samedi 28 octobre 2017

Aujourd’hui il me faut demeurer chez toi


Grâce au Père Dom Jean Pateau


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DÉDICACE
Homélie du Très Révérend Père Dom Jean PATEAU
Abbé de Notre-Dame de Fontgombault 


Le 12 octobre 2017
Videre Jesum
Voir Jésus
Lc 19, 4

Chers Frères et Soeurs,
Mes très chers Fils,

LA FÊTE DE LA DÉDICACE rappelle un événement pittoresque de la vie de Jésus : sa visite dans la maison de Zachée, le collecteur d’impôts. À Jéricho, on montre encore un sycomore qui serait celui où cet homme de petite taille grimpa afin de réaliser son désir le plus cher : voir Jésus.

Lors de la cérémonie de la dédicace d’une église, les rites, d’une rare ampleur, signifient la prise de possession par Dieu de la maison faite de main d’homme : l’eau bénite, l’huile, imprègnent murs et autels, le feu même vient éclairer de salueur le nouveau sanctuaire. Ce lieu devient redoutable : c’est la maison de Dieu et la porte du Ciel. (cf. introît de la Messe)

Ne serait-il pas pourtant légitime de s’interroger sur le bienfondé de la mise en relation entre la fête de la Dédicace et la visite rendue à Zachée ? Nulle part, il n’est dit que le Seigneur aurait pris possession de la maison de son hôte. Zachée promet de donner la moitié de ses biens aux pauvres, et de rendre au quadruple les sommes qu’il aurait extorquées à tort à ses contribuables.

Le dernier verset de l’Évangile vient cependant éclairer nos doutes : « Le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu. »

Si le Seigneur ne prend pas possession de la maison de Zachée, c’est de son coeur qu’il devient le maître.

De fait, le Seigneur n’est demeuré que quelques instants, le temps d’un repas, dans la maison de son nouvel ami. Il pourrait en revanche demeurer toujours en son coeur.

L’église de pierres, que ce soit celle d’un monastère, d’un village, une chapelle, sont des lieux consacrés, mis de côté pour honorer, louer Dieu, et ordonnés à l’accomplissement du culte divin. L’Ancien Testament évoque cette attention de Dieu quant au caractère sacré du lieu où il demeure, qu’il s’agisse du Buisson ardent avec Moïse ou du Saint des Saints. Il y aurait aujourd’hui bien à méditer sur ce point.

Avec la révolution dans le monde du logement causée par l’arrivée de l’immeuble et de l’appartement, il est devenu courant désormais de changer de maison. Le château, la demeure, la maison de famille, étaient au contraire signe de stabilité. Avoir une maison, c’était élire domicile en un lieu.

Ce fait de société, ajouté à l’oubli que Dieu habite dans le temple sous le voile des espèces consacrées conservées au tabernacle, la présence réelle, tout cela peut expliquer le délaissement dont souffrent bien des églises aujourd’hui, qui ne sont plus aimées, entretenues, visitées, par les fidèles. À l’image de celles-ci se trouvent aussi bien des âmes.

Quand le Seigneur prend possession d’une église, il y demeure. Il en va de même quand par le sacrement du baptême, la Sainte Trinité vient reposer dans une âme.

On peut rappeler l’histoire, rapportée par St Grégoire le Grand, d’un Juif qui s’était couché dans un temple d’Apollon afin d’y prendre quelque repos. « Il craignait grandement l’idolâtrie de ce lieu et, bien qu’il n’eût aucunement foi en la Croix, il eut soin pourtant de se munir d’un signe de croix. Au milieu de la nuit, alors que troublé par la terreur de ce lieu solitaire, il était couché, éveillé, il vit soudain une foule de malins esprits faire cortège... Les malins esprits l’approchèrent, le regardèrent avec soin, et comme ils voyaient qu’il était signé de la croix, ils dirent, pris d’étonnement : " Malheur ! Malheur ! c’est un vase vide mais qui a été signé de la croix. " Quand ils eurent annoncé cela, toute la troupe des malins esprits disparut. » (Dial., lib. III, cap. 7 (PL 77, 232 A))

La fête de la Dédicace nous rappelle au soin et à l’amour de nos églises. Surtout, elle nous invite aussi à préserver et à aimer notre propre âme et celles de nos frères. Ce sont des lieux où Dieu a été accueilli par le sacrement du baptême, par le don de la grâce, et où il veut demeurer.

Demeurer pour Dieu, ce n’est pas se livrer à des apparitions et à des disparitions épisodiques, ou pour être plus juste, ce n’est pas être mis à la porte, puis accueilli de nouveau… Nos vies spirituelles manquent de constance, de régularité dans la relation à Dieu. Chaque instant présent doit attester de sa présence au fond de notre âme. Dieu ne ment pas. Il occupe réellement ce qu’on lui offre. Ne mentons pas et agissons en cohérence avec sa présence.

Zachée est un exemple.

Il veut voir Jésus. Pour cela, il quitte ses habitudes, renonce à des gains. Il n’hésite pas à prendre des risques et à braver le ridicule : grimper sur un sycomore et se donner ainsi en spectacle, lui qui est craint.

Tout en sachant qu’il est collecteur d’impôts, qu’il n’est pas honnête, Jésus ne néglige pas celui qui le cherche. Zachée ne demande rien, même si son coeur crie. La réponse, inattendue, mais pas inespérée, tombe : « Aujourd’hui il me faut demeurer chez toi. » La place de Zachée n’est pas dans son observatoire. Jésus l’a débusqué et l’invite à venir avec lui.

Cet aujourd’hui, cet hodie, si souvent repris dans les antiennes de la liturgie, vaut pour chaque rencontre avec Jésus qui ne se réalise que dans le présent. Hier, c’est trop tard, demain c’est trop tôt... la rencontre, c’est pour maintenant. Chaque seconde vaut le prix d’une rencontre. À celui qui le
cherche, en toute circonstance, en tout instant, la réponse de Jésus reste la même : « aujourd’hui il me faut demeurer chez toi ».

Aussi l’évangile de la fête de la Dédicace montre-t-il Jésus en quête des âmes. Dieu a vraiment soif des âmes, il a soif d’être aimé : Sitio, j’ai soif.

Donner à boire à Jésus, c’est l’accueillir dans son message, dans son enseignement ; c’est marcher avec lui dans notre propre agir ; c’est l’accueillir en soi-même ; voilà les trois étapes d’un chemin auquel nous sommes invités tous et toujours ; un chemin qu’il faut sans cesse reprendre, car c’est
l’unique chemin pour celui qui cherche vraiment Dieu – si vere Deum quaerit, dit saint Benoît.

Ce chemin, le chemin de Zachée et de tous les saints, en particulier le chemin de Marie, est réponse à un appel actuel : « aujourd’hui il me faut demeurer chez toi ». L’hodie de l’éternité demande humblement à épouser l’hodie toujours renaissant et toujours à reprendre du temps qui passe. La rencontre se fait dans le coeur de chaque homme dans un fiat, un Oui d’amour.

Amen.



mercredi 18 octobre 2017

Jusqu’où ce voyage vers la lumière conduira-t-il Saskia Weyts?

Grâce à toi Saskia Weyts

C'est une grande joie pour moi d'annoncer et de présenter ici l'exposition de Saskia Weyts au Museu José Malhoa à Caldas da Rainha, au Portugal. Si Saskia est mon épouse, ma soeur, mon amie, et mon artiste préférée elle est aussi le soutien majeur de toutes les actions et expositions du groupe Grâce depuis sa fondation. Cette exposition dans une vaste salle muséale lui permet de présenter une rétrospective  du travail qu'elle a réalisé au Portugal depuis 2012, un pays fervent où elle a retrouvé un compagnon phénoménal qui a marqué son enfance : le vaste Océan !





A la recherche d’une maison au Portugal, Saskia Weyts la trouve en 2012 sur les hauteurs de Sobral da Lagoa, un village agricole proche de Obidos. Face à cette maison, deux rivières ont peint avec de l’eau, du vent et du temps d’immenses tableaux vivants, de vastes paysages changeants, tour à tour éclaboussés de la lumière solaire et des ombres des nuages passant. De son atelier, l’oeil et l’esprit peuvent s’envoler sur les chemins, les champs et les bois pour atteindre au loin la lagune d’Obidos et au delà, à perte de vue, le vaste Océan et le ciel infini où naissent les nuées. C’est en ce lieu béni qu’a commencé pour Saskia Weyts un nouveau voyage dans la peinture, vers ce qu’elle nommera le cosmos intérieur. 





Première étape de ce voyage: l’habitation du lieu 
Quiconque observe, attentivement, pour le peindre, un paysage, un océan, un ciel, un visage, un caillou ou une fleur, en vient à admettre avec Cézanne qu’il lui est impossible de peindre tel quel et en vérité ce qu’il voit devant lui. Ce que l’on peut tenter de peindre, de traduire en peinture, c’est seulement ce qui est vécu et ressenti dans l’observation attentive de ce qui nous apparait ; à savoir le phénomène. Saskia, comme les peintres et poètes véritables, est, selon la formule de Gaston Bachelard, une phénoménologue née, qui habite et travaille désormais à Sobral da Lagoa quelques mois par an. Là, elle se met également à habiter le paysage inépuisable qui s’offre à elle. Elle rencontre ses voisines portugaises et commence à parler leur langue. Chaque jour elle descend dans la vallée, la traverse jusqu’à la lagune, qui est comme un passage en douceur vers l’Océan, si puissant, si fascinant. Elle observe, elle explore, elle touche, elle sent, elle s’émerveille et se nourrit. Et un jour, modestement, elle se met à dessiner et à peindre des fragments de ce grand tout. C’est ainsi que le paysage peu à peu se peint en elle. 

Un jour, sur la plage de Foz do Arelho, à l’embouchure de la lagune, elle trouve une coquille d’huitre à fleur d’eau. Et plus loin une deuxième et bien vite une dizaine d’autres qu’elle emmène là haut à l’atelier pour les observer de près et réaliser que ces minuscules lieux d’habitation de la vie la plus élémentaire sont comme des lagunes en miniature, des microcosmes semblables au macrocosme environnant. Chacune de ces coquilles est faite de fines strates de calcaire exactement comme ces montagnes et ces falaises titanesques qui contiennent la lagune et la puissance océanique. Poursuivant ses observations et ses recherches, Saskia découvre dans le sol de la lagune de véritables mines de coquilles anciennes ; elle réalise que ces coquilles se sont accumulées ici depuis des millions d’années et forment en profondeur le sol de la lagune et de toute la vallée. Elle se met alors non plus à dessiner et à peindre les paysages de la vallée, de la lagune ou de l’océan, mais ces paysages miniatures extraordinairement variés qu’elle découvre dans ces vénérables habitations microcosmiques dans lesquels le regard peut tout autant voyager, se perdre et s’émerveiller. Elle peint ces coquilles à taille réelle sur de larges fonds blancs qui forment comme une aura autour de ces créatures minérales, mettant en lumière leurs reliefs étonnants tout en invitant le regardeur à s’approcher pour y pénétrer et y séjourner un moment. 




Deuxième étape: l’habitation de la peinture 
La peinture est une phénoménologie pour autant que sa pratique vise la chose elle-même, aille droit au phénomène, à son être propre, pour décrire ce qui apparaît là devant, mais non pas avec des mots comme en philosophie, mais ici avec de la peinture, des formes, des matières, des couleurs, porteuses d’émotions. Il s’agit toujours d’une rencontre en personne avec ce qui se montre, ce qui accueille, ce que l’esprit vient habiter, connaître et incorporer. La première étape du travail avait permis à Saskia d’incorporer la force particulière qui forme une coquille d’huitre bi-faces selon une loi immémoriale propre à cette espèce de mollusque. Et cette force n’est autre que celle de la vie qui habite cette créature, la force vitale qui construit autour d’elle l’habitation où elle vit et se reproduit en sécurité dans un milieu redoutable. Ce geste humble, en son principe, est semblable aux forces qui forment toutes les formes en ce monde et au delà de lui selon leurs nécessités propres. Ainsi en est-il de la lagune, de l’océan, des montagnes, des falaises, des paysages, du ciel et des nuages, ainsi en est-il des planètes, des galaxies, des étoiles, ainsi en est-il des carrés, des cercles, des triangles, des lignes et des courbes, comme de tous les corps vivants sur cette Terre. Saskia sait ainsi que le tableau est un lieu d’habitation pour le regard, un lieu d’hospitalité et de voyage pour l’esprit vivant qui s’y cherche et s’y trouve. 
Dans cette étape de sa création, elle cherche à former ses peintures selon ce geste vivant qui forme depuis des millions d’années les coquilles d’huitres sans jamais pour tant créer deux coquilles identiques. Les peintures de cette série sont ainsi faites de gestes rapides et précis qui transposent l’acte de création naturelle en un acte de création picturale. A l’aide de spatules de sa fabrication, la peintre pose sur le papier ou sur la toile brute ou blanche, des couleurs en épaisseur et en strates serrées, selon cette nécessité vitale qui lentement forme autour du mollusque son habitation. Mais ici le temps de cet acte est réduit à l’extrême et se déploie dans espace pictural bien plus grand que nature, ce qui donne à ces peintures une force considérable qui semble animer les couleurs et les matières. Les tableaux de cette série deviennent des grottes, des ravins, des lagunes, des montagnes, des continents en formation que l’esprit humain peut désormais habiter. 



Troisième étape du voyage: l’habitation de l’immensité 
Au terme de ces deux premières étapes, qui ont donné depuis 2012 deux séries impressionnantes, Saskia Weyts désirait revenir  au paysage océanique qu’elle trouvait de prime abord trop vaste pour être peint. Forte de son expérience, elle va peindre ces paysages comme elle a peint ses coquillages : comme des miniatures. Si l’oeil est capable de contenir l’immensité d’un ciel étoilé, si une flaque d’eau peut réfléchir le soleil et une coquille d’huitre un océan, c’est que l’infiniment grand habite l’infiniment petit, c’est que l’esprit voit et va où il veut. Ces paysages d’océan et de falaises colossales seront donc d’autant mieux donnés à voir qu’ils seront contenus dans les limites d’une humble demeure: une coquille. Ces miniatures constituent une troisième série de peintures commencée au Portugal en 2015. 



Quatrième étape du voyage: l’habitation de la lumière 
La lumière est un mystère : on ne voit pas la lumière, on ne voit que ses réceptacles. Comme la Vie, la lumière est invisible et rend visible et vivant tout sur cette Terre. Les couleurs par exemple qu’elle révèle en traversant la matière, en pénétrant notre oeil et en touchant notre esprit. Cette quatrième série de peinture, commencée en 2016, cherche à saisir la lumière extraordinairement puissante en ces lieux où elle pénètre tout : l’eau, l’air et la terre sans cesse mêlés et habités par cette lumière qui transparaît et irradie de l’intérieur de toutes choses, comme elle le fait d’ailleurs dans les peintures de Patinir dont chaque objet et chaque créature semblent habités par une lumière propre. Cette série se développe souvent sur de plus grands formats, non plus en épaisseur, mais en transparences ; la couleur, qui est lumière, pénétrant le papier en profondeur comme elle pénètre en ces lieux l’eau et l’air, les feuilles et les fleurs... Jusqu’où ce voyage vers la lumière conduira-t-il Saskia Weyts, sinon vers celle de la Vie qui illumine son cosmos intérieur. 



Saskia Weyts Cosmos intérieur
 Museu José Malhoa 
Caldas da Rainha Portugal 
 26 octobre - 3 décembre 2017



Illustrations : Images des tableaux de Saskia Weyts - 
Rappel les images ne sont pas des tableaux et inversement.
Texte : Robert Empain






jeudi 12 octobre 2017

Mais l’amour que nous portons c’est ce qui refait de l’homme un homme.


Grâce à toi Karl Marx
Alors, qu'avec le centenaire de la Révolution d'octobre en Russie, sort le film quelque peu poussiéreux intitulé Le jeune Karl Marx et que France Culture et Les Chemins de la philosophie consacrent une semaine d’émissions à Marx et au marxisme en omettant de parler du livre essentiel que Michel Henry consacra à ce philosophe majeur, si peu lu et si mal lu, il me faut rappeler ce que Michel Henry a dit de la pensée de Marx et qu’il développa dans une somme de mille pages : “ L'intelligence de la pensée de Marx suppose la mise hors jeu du marxisme. Le marxisme s'est constitué en doctrine achevée et officielle en l'absence de toute connaissance des écrits philosophiques fondamentaux de Marx, et notamment de L'idéologie allemande, publié en 1932. Reposant sur des textes qui ne portent pas leur principe d'intelligibilité en eux-mêmes, il s'est, de plus, voulu en accord avec l'objectivisme moderne.”  Ce qu’il faut encore rappeler c’est que Michel Henry dévoile l'intuition fondatrice de Marx, à savoir la subjectivité corporelle de l'individu vivant, qui définit à la fois son existence et sa condition de travailleur.  Une phénoménologie de la vie concrète constitue identiquement chez Marx la mise à nu de tout le système économique et le principe unique de son explication : la philosophie de la réalité porte en elle la philosophie de l'économie. La valeur est produite exclusivement par le travail vivant. Le destin du capital est donc celui de la praxis subjective de l'individu. Dès qu'il s'en sépare – et le progrès technologique inaugure l'ère de cette séparation – la valorisation et le capitalisme ne sont plus possibles. Et si il fallait se persuader que Karl Marx avait un coeur et qu’il était mû par ce coeur porté par l’amour, un coeur capable de connaître, c’est-à-dire d’éprouver que l’amour, bien plus que toutes les soulèvements et les révolutions extérieures, peut faire naître en chaque homme l’homme nouveau, l’homme révolutionné par l’amour et la vie, on lira cette lettre admirable qu’il écrivit à sa femme le premier jour de l’été 1856...


Lettre de Karl Marx à sa femme Jenny 

21 juin 1856
Mon cœur chéri,
Je t’écris de nouveau, parce que je suis seul et parce que cela me gêne d’être toujours en train de dialoguer avec toi dans ma tête, sans que tu en saches ou en entendes quoi que ce soit, sans que tu puisses me répondre. Aussi mauvais soit-il, ton portrait me rend les meilleurs services, et je comprends maintenant comment les « vierges noires », les plus infâmes portraits de la mère de Dieu, pouvaient trouver des adorateurs indéfectibles, et même plus d’adorateurs que les portraits de qualité.
En tout cas, aucune de ces représentations de madones noires n’a jamais reçu plus de baisers, d’œillades et de témoignages d’adoration que ta photographie, qui n’est certes pas noire, mais dure, et ne reflète absolument pas ton cher visage aimable et qui appelle les baisers, ton visage dolce. Mais je corrige les rayons du soleil qui ont fait une mauvaise peinture et je trouve que mes yeux, si abîmés soient-ils par l’éclairage artificiel et le tabac, savent encore peindre non seulement en rêve, mais même à l’état de veille. Je t’ai devant moi en chair et en os, et je te porte dans mes mains, je t’embrasse de la tête aux pieds, je m’agenouille devant toi et je soupire : « Madame, je vous aime. » Et je vous aime en effet, plus que le Maure de Venise n’a jamais aimé. Le monde, faux et corrompu, conçoit tous les caractères de façon fausse et corrompue. De mes nombreux calomniateurs et des ennemis à la langue de serpent, qui m’a jamais reproché d’être appelé à jouer sur un théâtre de seconde classe un rôle de jeune premier ? Et pourtant, c’est la vérité. Si ces gredins avaient eu de l’esprit, ils auraient représenté d’un côté « les rapports de production et de circulation », de l’autre, moi à tes pieds. Look to this picture and to that – voilà ce qu’ils auraient écrit en dessous. Mais ce sont des gredins stupides, et ils le resteront, in seculum seculorum.

Une absence provisoire est une bonne chose, car quand elles sont présentes, les choses se ressemblent trop pour qu’on puisse les distinguer. Même des tours, vues de près, prennent une taille de nain, tandis que les petites affaires du quotidien, considérées de près, grandissent trop. Il n’en va pas autrement des passions.

De petites habitudes, qui en raison de la proximité prennent une forme passionnée, disparaissent, dès que leur objet immédiat est dérobé aux regards. De grandes passions, qui en raison de la proximité de leur objet reprennent leurs dimensions naturelles par l’action magique du lointain. Ainsi il en va de mon amour. Tu n’as qu’à m’être dérobée ne serait-ce que par le rêve, et je sais aussitôt que le temps n’a servi à mon amour qu’à le faire croître, comme le soleil et la pluie font grandir des plantes. Mon amour pour toi, dès que tu es éloignée, apparaît pour ce qu’il est, comme un géant en qui se concentrent toute l’énergie de mon esprit et tout le caractère de mon cœur.
Je me sens homme de nouveau, car je ressens une grande passion, et la multiplicité où nous embrouillent l’étude et la culture modernes, le scepticisme avec lequel nous dénigrons toutes les impressions subjectives et objectives, sont bien faits pour nous rendre tous petits, faibles, pleurnichards et indécis. Mais l’amour que nous portons non pas à l’homme de Feuerbach, au métabolisme de Moleschott, au prolétariat, mais à notre amour chéri, en l’occurrence à toi, c’est ce qui refait de l’homme un homme.
Tu vas sourire, mon doux cœur, et te demander comment il se fait que j’en vienne tout d’un coup à toute cette rhétorique.
Mais si je pouvais serrer contre mon cœur ton doux cœur pur, je me tairais et ne dirais pas un mot. Comme je ne peux donner de baiser de mes lèvres, il faut que j’embrasse par le langage et que je fasse des mots.


Karl