins et peintures qui ont accompagné le mien. 



Pèlerin à l'écoute. Huile sur papier. 14 x 40 cm. 1993



Ultreia : le sens de la marche
Des sommets du mont Kailash aux dunes du désert, de pèlerinages en marches méditatives sur les lieux saints des différentes traditions religieuses, Jean-Yves Leloup a développé une profonde réflexion sur le voyage intérieur comme sens ultime du voyage extérieur. Prêtre orthodoxe, auteur prolixe, il a publié de nombreux ouvrages chez Albin Michel (Paris), dont : Introduction aux « vrais philosophes ››, Les Pères grecs, un continent oublie de la pensée occidentale (1998), L’assise et la marche (2011), L’Apocalypse de Jean (2011).

« Allons chapeau, capote, les deux poings dans les poches et sortons. En avant, route ! ›› proclame Arthur Rimbaud. N’est-ce pas une manière de dire que tout être humain a, d’une certaine manière, des « semelles de vent » ?

Le poète nous renvoie à notre « essence pèlerine ››, à notre identité d’homo viator.

L’être humain est un chemin, en chemin. Il n’est pas seulement un être, mais un devenir. Les textes sacrés de toutes les traditions et la Bible ne cessent de nous le rappeler. Lorsqu’on demanda à un vieux sage taoïste : - Qu’est-ce que le Tao? , il répondit : - Va! C’est exactement ce que Yeshoua, Jésus, répète à celles et ceux qu’il rencontre et guérit. Dans la Genèse, YHWH dit à Abraham : “Quitte ton pays, ta parenté et va vers toi même 2 ”.

Sans oublier les Béatitudes, dans la traduction dynamisante de Chouraqui : “ En marche les pauvres, les humbles, les doux, les affamés et assoiffés de justice…”

Jésus, dans l’Évangile, est Celui qui nous invite à nous redresser, à nous remettre en marche en nous re-liant à ce qu’il y a de meilleur en nous-mêmes, quels que soient les pesanteurs et les obstacles qui entravent le chemin. Naître, c’est entendre et faire résonner dans ses profondeurs l’appel du Vivant : “Lève-toi et marche !” Vivre, c’est – comme pour le personnage des Récits d’un pèlerin russe 3 - accomplir cette marche et en découvrir le sens. Ce Va ! ne consiste pas à aller quelque part, mais à entrer dans le mouvement même de la Vie qui se donne.

Ce voyage est toujours, d’une manière ou d’une autre, un retour d’exil, une marche vers la demeure – parfois oubliée, ignorée ou reniée – du Réel souverain. Il ne s’agit pas d’un voyage vers un ailleurs, un autre monde ou un outre-monde. Car le Réel souverain, qu’on peut appeler Dieu, n’est pas ailleurs que partout. Dieu est caché dans toutes les réalités d’ordre sensible, affectif, intelligible ou encore spirituel qui le manifestent et où il s’incarne. Il est inaccessible dans son essence, mais on peut le connaître dans ses énergies.

Il est l’Être « qui était, qui est, qui vient », comme le dit le livre de l’Apocalypse. Il est le Souffle conscient qui jaillit de cet espace ineffable d’où naît l’inspir et où retourne l’expir, cet espace sans limites qu’il nous est donné parfois de goûter quand tout est silence en nous…

Le Réel est un, mais les chemins pour le connaître sont multiples.

Il y a des chemins de terre – promise ou non -, des chemins de mer semés de tempêtes et d’îles aux trésors incertains, des chemins du ciel avec des ascensions et des chutes, des chemins de feu où le voyageur est consumé sur place ou renaît de ses cendres…

Figures archétypales du voyageur

Une multitude de chemins, mais aussi de manières de voyager. Vous distinguez entre le touriste, le randonneur et le pèlerin… Le touriste, dites-vous, « marche vers quelque chose qui achève sa marche ››…

Marcher comme un touriste, c’est marcher sur l’écorce de la terre, dans l’extériorité. À vrai dire, le touriste ne « marche ›› pas sur la terre, il la court, la piétine, la consomme. Il ne prend pas le temps de la contempler. À peine arrivé quelque part, il demande : « Où serons-nous demain? ›› L’ego est aux commandes, lourd des mémoires et des masques auxquels il s’identifie. Le touriste est un chasseur à la recherche d’une proie, d’un objet à saisir. Il ne supporte pas de revenir bredouille de son voyage : les valises doivent être pleines de souvenirs, d’images, d’impressions sonores et colorées. Sinon, à quoi bon voyager? Il s’agit de « faire ›› telle ou telle contrée, de voir X monuments, de manger des kilomètres. Deux principes dominent : l’accumulation et la recherche de nouveautés, nécessaires pour réintensifier en permanence le plaisir qui a tendance à s’épuiser en se répétant. Au bout du compte, ni le corps ni l’âme ne reviennent changés. Car tout est conditionné : l’air, la pensée, la nourriture, la culture… En revanche, le tourisme transforme tout – paysages, sites, églises… – en marchandise. Des lieux qui étaient de célébration et d’adoration deviennent des lieux payants et des musées.

Le randonneur, lui, marche vers “le marcher” et le plaisir qu’il lui procure …

Il ne surfe pas sur l’écorce du monde, il entre dans la sève. L’important n’est pas de faire tel ou tel pays – sacré, exotique ou extraordinaire – ni de se faire photographier devant tel monument, mais de goûter la vie, d’éprouver la marche, de pénétrer dans le mouvement même de l’univers. Le randonneur ne cherche plus un objet – monument, paysage, corps tropical ou plat étranger – à consommer et à ramener.

Il marche pour le plaisir de marcher, il voit pour le plaisir de voir, il rencontre l’autre pour le plaisir de la rencontre. L’expérience du voyage compte plus que la destination, le lieu et le contenu. Du coup, à un moment, un déconditionnement s’opère, une dimension contemplative émerge. Si le moteur du touriste est l’ego, celui du randonneur est le moi. Celui-ci commence à sortir de l’artifice et du faux pour éprouver son humanité dans un début de profondeur. Il quitte son milieu social pour découvrir d’autres valeurs, plus intimes. Il fait un premier pas vers lui-même, vers une identité plus personnelle, plus authentique.

Le pèlerin, quant à lui, marche vers le marcheur qu’il est et Celui qui marche en lui…


Pèlerin. Aquarelle. 1999



Il ne marche pas vers un site particulier – sacré ou non – pour affirmer j’y étais ! Il n’est pas non plus à la recherche d’une émotion particulière. Non, il va sans cesse vers lui -même. Si le touriste marche sur l’écorce, le randonneur dans la sève, le pèlerin est dans le Souffle qui anime toute la création. Le Souffle est le mouvement même de la Vie qui se donne, qui informe la sève et nourrit l’écorce de l’arbre. Le moteur du pèlerin n est pas l’ ego ou le moi, mais le « Je suis », libéré de toutes les fausses identités et désencombré de toutes les valises – extérieures et intérieures – qui l’alourdissent. Sa destination est l’Être qui le fait être, devenir ce qu’il est et qui est plus grand et autre que lui-même.

Voyager comme un pèlerin, c’est entrer dans une peregrinatio perennis 4. Celle-ci n’est pas la course épuisante et sans fin du touriste qui veut rentabiliser son voyage en sautillant d’un objet extérieur de désir a un autre, mais la marche consciente d’un Sujet désirant.

Il s’agit simplement de laisser être et devenir ce qui est, de s’ouvrir au Souffle qui fait battre notre cœur, de nous rendre présents à la Présence qui nous porte, parfois nous inspire et allège notre marche. Cette Présence nous comble et nous creuse à la fois : “C’est un mouvement et c’est un repos ”, affirme l’Evangile de Thomas 5.

En même temps, dans son sens concret et spécifique, le pèlerinage obéit à des codes. Il suppose une destination, conduit à des lieux dits.  Saints comme Compostelle, La Mecque, le mont Kailash, Rome, Jérusalem.

Au sens strict et habituel du terme, le pèlerinage religieux est effectivement le voyage de croyants vers un lieu considéré comme saint ou sacré, pour y présenter leurs suppliques ou leurs offrandes, dans un contexte propice ou préparé à cette fin. Il s’accomplit souvent dans une communauté, où les pèlerins peuvent se reconnaître comme partageant une même foi ou une même dévotion. La visite du lieu saint ou la rencontre du maître sont précédées par des étapes; elles supposent des bénédictions, des rites de purification dont la marche participe.

Au Moyen Âge, par exemple, un pèlerinage était souvent prescrit en pénitence aux fidèles. Une pénitence, c’est le retour de ce qui est contraire à la nature vers ce qui lui est propre. Il s’agit donc vraiment – à travers la marche et le dépouillement qu’elle implique – d’un retour vers soi-même, vers l`Être que l’on a oublié. Là, on retrouve le sens profond, intérieur, du pèlerinage. Sa destination n’est pas un lieu extérieur précis, mais Dieu lui-même, qui habite dans le coeur de l’homme purifié. C’est autour de lui, de son axe en nous – symbolisé par la Ka’aba, le temple de Jérusalem ou la montagne d’Arunachala – que nous devons faire la circumambulation rituelle. Chaque tour est censé nous rapprocher du Centre ou de la Source.

Le touriste, le randonneur et le pèlerin représentent des figures archétypales du voyageur. J’ai l’impression que, dans réalité, ils se mélangent. Ne sommes-nous pas souvent un peu les trois ? Nombre de pèlerinages sont devenus des affaires commerciales et beaucoup de soi-disant pèlerins sont plutôt des randonneurs, voire de simples touristes…

Ce n’est pas pour rien que, parmi les animaux qui portent le nom de pèlerin, il existe des faucons, des requins et des criquets ! Le fait de marcher vers un lieu saint ou sacré ne suffit pas à faire de nous des pèlerins. Car on peut être consommateur des choses de l’Esprit comme des biens de la terre. On peut être en quête d’extases et d’expériences fortes comme de produits de jouissance convoités. S’il convient de bien les distinguer, il ne faut pas opposer les différentes manières de voyager et de marcher. Elles sont effectivement des archétypes entre lesquels nous ne cessons pas de circuler. Mais que nous soyons touristes, randonneurs ou pèlerins, la même terre sainte est sous nos pas.

Être orienté et centré

Cette classification à la vertu de fournir des repères, de nous rappeler, comme l’écrit Novalis, que “le chemin mystérieux va vers l’intérieur”. L’essence du voyage est la quête de notre être profond. Cela suppose d’être orienté…

On dit de saint Bernard qu’il avait le visage “tourné vers Jérusalem”.

Il faut entendre ici non seulement la cité terrestre, mais la Jérusalem céleste. Car au-delà de l’orientation physique de la marche, l’essentiel est notre orientation intérieure. Une vie « orientée ››, c’est une vie qui n’a pas perdu le goût de son Orient et qui veille chaque jour à la naissance de son soleil intérieur. Le voyage, le pèlerinage ne prend son sens qu’à partir du moment où c’est cette lumière intérieure qui nous guide. C’est pourquoi tout voyageur a – comme les Rois mages – besoin d’une étoile pour éclairer sa route. On touche là au sens ultime du chemin de Compostelle, qui est littéralement l’étoile (stella) qui jaillit du compost. Nous avons à découvrir l’étoile au cœur de notre être mortel, avec toutes les couches de mémoire, d’échec, de culpabilité, de souffrance qui y fermentent. Cette étoile est la boussole qui nous aide à garder le cap et ne pas perdre notre Orient.

Etre orienté, c’est être centré…

L’écrivaine voyageuse suisse Ella Maillart aimait citer cette phrase du philosophe américain Ralph Waldo Emerson: “Le héros est celui qui est immuablement centré.” Sans centre, notre vie n’a pas de sens. Elle finit par se disperser et se perdre dans la multitude de nos élans et de nos désirs. La clé de la marche et du voyage – comme d’ailleurs de toute chose dans notre existence – est de demeurer centré, de garder une « assise ››. Cela signifie se tenir dans le cœur. Cela change tout, notre regard, notre façon d’être. C’est ce qui nous permet d’être là, entièrement, dans une présence à l’ici et maintenant qui est le lieu même de la paix: hésychia pour les Grecs, shalom pour les Juifs, shanti pour les Indiens…

Une paix liée à une plénitude d’être, qui provient elle-même de l’ouverture au souffle de l’Esprit…

Tous les grands voyageurs et marcheurs en font l’expérience : le chemin a la fois nous vide et nous remplit. Il nous vide de notre remplit moi pour laisser la place à un autre moi qui, lavé et allégé par la route, peut alors se poser, se reposer. Quand on marche, on réspire la poussière du chemin, qui se colle sur le visage, la peau, les vêtements… En même temps, au cœur de cette poussière, il nous arrive de découvrir la lumière. Soudain, le flux de nos pensées se tarit. On cesse de penser ce qui est pour être avec Celui qui est. On saisit alors que la marche a pour sens de connaître la béatitude de cet instant où le corps et la pensée, le vouloir et le désir entrent en repos. Nous découvrons par là même notre vraie identité: nous sommes fils et filles du Souffle, enfants de Celui qui inspire et expire travers nous.

D’ou l’importance de la prière dans la marche. L’invocation continuelle du nom de Jésus-Christ rythme le pas du pèlerin russe, se colle au mouvement de son souffle…

La prière et la méditation sont des instruments précieux pour nous garder centrés et orientés. Car on peut marcher et voyager en étant complètement distrait, agréablement d`ailleurs, par toutes les merveilles du monde. La prière nous permet d’être reliés à la source de notre être et de toutes ces beautés. Je me souviens toujours de ce dialogue dans Zorba le Grec, du grand écrivain grec Nikos Kazantzákis : « Pourquoi as-tu les yeux fermés ? Regarde comme c’est beau, grand, magnifique…- Toi tu regardes les choses que Dieu a faites, et moi je regarde Celui qui les a créées. » La prière, c’est ce qui nous permet de voir les deux. Je regarde ce qui est et je bénis Celui qui fait être tout ce qui est. Je vois le visible et l’invisible. C’est exactement l’expérience du pèlerin russe. Quand il contemple le monde transfiguré, il perçoit les choses telles qu’elles sont : la lumière au tréfonds de la matière, l’Être au cœur des êtres, le Réel au centre des réalités, Dieu présent avec ses énergies.

A ce moment là nous ne consommons pas seulement le paysage que nous traversons C’est le paysage qui nous traverse dans une expérience d’unité…

Il vient à nous même si nous ne l’attendrons pas. Mais encore faut-il l’accueillir donc s’y ouvrir. C’est pour cela que le grand commandement adressé au pèlerin – comme à toute l’humanité -, c’est shema : écoute ! Avec tes pieds, tes yeux, tout ton corps. Ecoute et entends la Vie la grande Vie qui marche vers toi et en toi L’écoute espace où tout ce qui est peut arriver sans que rien ne sort fixé ni retenu. À cet égard l’abandon est encore plus important que l’attention. Car quand on fait trop attention à tout ce que l’on voit, on n’avance plus. Cela ne veut pas dire qu’il faille marcher sans attention. Au contraire il faut garder les yeux grands ouverts, mais sans fixation. En marchant notre être s’ouvre, les portes de la perception se nettoient Le paysage vient à nous et nous y entrons. Nous devenons le paysage car il s’est installé en nous. Nous ne sommes plus séparés de l’univers.

Cette expérience d’unité nous est donnée dans des moments de grâce qui ne durent pas. Car très vite, le moulin du mental redémarre. L’ancrage durable de l’être dans la paix et la plénitude suppose une ascèse, du temps, une certaine lenteur… C’est précisément le problème du touriste : il veut tout, tout de suite, sans effort. Il prend des raccourcis car il n’a pas de temps à perdre.

Combien de temps faut-il marcher avant que l’esprit se calme? Le temps effectivement est très important. Il faut du temps pour s’ouvrir écouter l’Eternel entrer dans l’au-delà du temps. Pour atteindre le sommet d une montagne on peut soit l’escalader à pied soit prendre un téléphérique. Dans ce dernier cas, on arrive au sommet et on a un flash magnifique. Mais ce que l’on voit, en réalité, est très différent de ce que peut voir celui qui est monté pas à pas. Car la marche a nettoyé ses yeux, l’effort de l’ascension a approfondi son souffle, le temps a creusé en lui l’écoute et la vision.

Le voyage, en ce sens, est aussi un apprentissage de nos limites et de l’humilité. Nicolas Bouvier écrit : « Privé de son cadre habituel, dépouillé de ses habitudes comme d’un volumineux emballage le voyageur se trouve ramené à de plus humbles proportions6 ››.

Humanité et humilité sont deux mots qui proviennent de la même racine l’humus. Si le voyage bien compris est ultimement la voie d’accès au ciel qui est en nous il est aussi l’apprentissage que nous sommes de la terre dans tous les sens du mot. L’énergie du chemin nous vient de l’Esprit quand nous nous ouvrons à lui, mais aussi de la terre, notre terre mère. Le voyage et la marche peuvent nous apprendre mais en route on fait l’expèrience de la finitude.

L’infini du Réel souverain ne peut pas se déployer sans l’humilité. C’est quand l’ego s’efface que tout enfin est là. L’ouverture de notre être à plus grand que lui est essentielle et le voyage a justement pour sens de la susciter. Il s’agit de découvrir, cet espace, l’« ouvert ›› que nous sommes. Pour y parvenir et demeurer dans cette ouverture la voie la plus simple est d’admirer et d’aimer. L amour est un trésor qui augmente à mesure qu’on le dépense. C’est le « second souffle ›› qui parfois nous est donne au cœur même de l’épuisement et qui nous permet d’atteindre le sommet de la montagne.

Ultreia toujours un pas de plus

Avoir une boussole n’empêche pas de se perdre. D ailleurs n’est-il pas parfois nécessaire de s’égarer un temps pour se trouver ? La quête dont vous parlez ne suppose-t-elle pas de sortir des sentiers battus ?

Il ne s’agit ni de suivre un itinéraire tracé d’avance ni d’être dans un état d’errance. L itinéraire – dont les voyages organisés sont le symbole -, c’est le connu, le balisé, le programme. Le sage taoïste Lao Tseu nous rappelle qu’on peut faire le tour de la terre sans avoir fait un seul pas en dehors de soi-même. Autrement dit, on peut promener partout avec soi le même regard, les mêmes projections, et ne rien voir. À suivre de trop près les indications des guides de voyage – comme des guides spirituels d’ailleurs ! -, on risque de passer à côté d’un paysage, d’un trésor, d’une lumière qui nous étaient destinés…

L’errance, c’est quand nous confondons le cœur boussole et le cœur girouette, toujours prêt à tourner dans tous les sens selon les pensées qui agitent le mental et les émotions qui chamboulent notre être. En ce sens, la voix intérieure que nous écoutons n’est pas toujours l’appel de l’Être qui vient de la profondeur et qui indique la bonne direction à prendre. Elle est aussi parfois l’écho des voix multiples, de la multitude des désirs qui nous assaillent et nous désorientent.

Un discernement est donc nécessaire. Mais, de nouveau, ne dramatisons pas ! Car nous avons le droit à l’erreur. “Va où ton cœur te mène” : dit le Qohelet. Or, aller où notre cœur nous mène est un risque qui peut nous conduire dans des impasses, sur des chemins qui ne conduisent nulle part. Mais en même temps, si nous faisons fausse route, si nous nous trompons de chemin, nous pouvons à chaque instant le reconnaître, revenir sur nos pas et retourner vers le « droit chemin ››. Peut-être même faut-il faire l’expérience de l’erreur et de l’errance pour avancer. Peut-être faut-il tomber pour pouvoir se relever. La chute est un apprentissage, elle nous appelle au redressement. Le chemin n’est-il pas en permanence celui du retour à la Source, le passage du « moi » perdu au « je suis ›› retrouvé ? De fait, c’est ma conviction, on ne regrettera jamais d’avoir suivi la voix de son propre cœur, même si cette voie est douloureuse ou conduit dans un cul-de-sac.

Certains soulignent l’importance d’avoir un guide, une personne plus avancée sur la voie qui a l’expérience de la haute montagne et de la jungle. En même temps le risque existe que le guide – consciemment ou non – nous impose des chemins balisés, nous enferme dans des voies rebattues et qui ne sont pas les nôtres.

L’enseignement de la Bhagavad-Gîtâ est très clair : “Mieux vaut mourir dans sa propre loi que sous la loi d’autrui.” Autrement dit, mieux vaut suivre, même imparfaitement, sa propre voie et la voix qui parle de l’intérieur – au risque de se tromper – que d’écouter, même parfaitement, la voix d’un autre. Si la boussole nous dit autre chose que la pancarte – la loi extérieure -, il importe de la suivre, même si elle s’affole. Car alors on est un avec soi-même. On peut se tromper, mais on ne peut plus se mentir.

Le rôle du père ou du guide spirituel n’est pas de nous dire où nous devons aller, mais de nous aider à trouver notre boussole intérieure, donc à discerner qui parle à travers la multitude des voix qui résonnent en nous : l’Esprit saint ou la conscience de l’ego encombrée de projections et de fausses croyances ? Sa mission est de nous apprendre à faire un pas de plus, à ne pas nous culpabiliser par rapport à nos erreurs et échecs, mais à les assumer pour les transformer et aller plus loin. Le guide extérieur n’a de sens qu’en tant qu’écho et accoucheur du maître intérieur. Une fois que ce dernier a été trouvé, le premier doit s’effacer. C’est le message de Jésus à ses disciples : il faut que je m’en aille, sinon le Paraclet (= Esprit saint) ne pourra pas venir.

Faire un pas de plus…

C’est la grande parole des pèlerins de Compostelle : Ultreïa ! Outre, toujours un pas de plus. C’est peut-être la meilleure définition de la spiritualité et du voyage : faire un pas de plus à partir du lieu où l’on est, que ce lieu soit physique, psychique, spirituel. Dans le voyage, on est par définition appelé à faire un pas de plus, à aller au-delà du connu. Sur tous les plans. Sensoriel : on va rencontrer d’autres cuisines, d’autres saveurs, d’autres odeurs. Psychologique : on son de chez soi pour aller à la rencontre d’autres milieux, d’autres religions, d`autres systèmes de valeurs. On entre dans un temple hindou, et on découvre d’autres manières de célébrer l’Unique. Voyager, c’est traverser les frontières extérieures et intérieures, en particulier celles du moi avec son paquet de mémoires (génétiques, sociales, éducatives, religieuses) qui nous conditionnent et nous limitent. C’est apprendre à respirer dans d’autres « climats ››, au sens non seulement météorologique, mais aussi corporel, culturel, spirituel. C’est le sens de cette grande parole de Dieu à Abraham : « Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père… ›› Pour aller de l’avant, celui qui marche et voyage doit quitter le connu, ce à quoi il est attaché et qui l’attache: tous les concepts, images, croyances, représentations qu’il trimballe comme autant de lourds bagages.



Pèlerin céleste. Aquarelle. Carnet de doubles. 2000




L’important dans ultreïa, c’est le toujours. Le voyage est sans fin…

Le grand danger de notre existence, qui plus est de la vie spirituelle, c’est la fixation, la clôture dans l’accompli. C’est de s’arrêter ou de croire être arrivé, de s’identifier à une situation donnée et à ses symptômes. La vie alors se gèle, le fleuve ne suit plus son cours. Pour Grégoire de Nysse, l’être en chemin doit être comme Moïse. Il ne doit jamais s’arrêter à ce qui est déjà acquis, mais être toujours tendu vers ce qui est au-delà, dans un dépassement perpétuel, un mouvement qui va « de commencement en commencement, vers des commencements qui n’ont jamais de fin ». Sur le chemin, chaque rencontre est la promesse d`une nouvelle rencontre, chaque accroissement de grâce est le point de départ pour des grâces nouvelles. Il s’agit d’aller toujours plus loin : de soi vers l’autre, de l’autre vers le Tout-Autre, du sensible vers l’intelligible, de l`intelligible vers l’Être, de l’Être vers l’Ouvert. C’est pourquoi il ne faut pas s’arrêter, ni dans ce qui nous fascine ou nous aliène, ni dans la souffrance qui nous cloue au sol ou dans l’extase qui nous fait nous envoler.

Celui qui ne s’arrête jamais est, de fait, un « passant », lequel n’est finalement qu’un autre nom du pèlerin.

C’est la grande parole de l’Évangile de Thomas, qui résume pour moi la quintessence du marcheur et du voyageur : “Soyez passants !”  Cela signifie plusieurs choses. D’abord, que nous ne sommes que de passage sur la terre, des éternels pèlerins appelés à marcher vers ce qui nous est encore étranger et inconnu, à faire l’expérience de l’altérité et de la différence dans la rencontre avec l`autre, à marcher vers nous- mêmes en découvrant l’étranger que nous sommes.

Ensuite, que tout passe. Cette vérité n’a rien de triste. Au contraire, elle nous enseigne à mieux goûter chaque instant, à ne pas nous détourner de la rose au moment où elle donne son parfum, mais à y être présents avec une attention et une intensité extrêmes. Le passant n`est pas l’indifférent. Il est celui qui voit les choses pour la première et la dernière fois.

Enfin, cela veut dire : “Sois pascal !” Être de passage sur terre, c’est l’occasion pour nous de faire le saut de la Pâque : entre le créé et l`incréé, le connu et l’inconnu, le matériel et le spirituel. Le pèlerin ne sait pas toujours où il va, mais le chemin, lui, le sait. Il nous emmène au bout de nos limites, à ce point abyssal où un passage peut se produire, un saut vers un autre plan de conscience. Le “vieil homme” est épuisé et on le lâche, avec toutes ses programmations. Ce n’est plus nous qui marchons, c’est le Grand Marcheur qui passe en nous.

Je pense souvent à cette personne sur le chemin de Compostelle, qui avait perdu un enfant. Tout au long du pèlerinage, cet enfant était comme un boulet qui l’empêchait d’avancer. Et puis, un jour, elle a vécu un passage, une pâque, où ce boulet qui la tirait en arrière est devenu comme une étoile qui la tirait en avant. Soudain, elle me dit : “ Mon enfant n’est plus derrière moi, il est devant moi, il me précède, guide mes pas et me conduit vers des terres inconnues.” C’est le voyage qui fait cela. La présence de l’Etre qui nous habite sait. Il s’agit simplement d’être attentif à sa présence et de s’abandonner à son action.


l. Ultreia vient du latin ultra (au-delà) et ela, interjection évoquant un déplacement. Cette expression médiévale sens de salut entre les pèlerins sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle. Elle signifie littéralement « aller plus loin et plus haut ››, elle constitue un appel au dépassement physique et spirituel. 2. Voir Gn 12, l.
3. Classique de la littérature orthodoxe publié pour la première fois vers 1870, Récits d’un pèlerin russe (Paris, Seuil, coll. « Points Sagesses », n’14. 1988) racontent les pérégrinations en Russie d’un paysan qui s’initie à la tradition contemplative de la prière de Jésus ou prière du cœur.
4. Littéralement pérégrination ou voyage de longue durée5. Traduit et commenté par Jean-Yves Leloup, L’Évangile selon Thomas (Paris, /Albin Michel, l986) fut découvert en 1945 aux environs de Nag Hammadi (Haute-Egypte). Il est constiué d’une collection de cent quatorze logia ou « paroles » nues attribuées à Jésus. Il fait partie de la littérature chrétienne apocryphe. 6. Nicolas Bouvier, «L’Usage du monde ››, in (Oeuvres, Paris, Gallimard. coll. « Quarto ››, 2004, p. 133.



Propos recueillis et mis en forme par Michel Maxime Egger pour La Chair et le Souffle Revue internationale de théologie et de spiritualité. Volume 9, nt’ 1 (2014). Voyage et déroute

Illustrations : oeuvres de Robert Empain