jeudi 27 décembre 2018

Pour une mystique de la chair

Grâce à toi Fabrice Hadjadj

Qu'est-ce que c'est que ces sexes que nous croyons si bien connaître ? Les uns s'inquiètent de leur longueur et les poussent à la performance; les autres rappellent leur différence et en redoutent la confusion. Mais n'y a-t-il pas lieu, avant toute chose, et par-delà leur réduction biologique ou leur psychologique évanescence, de les considérer dans leur profondeur ? Et si des voies impénétrables s'ouvraient sous nos ceintures ? Si nos bas-ventres dissimulaient une ruse du Très-Haut ? Contre le projet technicien qui ramène l'homme à un matériau, ce livre voudrait reconnaître l'esprit qui se donne à même la chair. Contre tout moralisme, c'est-à-dire aussi contre cet immoralisme qui ne cesse de faire sa leçon, il s'efforce de découvrir une "morale qui se moque de la morale ", sachant laisser sa place à la dramaturgie du désir. Son itinéraire à travers la littérature, la philosophie et les textes sacrés nous invite à plonger dans des profondeurs sexuelles successives - celles du corps, du couple, de l'enfant, de la Cité, enfin celle d'un possible Ciel, d'après la foi juive et chrétienne en la résurrection. L'Epouse du Cantique des Cantiques ne craint pas de dire à propos de l'Époux divin : Mon bien-aimé a passé la main par la fente, et pour lui mes entrailles ont frémi (Ct 5, 4).





Sous-titre de cet essai qui paraît aux éditions du Seuil : « Pour une mystique de la chair ». Lecteur, toi qui vas entrer dans ce livre, que tu sois athée, déiste, agnostique, matérialiste, catholique mollasson ou intégriste belliqueux, que tu sois pratiquant ou pas, clérical ou anti-clérical, papiste ou anti-papiste, homme de foi ou mécréant..., apprête-toi à te délester de tout ce que tu crois savoir et que tu n’as jamais vraiment pensé. Dieu, le Christ, Marie, la Révélation, la Résurrection, les dogmes, les sacrements..., ont donné naissance au cours des siècles à des bibliothèques entières de glose, oui, mais qu’en était-il des sexes dans tout ça ? Le catholique hors norme qu’est Fabrice Hadjadj (mais il se fait fort de démontrer qu’il est, lui, fidèle à ce que Baudelaire nommait « la pure doctrine catholique » et donc à l’ensemble de ses dogmes), apporte sa scandaleuse (prière de donner au mot sa signification étymologique !) contribution à l’énigmatique et taraudante question. Que Homère, Baudelaire, Jarry, Sade, Nietzsche, Bataille, Foucault, Isou, Céline, Pasolini... soient convoqués pour appuyer sa démonstration ne va décidément pas de soi, mais attends-toi également, lecteur, à te trouver confronté à de bien déroutantes propositions avancées par ce glorificateur de l’utérus de la Vierge, ce penseur d’une « divine pornographie », ce paradoxal défenseur des libertins, ce singulier moraliste qui se moque de la morale. L’entretien qui suit peut t’y préparer. (Fabrice Hadjadj, est l’auteur de plusieurs essais et de quatre pièces de théâtre, dont le très beau Massacre des innocents.)

Interview de Jacques Henric, art press n°343, mars 2008.


Jacques Henric : Puisque vous vous impliquez dans votre essai jusqu’à évoquer parfois votre famille, peut-on en savoir un peu plus sur votre biographie, notamment sur ce qu’a été votre parcours intellectuel, philosophique et religieux ?
Fabrice Hadjadj : Je suis d’une famille juive de gauche, « Vive la Révolution » en mai 68, si bien que, naissant en 1971, j’ai grandi sous une bibliothèque diaprée par les petits livres de chez Maspero : Marx, Fanon, Reich, Althusser, etc. Mais mon père, quoiqu’agnostique à cette époque, a toujours tenu à chanter, les soirs de Pâques, la traversée de la mer Rouge... Très vite, je me suis attaché à Nietzsche et Bataille pour la pensée, Flaubert et Céline pour la littérature. Je raillais l’infaillibilité pontificale, mais je croyais à l’infaillibilité nietzschéenne. Je méprisais l’Écriture sainte, mais j’étais persuadé de la sainteté de ma propre écriture. Au début des années 1990, il y eut ce travail collectif, Objet perdu, que je dirigeai avec John Gelder et auquel collaborèrent Houellebecq, Noguez, Vanheigem et beaucoup d’autres.
Je me souviens d’une discussion avec Houellebecq sur saint Paul : il le défendait contre mes accusations
d’antisémitisme, misogynie, universalisme au rouleau-compresseur, enfin toutes ces platitudes qu’on colporte après une demi-lecture. Au bout du compte, du défenseur et de l’accusateur, c’est l’accusateur qui a connu la conversion - comme saint Paul, d’ailleurs. Intellectuellement, ce qui me disposa au mystère chrétien, c’est ensemble l’expérience intérieure de Bataille et la réflexion sur la technique. L’espèce humaine m’apparaissait comme une espèce finie : par extinction, mutation, pacification neurochimique, que sais-je ? Il lui fallait céder la place. Le c ?ur avec ses angoisses, la chair avec ses ratés, tout cela devait disparaître au profit d’un hominidé performant, parfaitement intégré au monde. Contre cette tendance technocratique, j’avais l’intuition que la chair telle quelle, jaillie des cuisses d’une femme, et non d’une éprouvette, la chair même avec ses défaillances et ses blessures, était le bastion d’une ultime sagesse. Quand on pense cela, on est paré pour s’agenouiller devant le Verbe fait chair et mort sur la Croix...
J. H. : Titre de votre livre : la Profondeur des sexes. Pas « du » sexe. Important, d’entrée, ce pluriel ?
F. H. : Les sexes sont une réalité charnelle : il y a le féminin et le masculin, on voit bien ce que c’est, comment ça se lustre, s’emboîte, se dilate tout seul, malgré nous, sous la poussée d’une vita nova. Mais dès qu’on dit « le » sexe, c’est du concept : une généralisation abusive, qui laisse la place à des pratiques plus cérébrales que sexuelles, et dès lors on verse dans une mise à distance du donné de son corps, une désincarnation typique de la modernité dans ce qui l’oppose aux audaces plantureuses de l’âge baroque. À la suite de Foucault, mais dans une perspective très différente, je dénonce cette psychologisation de la « sexualité », invention du 19e siècle. La force de la sexuation, c’est justement qu’il n’y a pas « le » sexe, mais « les » sexes, autrement dit que moi, mâle, je n’épuise pas l’humanité et reste par mon entrejambes ouvert à l’autre. Cette évidence charnelle possède d’emblée une profondeur spirituelle que la psychologie, dont l’objet n’est ni la chair ni l’esprit, le plus souvent ignore. Les Grecs en savaient quelque chose : l’« homosexualité » eût été pour eux un cercle carré. L’affirmation pédéraste à leurs yeux s’oppose à l’ordination mutuelle des sexes : ce n’est pas une sexualité, mais une pratique morale, et même 
moralisatrice, spiritualiste, puisqu’elle voudrait dominer les lourdeurs de la procréation. Il n’est que de lire le discours de Pausanias dans le Banquet.


Mère et enfant. Saskia Weyts. 2009



L’éternel et le féminin

J. H. : Votre livre porte en exergue cette dédicace : À ma mère, / à ma femme, / à mes filles . Que des femmes. Faut-il entendre que c’est sous l’invocation et la puissance du féminin que se place votre livre, paradoxe quand on sait que judaïsme et christianisme sont précisément les religions d’un Dieu Père ?
F. H. : Cette dédicace, cela ressemble à des poupées russes, mais au milieu, il y a l’alliance, une sorte de déhiscence, puisque mon épouse ne sort pas de ma mère (quoiqu’en disent certains psychologues, du reste). Il y a la femme d’où je sors, celle où j’entre, et celles-ci, Esther, Judith, Marthe, qui surgissent de nous deux et nous poussent à l’étonnement de Supervielle : « Et fallait-il qu’un luxe d’innocence / Allât finir la fureur de nos sens ? »S’agissant de profondeur, il faut bien le reconnaître, c’est au féminin qu’on pense d’abord. La distinction du mâle et de la femelle, d’après Aristote, tient à ce que le mâle « engendre dans un autre » et la femelle « engendre en soi ». La femme est ainsi le premier séjour de l’homme. Son ermitage mobile. La mer intérieure qui vient bientôt le rejeter, comme Jonas, sur les côtes de Ninive. Pour ce qui est du judéo-christianisme, le réduire à un paternalisme transcendant est un de ces clichés qui passe à côté de la transcendance véritable. Dieu n’est ni mâle ni femelle, ou plutôt il assume en lui, sur un mode ineffable, à la fois les perfections du masculin et du féminin. Isaïe entend l’Éternel dire : Je gémis comme une femme en travail. Et le terme central de la Révélation est celui de miséricorde, rakhanim,
 en hébreu, qui signifie littéralement les « entrailles maternelles ». La Bible insiste ainsi sur l’utérus de Dieu. La judéité se transmet d’ailleurs par l’utérus d’une juive. Ce que le Nouveau Testament reprend de manière radicale : l’utérus de Marie porte le Dieu fait chair. Si ce n’est pas une exaltation du féminin, ça !
J. H. : Autre paradoxe, justement : comment soutenir que le catholicisme réhabilite la chair, mieux : la copulation sexuelle, alors que le Christ fut célibataire et que Marie sa mère, la Vierge, l’a conçu du Saint-Esprit ?
F. H. : Le Christ n’est célibataire que pour mieux être l’époux de chaque âme. Marie n’est vierge que pour en être mieux la mère. Pour le catholique, ils sont exemplaires, mais ils restent marqués d’un privilège intransmissible : je ne suis pas le Verbe, et ma femme n’a pas conçu couverte « par l’ombre de l’Esprit », mais par ma masse essoufflée, pour ainsi dire. Le catholicisme reste avant tout la religion de l’Incarnation : sous un certain rapport, la chair y est plus spirituelle que nos raisonnements. L’acte le plus mystique y consiste en une manducation : prendre Dieu dans sa bouche, mastiquer l’Éternel, déglutir la Lumière des Nations, c’est dans ce concret de baiser et de bave qu’est la contemplation la plus haute, - rien à voir avec la petite harangue puritaine. Tous les sacrements exigent le toucher, la proximité physique : la parole à distance, celle qui ne se fait pas chair, n’y est jamais qu’un prélude. Quant à la conjonction des sexes, il est certain que la foi catholique opère sur elle un double effet inverse. D’une part, une 
désacralisation : pas de hiérogamie, pas de prostituées sacrées, si bien que se libère le champ pour une sexualité libre que n’infestent pas les règles minutieuses d’un rite social. D’autre part, une sanctification : il y a un sacrement de mariage, en sorte que l’union conjugale de Robert et Micheline Tripied devient signe vivant de l’union du Christ et de l’Église, pas moins. L’acte charnel est donc non seulement béni, mais il est aussi tout ensemble une image de la Trinité et un précipité de la Rédemption. Dans mon livre, en faisant se rencontrer Thomas d’Aquin et Charles Baudelaire, j’essaie de montrer la présence de la Croix à même la copulation. Je confirme par là certaines fulgurances de Bataille.
J. H. : Bien que n’ayant jamais un jugement moralisateur sur les pratiques sexuelles et encore moins sur les humains qui s’y livrent (pour preuve, la lecture très personnelle que vous faites, mais d’une singulière
 ouverture d’esprit, du livre la Vie sexuelle de Catherine M.), vous avez des mots très durs sur l’« hédonisme », dont vous dites qu’il est un « despotisme »... 
F.H. : En cela, je reste un fidèle disciple de Nietzsche. Il critiquait l’hédonisme aussi bien que le dolorisme comme des systèmes prétendant « mesurer la valeur des choses d’après le plaisir ou la douleur qui les accompagnent ». Épicure lui-même montre la contradiction de sa doctrine : elle commence par l’apologie du plaisir et conclut par l’ataraxie, simple absence de trouble. Un écho de cette contradiction se trouve chez Michel Onfray : - Jouir ! dit-il, mais c’est pour arriver bientôt aux concepts de « calcul », de « dressage neuronal », ou encore pour affirmer qu’il faut « mater par la technique le vieux corps soumis aux diktats de la nature ». Rien n’est moins nietzschéen, quoi qu’il en dise.
 Lacan nous avait avertis : « Le surmoi, c’est l’impératif de la jouissance. » Il n’y a qu’à voir toutes les macérations qu’on inflige au pauvre corps pour qu’il puisse être une machine à orgasmes : régimes amincissants pires que des jeûnes ascétiques, liposuccions et aspirations pires que la plus saignante discipline, viatiques de Viagra ou hosties de RU-486, bientôt puce électronique dans le gland fricoteur, enfin euthanasie de tout ce qui n’est plus apte à consommer les produits dérivés de la bagatelle... Aucune société n’est plus mortificatrice que la nôtre — à cause de son hédonisme, précisément. Parce que le plaisir, au bout du compte, c’est une notion abstraite : on finit par oublier la chair et se satisfaire d’un onanisme numérique. L’acte charnel n’est pas essentiellement jouissance, mais communion de deux personnes. Et pour que la communion soit profonde, il faut que s’abouchent aussi les blessures.
J. H. : Les « péchés de la chair » vous semblent de peu de gravité, voire ont leur fonction dans l’économie de la grâce. Comment l’expliquez-vous ?
F.H. : Je reprends ici la doctrine de saint Augustin : les péchés de l’esprit sont pires que ceux de la chair. Logique : le diable est un pur esprit. Aussi un pape de la Renaissance, avec mignons et courtisanes, est infiniment moins diabolique qu’un hérésiarque puritain. Que le péché de la chair puisse servir comme un moindre mal et même un révélateur dans l’économie de la grâce, c’est ce que montre la généalogie du Christ, où toutes les femmes mentionnées sont des « irrégulières », et ce que déploie toute la dramaturgie de Claudel, notamment dans Partage de Midi : le consul Mésa, grenouille de bénitier, devient soudain fou d’une Ysé dont il va payer l’époux pour l’avoir. Il tombe, mais il tombe moins bas que la fosse où l’avait déjà mis son orgueil. Le désir de la femme lui apprend sa faiblesse. Elle lui donne enfin de dire son De profundis pour de bon.

Peur du drame et nouvelle gnose

J. H. : Vous en appelez à Bataille pour prendre vos distances avec « l’horreur vide de la conjugalité régulière » et cependant vous reconnaissez le mariage comme une réalité indissoluble. N’est-ce pas contradictoire ?
F. H. : Bataille dit que pour qu’une communauté soit vive, il faut qu’elle se situe « à hauteur de mort ». Or que signifie le mariage indissoluble ? Au moment où les conjoints se disent « oui », chacun consent aussi à porter l’autre jusqu’au cadavre. La robe blanche des noces renvoie à l’habit noir des funérailles. Accueillir l’autre jusqu’au bout, promettre qu’on sera encore là lorsqu’elle ne sera plus cette magnifique jeune femme mais aussi cette vieille peau cacochyme, voilà de la communauté « à hauteur de mort », et pour de vrai, pas seulement dans un imaginaire romantique. Hélas, plutôt que de vivre dans cette imminence et ce combat, beaucoup usent de l’indissolubilité comme d’une sécurité pantouflarde. Mais j’ajoute cette conséquence notable : le mariage indissoluble suppose que l’on supporte et pardonne l’adultère. Je ne sais pas si vous vous rendez compte de l’angélisme qui règne aujourd’hui : on est persuadé que celui qui s’engage a une volonté de fer, assez forte pour être fidèle sans faille aucune. Si jamais il vous trompe, ce ne peut pas être faiblesse : il l’a voulu pleinement, irrévocablement, il est donc coupable de manière irrémissible. Pour ma part, je fais l’éloge de cette possibilité de l’adultère que refusent aussi bien l’islamisme lapidateur que le libertinage sans engagement. Cette possibilité, ce risque, cette aventure ne s’ouvrent qu’avec la lutte pour une fidélité à mort. Sans elle, il n’y a pas d’Illiade ni d’Odyssée. Ménélas se serait remarié. Ulysse aurait dormi parmi les nymphes. Clytemnestre serait passée voir le notaire : même pas besoin d’assassiner Agamemnon. Mais notre âge frileux a très peur du drame.


Plaies du Christ. Robert Empain.1999



J. H. : Objection probable d’une de mes amies féministes qui vient justement de relire Simone de Beauvoir : il est bien gentil, Hadjadj, avec sa conception du mariage, mais tous ces enfants qu’il ne va pas manquer d’avoir, c’est sa femme qui devra leur consacrer l’essentiel de sa vie quotidienne, au détriment de sa vie professionnelle, de sa propre activité intellectuelle et créatrice...
F. H. : C’est une objection très valable si l’on en reste à la vision nataliste et paternaliste d’un certain monde pour lequel la femme n’était qu’une incubatrice propre à fournir de la matière à sacerdoce ou de la chair à canon. Mais je redoute que cette objection poussée à l’extrême ne conduise à tout l’inverse du féminisme qu’elle revendique. Elle deviendrait une intériorisation du machisme avec ses présupposés : la vie professionnelle est supérieure à la vie familiale, avoir un enfant est moins qu’écrire un livre... Je ne suis pas certain de cette échelle de valeurs. Joseph Delteil le rappelle dans le Sacré Corps : « Racine ? L’auteur d’Andromaque ! Sainte Silvie ? L’auteur du pape Grégoire le Grand ! » Et il commente : « Porter un enfant... comme Dieu porte l’humanité... » Il est une profondeur de la maternité qui s’est perdue, à cause d’un familialisme amoureux de la couvée amorphe ou d’une logique patriarcale qui ne visait qu’à s’assurer des hoirs. Au reste, je leur consacre du temps, à mes filles, en attendant, comme le Roi Lear, d’en être un jour abandonné. Nous formons ensemble un groupe d’avant-garde très dada : poésie sonore, imitation du cheval et de l’ogre, dessins à la Dubuffet, questions du genre : pourquoi est-ce qu’il y a des choses ?...
 En dernier lieu, voici tout le problème : la nature veut que la femme porte l’enfant, c’est sa grâce et son poids. Elle peut transfigurer cette bénédiction dans une maternité intellectuelle. Mais si cette donnée naturelle est rejetée comme une malédiction, la femme devient l’ennemie de son propre corps qu’elle va livrer au pouvoir de la technique et au règne de la performance. Nous sommes à l’ère d’une nouvelle gnose, qui estime que notre chair procède non pas d’un mauvais démiurge, mais d’un hasard quelconque qu’il s’agit de modifier à sa guise. Mais je crois que notre donné charnel est plus spirituel que tous nos projets de maîtrise. Et je crois que la lumière qui nous dépasse ne passe jamais que par nos plaies.

lundi 24 décembre 2018

L'amour sans raison

Grâce à Vladimir Jankélévitch et à Claude Stéphane Perrin 


La Dame de coeur. Paul Klee




   Dans son ouvrage intitulé Le Paradoxe de la morale, Jankélévitch prône le cœur, la charité. Sa morale s'oppose donc aux variations de la bonne conscience moyenne qui serait peut-être très raisonnable. En fait, Jankélévitch trouve la bonne conscience trop raisonnable puisqu'elle est réduite à l'hypothétique, au "conditionnel "(p.41). Il faut donc délaisser la raison au nom de l'Amour. Et cette dévalorisation de l'impératif rationnel n'est pas compensable. Tout doit pencher dans le sens d'un renoncement au rationnel. Dans ces conditions peut naître un amour absolu, sans raison, qui va même jusqu'à suspecter dans l'amour-amitié des "restrictions circonstancielles qui le motivent et le justifient en le limitant"(p.43). Par amour il faudra alors tout donner et tout perdre, mais sans le dire. Car l'Amour est la source absolue, le principe fondateur de "toute légalité" (p.48). Cette source est sans raison, donc sans un parce que qui supposerait une cause et un effet. Le parce que de l'Amour est ainsi un point absolu purement tautologique, et non un cercle ou une réciprocité causale. Il affirme l'identité de l'Absolu qui se répète et pour l'un et pour l'autre : "le principe d'identité lui suffit" (p.61). La cause est dans l'effet et l'effet dans la cause. Le parce que signifie la causa sui de la Théologie. L'Amour est aséité, cause de lui-même, divin, et non en tant qu'il est amour (quatenus, en-tant-que). L'amour est inexterminable, intemporel, il se conserve sans effort. L'Amour c'est l'Amour : "L'homme de l'amour philanthropique est un homme au-delà des quatenus, (…) il aime tout court et absolument, un point-c'est-tout." (p.48). Il aime donc au-delà de toute mauvaise foi, de tout hactenus (jusqu'ici, jusqu'à ce point). Il aime jusqu'au sacrifice, pour le mystère du sacrifice, de la mort et du devoir d'aimer. D'un côté l'amour est vivace, inexterminable, intemporel, sans effort, tautologique, tautousie; d'un autre côté la mort est à la fois plus forte et moins forte que l'amour, donc constitutive d'un équilibre, d'une neutralité justifiant tous les sacrifices. Mais l'amour aussi, par sa folie et par son mystère insondable et insoluble, se dément lui-même dans la plus grande confusion (p.64) : "L'existence en pointillé, à force de s'éteindre dans le presque-rien, finit par disparaître; le pianissimo n'est plus qu'un chuchotement, et puis il meurt dans le silence; l'amour, à force d'aimer, spiritualise à l'extrême notre substance ontique; l'être, par la vertu de l'amour, se fait de plus en plus transparent; l'amant devient tout entier amour. La prépondérance du devoir sur l'être a elle aussi un sens pneumatique, tout comme la victoire de l'amour. La sublimation débouche non pas sur le néant, mais sur une espérance" (p.82). C'est ainsi que l'Amour crée le chemin des devoirs qui exigent un sacrifice total, "un arrachement de tout l'être à la totalité de son être" (p.52). Comment ? Il y a d'abord l'initiation stoïcienne du tout-ou-rien, soit l'amour spontané, vivace, généreux et inépuisable, soit l'absurdité mystérieuse de la mort. Puis survient la conversion du tout-au-tout, c'est-à-dire le sacrifice qui renforce la valeur du devoir. Ce dernier n'est pas une besogne, mais un travail infini pour l'éternité. Dans cette morale du sacrifice de ses droits plutôt que de la justice, il n'y a plus qu'à se taire. Le devoir est une tâche qui dépasse les limites de l'être, qui fait être le devant-être (p.66).

   Le cheminement suivi par Jankélévitch est ainsi clair. Il montre d'abord que la valeur est la raison d'être de tout être (qui en tant que tel est massif, une espèce de mort en sursis). Ensuite la raison s'efface devant des jugements paradoxaux (l'extension contredisant la compréhension, et inversement). Alors surgit, dans une réalité vidée de tout sens rationnel, le sujet moral purifié par le sacrifice de lui-même : "Mon prochain a sur moi tous les droits, et ces droits sont pour moi autant de devoirs, sans que je puisse m'en prévaloir moi-même, ni en déduire moi-même directement mes propres droits et ma propre latitude d'agir (…)C'est pourquoi il faut se dire et se redire inlassablement : je suis le défenseur inconditionnel de tes droits, je ne suis pas le gendarme de tes devoirs. À chacun ses devoirs, désormais, ne saurait être la formule navrante de l'égoïsme, mais tout le contraire : la devise du désintéressement universel " (pp.44, 179). Embrasé par la lumière de l'amour, l'être opaque devient alors de plus en plus diaphane sans cesser d'exister… La volonté, écartelée entre les deux exigences d'aimer et d'être, oscille vertigineusement (p.88). Pour Jankélévitch, le moindre mal est optimiste (p.100). Il est la conséquence nécessaire de notre pouvoir fini face à un devoir infini. C'est le mal de l'être, mais le plus petit possible. Il apparaît modestement dans le minimum logique, le minimum ontique, le minimum éthique. Comme il faut être pour aimer, le principe devient le plus d'amour possible pour le moins d'être possible. Cette morale de l'amour requiert la pudeur, l'humilité, la sobriété, l'étroitesse (dans le corset du corps) et l'intensité spirituelle. Ainsi peut-elle vouloir conjointement la fin et les moyens ! "Plus il y a d'être, moins il y a d'amour. Moins il y a d'être, plus il y a d'amour. L'un compense l'autre. Le problème scabreux de la vie morale ressemble à un tour de force, mais on réussit ce tour de force presque sans y penser quand on aime : c'est répétons-le, de faire tenir le maximum d'amour dans le minimum d'être et de volume ou à l'inverse, de doser le minimum d'être ou de mal nécessaire compatible avec le maximum d'amour" (p.150). 


Partant du coeur. 2007




   Certes, lorsque l'Amour se veut absolu et positif, donc hors de l'Impossible négatif, il atteint les sommets du renoncement, du sacrifice, voire de la sainteté. Cette morale plus qu'humaine de Jankélévitch sert d'exemple. Mais, dans le quotidien, elle est toujours menacée par la dérive possible vers d'autres sentiments. Car, lorsque la Morale ne dépend que du cœur, elle est menacée par l'anarchie des sentiments qui peuvent manquer de cœur. Ou bien elle est tellement généreuse qu'elle conduit inéluctablement à se sacrifier pour Autrui. Inspiré par le religieux, cette morale sacralise Autrui. Mais, pourquoi Autrui serait-il plus sacré que moi ? Ne serait-il pas injuste de me sacrifier ? Celui qui se sacrifie pour l'Autre doit donc le faire pour autre chose, et notamment à partir de la révélation du caractère infini de l'Un-Bien présent dans Autrui. Certes, cette révélation crée les conditions pour se rapprocher soi-même de l'Absolu, mais le cœur reste impuissant pour faire triompher le Bien dans le relatif, dans l'Histoire. En conséquence, il faut faire intervenir le cœur et la raison comme principes de la Morale des hommes. La Morale pense ce qui doit être, ce qui aurait dû être et ce qui devra être de toute éternité dans la rencontre de l'Altérité. Elle est donc fondée sur une apparition, sur une épiphanique rencontre entre d'une part l'Amour de l'Un et de l'Autre, et d'autre part l'intuition raisonnable de l'Un qui fonde de manière inaliénable et universelle, la révélation de l'Amour, c'est-à-dire de ce qui est le plus humain et, en même temps, tendu vers le divin. Mais, pour cela, faut-il plus de cœur que de raison ou plus de raison que de cœur ? Tel est le problème. Cependant, sachant que nul ne peut maîtriser totalement, ni sa volonté raisonnable, ni son amour de l'autre, un choix est peut-être possible dans la joie d'aimer généreusement la vie et les autres…


Vladimir Jankélévitch 


Texte :  Claude Stéphane Perrin 
Illustrations : Paul Klee, Robert Empain

lundi 5 novembre 2018

Art et naissance en Dieu, une expérience de la certitude


Grâce aux artistes de tous les temps


RENCONTRE DE CULTURE CHRÉTIENNE EN BRENNE

Regards croisés sur l’amitié


Abbaye Notre Dame de Fontgombault 30 juillet - 3 août 2018

 

Art et naissance en Dieu 

par Robert Empain


Je remercie les quelques 600 personnes qui ont consulté les articles associés à la publication de ma conférence Art et Naissance en Dieu sur ce blog —  que je republie aujourd'hui.  Cette conférence donnée lors des Rencontres de culture chrétienne à l'Abbaye Notre Dame a fait débat car elle soutient que les chef-d’oeuvres de la peinture et de tous les arts sont des théophanies, c'est-à-dire des oeuvres capables de nous mettre en présence de la vérité que nous sommes, une vérité que nous avons perdue de vue, une vérité oubliée qui peut toutefois nous être révélée et ressuscitée, à savoir que nous vivons dans la Vie absolue, dans une Vie invisible et acosmique que nous recevons hors du temps et de l'espace du monde, une Vie que nos traditions ont nommé Dieu - un Dieu Vivant, un Père de tous les vivants, un Dieu dont nous sommes les fils dans le Fils... 
Dans une époque qui a perdu l'Esprit et qui réduit la vie et les vivants à des processus objectifs — chimiques, sociaux, statistiques etc,  il est impératif que nous éprouvions la certitude
de notre naissance transcendantale par la voie offerte par des oeuvres d'art dignes de ce nom qui sont à recevoir comme les voies de révélation et d'éveil plus appropriés que toute autre voie prédicative ou apodictique. L'expérience esthétique est en effet à  recevoir comme l’expérience décisive de la Vie invisible dont tous vivons, une expérience inaugurale et ouverte vers la seconde naissance dont nous parle le Christ à travers sa rencontre avec le lettré Nicodème...  Il en va aujourd'hui non pas seulement de notre Salut dans la Vie éternelle mais de notre survie sur une Terre donnée aux humains précisément pour cette co-naissance de et à la Vie unique dont nous vivons tous. Désormais, les artistes et les mystiques qui l’on ainsi connue et vécue ne sont plus seuls à témoigner de cette expérience, ils peuvent s'appuyer sur les avancées récentes et décisives de la philosophie et de la phénoménologie contemporaines qui mobilisent et rassemblent autour de la phénoménologie de la Vie de Michel Henry un vaste et profond mouvement de pensée et d'espérance pour notre humanité en perdition. Au sein de ce renouveau, Rolf Kühn, un éminent phénoménologue et théologien continuateur de Michel Henry,  s'avère être une figure majeure. On lira sur ce blog deux textes de lui. Grâce à lui, à eux et à vous.

 


Le coeur de l'Abbaye de Fontgombault



C’est une joie de me trouver avec vous en ce lieu de fraternité en Dieu.

Je remercie les frères bénédictins de leur hospitalité et le Père Abbé, Jean Pateau, qui nous a fait l’amitié d’ouvrir hier nos Rencontres par une conférence nourrie sur l’amitié dans la règle de saint Benoit.
 
Je remercie Véronique et Olivier Maas qui ont organisé et participent à ces Rencontres de culture chrétienne en Brenne et je les félicite d’avoir choisi pour cette première édition le thème de l’amitié qui rappellera peut-être à ce monde barbare que le vrai non Nom de Dieu est Amour.

C’est un nouvel élan que vous donnez à vos Rencontres philosophiques antérieures en les tournant résolument vers l’inspiration chrétienne, c’est-à-dire vers l’Esprit Saint qui vous porte d’ailleurs depuis le début..
Seule son inspiration peut et doit sans tarder régénérer de fond en comble la philosophie et la métaphysique classiques notamment à partir des acquis essentiels de la phénoménologie radicale de la Vie instaurée par Michel Henry, dont je vous ai parlé, et qui fut inspiré par le Souffle de l’Esprit Saint, me semble-t-il, tant son oeuvre essentielle s’avère salvatrice pour cette époque qui a perdu l’esprit.
  
La proximité spatiale et spirituelle de l’Abbaye de Fontgombault et de son Père abbé sont à recevoir comme des grâces inaugurales.

Je suis très touché et honoré, mais aussi très intimidé, que vous m’ayez invité à intervenir aux côtés de personnes aussi remarquables, et cela, particulièrement, sur ce thème de l’amitié.

Votre invitation à cet égard était un défi :  « N’y aurait-il pas une place, me demandiez-vous, pour une voix qui parlerait du point de vue de la peinture et que tu pourrais très naturellement incarner ?

Peu après, je vous répondais ceci qui sera l’introduction à cette méditation :

Dors et déjà je peux vous dire que de l’amitié la peinture témoigne à foison, non pas tant par l’amitié ou l’admiration que les peintres se portent les uns aux autres, et cela au delà les limites du temps et de l’espace, mais parce que toute oeuvre d’art véridique, comme toute oeuvre humaine véridique, comme tout ce qui touche au coeur l’homme, manifeste l’amitié de Dieu à notre égard et celle de l’homme à l’égard de Dieu. L’oeuvre d’art digne de ce nom étant toujours et à la fois l’oeuvre d’un recueillement de l’oeuvre divine - c’est-à-dire d’une grâce divine antérieure : celle de la vie bien sûr sans laquelle il n’y aurait rien, la vie et tout ce dont elle a besoin pour connaître et croître en Dieu, qui est la Vie en Personne - et à la fois l’oeuvre d’une gratitude humaine, d’une action de grâce réciproque.
L’oeuvre d’art digne de ce nom est ainsi et toujours l’oeuvre d’une amitié réciproque entre Dieu et l’homme, une amitié qui manifeste, célèbre et porte la beauté de Dieu comme celle de l’homme qui est fait à son image. Et cette oeuvre d’amitié spirituelle, belle et mystérieuse accueille l’autre homme en son sein et se fait alors hospitalité divine offerte à tous.


L'icône de la Trinité par Andreï Roublev entre 1410 et 1427



Je vais donc essayer d’incarner de mon mieux - et ce verbe incarner sera au coeur de mon propos - la voix qui parlerait du point de vue de la peinture sur l’amitié et de croiser ce regard, qui sera celui d’un peintre et d’un chrétien, avec d’autres regards  : religieux, théologique, philosophique, historique, littéraire… 

Mon intervention prendra la forme d’une méditation libre qui éclairera ce texte que je viens de vous lire, et qui a été en partie repris dans la programme de ces Rencontres.

Au terme de cette médiation je vous lirai peut-être quelques récits de mes rencontres avec des oeuvres d'artistes, de mystiques et de voyants de diverses époques, des vivants que je regarde comme mes amis, des amis que j’ai rencontré en personne, comme disent des phénoménologues, c’est-à-dire dans mon coeur, ou encore dans la communauté invisible des amis de Dieu que forment les artistes qui ont mis en pratique cette Parole du Christ qui dit « aimer c’est donner sa vie pour ses amis », ajoutant qu’aimer c’est aussi « aimer ses ennemis » Donner et multiplier ce que l’on reçoit de Dieu, sa vie et son amour de la vie, voilà  ce que ces artistes ont fait et ne cesse de faire par des oeuvres capables de changer des milliers de vies humaines en les reconduisant en leur Fond vivant et invisible, c‘est à dire en leur révélant leur naissance éternelle dans la Vie qui est Dieu. 


De telles oeuvres, de la peinture et de tous les arts, sont généralement appelées des chefs-d’oeuvre, mais en vérité elles sont des théophanies. 


C’est à ces artistes, qui vivent dans le Coeur même de Dieu, qui est la source de toutes Beauté et de toutes Grâces, que j’ai dédié un livre, un livre de grâces rendues au grâces reçues.  



 Regards

Commençons par regarder le regard lui-même.


Ce qui semble tout indiqué, puisque nous sommes invités à croiser nos regards, mais aussi parce que notre manière de regarder détermine ce que nous voyons et ce que nous ne voyons pas.

La manière de regarder est déterminante pour le peintre qui, contrairement à l’idée reçue, ne cherche pas à peindre le visible mais l’invisible, faute de quoi il n’est pas un peintre mais un photographe muni de pinceaux.
   
Tout phénomène peut être regardé de deux manières : l’une est extérieure et l’autre est intérieure, l’une est insensible l’autre est sensible, l’une est objective, l’autre est subjective, l’une prouve l’autre éprouve, l’une se tourne vers le visible l’autre vers l’invisible.

La première est la manière de regarder de la conscience et de la science, la seconde celle de l’âme et des émotions. La première est celle du monde, celle du calcul, du quantifiable et de la mort. La seconde est celle de l’incalculable, de l’inquantifiable, de la vie, de l’amour et de la résurrection. 

La première manière de regarder a produit le monde objectif dans lequel nous pensons vivre, un monde faits d’objets de toutes sortes : objets de pensée, objets de sciences, objets de désirs, objets de rivalités, objets de consommation, objets de technique, objets de spectacle, objets d’idolâtrie, objets de commerce, de trafics de spéculations et de guerres incessantes.

Cette manière objective de regarder tout ce qui est et qui vit, la nature, les animaux et les humains, la matière, la vie et le cosmos tout entier, notre époque ne se contente plus d’en faire les objets de son savoir scientifique, elle en fait une masse d’objets jetables et jetés et de sujets humains assimilés à des objets remplaçables et remplacés, une masse livrée à la logique inhumaine des marchés financiers . Dans cette Barbarie d’un genre nouveau, que dénonçait déjà Michel Henry en 1986, toutes les ressources et tous les humains sont désormais regardés par le système technico-financier mondial comme des marchandises. La logique du profit et de la plus value monétaire ne connait aucune limite éthique et s’empare désormais des richesses individuelles et existentielles de la vie privée et des oeuvres artistiques et culturelles de l’humanité pour réduire tout ce qui vit et qui témoigne de la Vie à des objets de son commerce ou de son spectacle, sans se soucier que sa logique précipite l’humanité et la nature vers l’anéantissement.

Les sciences, les technologies et l’industrie humaines après avoir réduit la vie et les vivants à des systèmes objectifs projettent de réaliser l’immémoriale illusion des hommes, celle qui a fondé ce monde objectif : s’emparer du secret de la vie, qui est Dieu, et de l’immortalité des corps qui seront modifiés à cet effet.

Ce projet étant le seul que son regard objectivant puisse encore concevoir pour prolonger au delà de l’effondrement prévisible du système humain l’existence d’une élite sur la Terre ou sur d’autres planètes. Ce programme insensé, qui n’est plus du domaine de la science fiction, ne tardera plus à réaliser ici bas l’enfer annoncé par l’Écriture sainte. 

La seconde manière de regarder est intérieure, subjective et sensible. 
Elle est celle de la vie, du coeur, de l’amour.

En vérité, cette manière de regarder n’est pas la seconde mais la première, la juste et la bonne, celle que nous avons perdue de vue en détournant notre regard.  

La juste manière de regarder est en effet celle de la vie, de la Vie qui est Dieu en Personne et qui nous regarde comme Lui-même ; qui nous regarde vivre de la Vie qu’il est Lui-même.

Une Vie qu’il nous donne pour que nous la recevions comme Don et comme preuve de son amour, pour que nous la gardions et la regardions éternellement

Car il n’y a qu’une vie, la vie éternelle, la vie de Dieu, la vie en Dieu, la Vie qui se donne éternellement à elle-même et qui nous donne éternellement à nous-mêmes pour que nous vivions en Lui comme Lui vit en nous.

Dès que nous regardons de cette manière nous regardons qui nous sommes en vérité, et nous disons : Dieu me regarde.

Simultanément nous comprenons la folie des hommes qui détournent leurs regards de Dieu et qui, dès lors, ne croisent plus son regard vivant et aimant.
Ces hommes quant  à eux disent  : « Dieu ne me regarde pas, il est mort ! »

Détourner le regard du regard de Dieu cela veut dire pour l’homme regarder la Vie qui est Dieu comme un objet dont il désire s’assurer la possession pour lui seul comme si il n’avait pas déjà la vie, comme si ce n’était pas la vie dont il vit qui lui donne le pouvoir de regarder, celui de détourner son regard et celui d’exercer tous ses pouvoirs, comme se lever, rire, marcher, aimer, rêver etc,.

Détourner le regard du regard de Dieu cela veut dire vouloir se faire dieu à la place de Dieu ; ou encore vouloir vivre sans la Vie qui nous donne à nous-mêmes

Ce regard méprisant et objectivant fait aussitôt perdre à l’homme le regard de Dieu ; c’est-à-dire la vision directe ou immanente de Dieu qu’il reçoit dans la lumière béatifique, c’est-à-dire dans sa communion de vie et d’amour avec Lui qui se donne et qui jamais ne peut être tenu et retenu dans une chose, un être ou un étant, une idée, un concept, un savoir, une théorie, une équation etc, mais qui peut seulement se connaître par la vie vécue et aimée comme Don.

Détourner son regard du regard de la Vie qui est Dieu, ce serait donc pour l’homme  jeter sa vie hors de la Vie qui est Dieu, ce serait se jeter hors de lui-même.  Or cela lui est tout autant impossible que de saisir Dieu comme un objet ou un savoir, car jamais la Vie de Dieu qui vit en nous ne peut sortir d’elle-même et se jeter dans un monde d’objets sans vie.

Le terme hébreux hê’t’ de la racine du verbe hâtâ’, qui fut traduit par péché, dit bien le détournement de notre regard du regard vivant et aimant de Dieu, puisqu’il signifie erreur de visée, manquer la cible, comme le souligne Annick de Souzenelle, une théologienne orthodoxe particulièrement inspirée que je peux appeler mon amie.

Une erreur de visée, un regard qui manque sa cible, un regard qui se détourne de Dieu et qui désire faire de la Vie éternelle un objet figé et défini, un objet que l’homme voudrait s’approprier alors qu’il le reçoit déjà, un regard qui méprise et doute du don et de l’amour de Dieu, voilà le sens du péché.

Un erreur de visée qui provoque l’expulsion de l’homme, c’est-à-dire de l’Humanité, du Jardin des Délices, c’est-à-dire de la joie et la certitude de la vie en Dieu.

Une erreur, un regard détourné de la Vie en Dieu qui provoque l’exil de l’homme dans un monde d’objets illusoires qui persiste tant que son erreur de visée, ou son péché, persiste.

Cet exil dans le temps et l’espace du monde, celui de notre existence sur la Terre, ne nous prive pas cependant de la vie, puisque Dieu ne cesse de nous la donner hors du temps et de l’espace du monde. Car la vie ne vit que dans la Vie et jamais hors d’elle, ici ou là, dans un monde, dans un temps ou un espace fussent-ils ceux d’un univers.

A cet égard, je signale à votre attention que le terme mort, qui se trouve dans toutes nos traductions, ne se trouve pas dans le texte hébreux de La Genèse où il correspond à la notion de mutation ; une mutation de la vie en nous s’entend, une mutation réversible qui peut s’opérer en deux sens : celui d’une connaissance ou celui d’une méconnaissance de la Vie qui est Dieu. Or la vraie connaissance de Dieu est l’amour, et cette connaissance n'est autre que la seconde naissance en Esprit dont parle Jésus à Nicodème.

Mutation réversible dans le sens aussi d’une croissance ou d’une décroissance en intensité de notre amour de la Vie qui est Dieu, pour évoquer l’injonction divine du « croissez et multipliez » que Dieu adresse à l’homme dans la Genèse.

Une injonction qui fut entendue et mise en pratique dans l’extériorité du monde objectif au niveau des corps sexués, et non pas dans la subjectivité affective de la Vie en chaque vivant où il s’agit de croître et de multipliez dans l’amour de la Vie qui est Dieu.

La mort de l’homme ce ne peut être ce que la Vie qui est Dieu veut pour l’homme. Cette idée vient du monde et de son erreur de visée et d’incompréhension persistante.

En effet, Dieu, malgré notre erreur et même malgré l’oubli de notre erreur, ne cesse de regarder et d’aimer l’homme comme Lui-même, comme un Père aime son fils perdu, en exil dans le monde, ne cessant d’espérer son retour vers Lui. Comme nous le révèle Notre Seigneur Jésus Christ par la Parabole des deux fils ou du fils prodigue.

« Je me lèverai, j'irai vers mon père, et je lui dirai: Mon père, j'ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d'être appelé ton fils; traite-moi comme l'un de tes serviteurs. Et il se leva, et alla vers son père. Comme il était encore loin, son père le vit et fut ému de compassion, il courut se jeter à son cou et le baisa. Le fils lui dit: Mon père, j'ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d'être appelé ton fils. Mais le père dit à ses serviteurs: Apportez vite la plus belle robe, et l'en revêtez; mettez-lui un anneau au doigt, et des souliers aux pieds. Amenez le veau gras, et tuez-le. Mangeons et réjouissons-nous,  car mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie; il était perdu, et il est retrouvé. » Luc 15, 18-24 

 
Cette parabole confirme que la tentation du détournement comme la possibilité du retournement est possible à tout moment de notre existence terrestre.

L’Adversaire (Satan) qui dans le récit de la Genèse met l’amour de l’homme à l’épreuve, ne cesse de le faire à tout instant de notre existence en ce monde.

L’erreur de visée peut ainsi se répéter indéfiniment et perpétuer notre exil dans la méconnaissance ou bien, au contraire, ne pas se répéter et susciter notre retournement et notre naissance en Dieu et la co-naissance dans son amour.

Tout ce que nous éprouvons comme tout ce qui nous éprouve, dans le sens d’une mise à l’épreuve, est vécu en nous, dans nos vies mêmes et jamais au dehors où il n’y a pas de vie.

Pourtant, dans ces épreuves, dans l’adversité même de nos existences, nos vies s’éprouvent dans et par la Vie qui est Dieu, par le labeur, par la mise en oeuvre de tous nos pouvoirs faire et dans toutes les tonalités affectives que la Vie donne à éprouver à nos corps subjectifs, c’est-à-dire dans la réversibilité de notre souffrance en joie et dans toutes le tonalités affectives entre ces deux extrêmes.

Ainsi par la peine que nous éprouvons dans l’effort fourni dans la transformation d’une matière qui résiste à nos efforts et à notre volonté, comme dans la joie ressentie quand nous avons transformé celle-ci en ouvrage ou en oeuvre nécessaires à la vie, la mienne et celle d’autrui, nous pouvons faire l’épreuve de la Vie invisible et recevoir notre existence sur Terre comme un Don de la Vie qui est Dieu 

Mais encore, comme l’a montré la phénoménologie radicale de la vie de Michel Henry, dans l’épreuve de sa vie, dans l’immédiateté du se-sentir soi-même, tout homme peut éprouver avec certitude sa subjectivité pure, le Soi vivant qu’il est.

Et, dans cette certitude il peut atteindre cette autre certitude qu’il n’est pas à la source de sa vie, qu’il ne s’est pas donné la vie à lui-même, qu’il n’a pas ce pouvoir et ne l’aura jamais, et qu’il doit alors reconnaître qu’il reçoit sa vie d’une donation antérieure à lui, d’une Vie qui a le pouvoir de se donner la vie à elle-même et de la lui donner ensuite.

Cette Vie et son auto-donation, la Vie absolue est Dieu en personne.

Ce n’est donc pas à la mort que l’homme est condamné par Dieu à la suite de son détournement, de son erreur, de son illusion, de sa méprise, en un mot de son péché, mais à la nécessité de muter et d’accomplir son retournement au cours d’un exil terrestre, au cours duquel par l’épreuve même de son existence  dans le temps et l’espace il en viendrait à reconnaitre qu’il reçoit sa vie d’un Don de Dieu.

Ce passage, cette mutation consistant pour tout homme à mourir à la vanité de ses savoirs mondains, à mourir à la vanité d’un Ego qui se prend pour sa propre cause et son seul but, à mourir à l’illusion que sa vie est quelque-chose qui se trouverait dans ce monde ; à mourir pour renaître et re-co-naître que sa vie ne cesse de vivre dans une Vie qui ne cesse de le ressusciter à tout instant et qui le ressuscitera éternellement.

Là est le passage, la seconde naissance en Esprit que chaque homme peut accomplir en retournant son regard pour reconnaître la Vie qui vit en Lui et qui ne l’abandonne pas une seconde durant son exil sur cette Terre, un exil qui lui est donné pour cette connaissance même.

Car la Vie ne se connaît que par la vie, l’Amour ne se connaît que par l’amour, l’Esprit ne se connaît que par l’esprit.

Le Christ Jésus, qui est le Verbe de Dieu, est venu accomplir et nous révéler la Vérité qui sauve et qui nous libère du monde. Comme Lui, par Lui et en Lui, tout homme peut vivre sa Passion et accomplir sa mutation, son retournement, son passage, sa Pâques, sa seconde naissance, son Salut.

Toutefois l’accomplissement de notre Salut consiste non pas à comprendre ces choses mais à les vivre en vérité.

C’est pourquoi nous ne pouvons comprendre la Parole du Christ, la Parole de la Vie, que si nous la vivons au préalable dans notre chair invisible, que si nous l’entendons dans notre coeur pour l’incarner et la mettre en pratique dans nos vies.

Jésus savait parfaitement que ses disciples, comme tous les hommes de ce monde, resteraient sourds et aveugles à la Parole de Vie qu’Il est lui-même.

Sous l’emprise du monde et de son erreur de visée, ceux-ci n’étaient pas encore nés de nouveau, à savoir incapables d’éprouver avec certitude leurs propres vies et celle d’autrui comme le Don de  Dieu, comme la Parole même de la Vie.  

Jésus pourtant leur donna les signes qu’ils demandaient, des signes censés  prouver qu’Il était en vérité la Résurrection et la Vie, qu’il était bien le Messie, le Bien Aimé Fils du Père. Ces signes sont ses miracles mais aussi, sa Transfiguration et le plus grand, sa Résurrection.

Une Résurrection qu’il avait annoncée à ses disciples, mais à laquelle ceux-ci ne crurent qu’après en avoir reçu la preuve audible, visible, tangible, objective donc !

Lors d’une apparition, le Ressuscité dit à Thomas, qui n’avait pas cru que ses compagnons avaient vu Jésus ressuscité :
« Parce que tu m'as vu, tu as cru. Heureux ceux qui n'ont pas vu, et qui ont cru! » (Jean 20,29)  

Raffermis par ces preuves visibles de la Vie invisible, auxquelles Jésus ajoutera son Ascension, les disciples auraient-ils eu le courage de partir dans le monde comme des agneaux au milieu des loups pour annoncer aux hommes la Bonne nouvelle ?

Certes non.

Et Jésus le savait : son enseignement, ses miracles, sa Passion, sa Mort et sa Résurrection, comme tous ces signes qu’il avait donnés à ses disciples ne pouvaient leur prouver de manière certaine que Lui Jésus était la Voie, la Vérité, la Vie et la Résurrection, car la Vie qui est la Vérité n’appartient pas au monde de la preuve objective mais à l’épreuve subjective et vivante de laquelle jaillit la certitude dans le coeur de l’homme.

C’est pourquoi, malgré ces preuves, leurs coeurs demeuraient rétifs, troublés, pleins de la tristesse et de peur, car en vérité leurs coeurs n’étaient pas encore nés dans la certitude de l’Amour, à l’exception de sa Mère
Marie, de Jean et de Marie Madeleine qui la première le vit par l’esprit, par le coeur.

Pour que l’ouverture du regard du coeur se fasse, pour que la naissance en esprit et en amour se produise, Jésus devait se retirer du monde visible et monter vers le Père afin que vienne l’Esprit Saint qui allait opérer dans l’invisibilité des coeurs l’éprouver de la Vérité, le retournement des regards détournés vers le monde, la co-naissance en Dieu, la seconde naissance dans la Vie et dans l’Amour du Père qui seule donne à chacun la certitude de sa naissance immémoriale et éternelle.

C’est pourquoi Jésus leur annonce la venue de l’Esprit Saint :

« Et moi, je prierai le Père, et il vous donnera un autre consolateur, afin qu'il demeure éternellement avec vous, l'Esprit de vérité, que le monde ne peut recevoir, parce qu'il ne le voit point et ne le connaît point ; mais vous, vous le connaissez, car il demeure avec vous, et il sera en vous. » Jean 14,17
 

« Mais le consolateur, l'Esprit Saint, que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses, et vous rappellera tout ce que je vous ai dit. » Jean 14,26 « Vous avez entendu que je vous ai dit: Je m'en vais, et je reviens vers vous. Si vous m'aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais au Père; car le Père est plus grand que moi. » Jean 14,28

L’Esprit Saint que Jésus nomme aussi l’Esprit de Vérité vient donc et ne cesse de venir depuis pour éveiller dans les coeurs aveugles et sourds des hommes le regard et l’écoute de la Vie invisible et la vraie connaissance, la seule connaissance nécessaire du Toujours nouveau, de la Bonne Nouvelle que le monde ne peut recevoir, la connaissance en esprit et en vérité, la connaissance du coeur, qui seule donne la certitude de l’amour qui connaît la Vie qui est Dieu et sa Joie et sa Gloire.

Seul le Souffle de la Vérité balaye les doutes et les peurs et rend inutiles les preuves visibles, les signes extérieurs, les prédications et les argumentations du monde.

Par sa grâce surabondante l’Esprit Saint illumine les coeurs et leur donne d’éprouver la Vérité de l’amour de Dieu dans la chair affective et invisible de nos vies incarnées, de nos vies en Dieu.

Car notre chair qui s’éprouve vivante est la Parole de la Vie même qui nous donne de l’aimer et de nous réjouir de son Don éternel.

Voilà ce que je voulais vous dire aujourd’hui en m’appuyant non sur des expériences objectives de laboratoire, ou sur les cogitations d’un je pense ceci ou cela, ou d’une conscience qui est toujours conscience de quelques-chose, mais en m’appuyant mais sur les expériences vécues dans la pratique de la peinture et dans celle du vivant que je suis dans la Vie ; en m’appuyant particulièrement sur des expériences esthétiques qui, au cours de mes rencontre avec ces oeuvres d’art que je nomme des théophanies, ont imprégné ma chair vivante, ou mon âme ou mon coeur, de cette certitude qui se révèle lorsque le venir en Soi de la Vie nous étreint et nous submerge dans son amour absolu.

Cette expérience phénoménologique pure et subjective que chacun peut vivre est désormais soutenue par les acquis décisifs de la phénoménologie radicale instaurée par Michel Henry.


Une phénoménologie de la Vie, de l’incarnation et de la chair qui aujourd’hui avec des auteurs comme Rolf Kühn, Antoine Vidalin, Natalie Depraz, Jad Hatem et quelques centaines d’autres, qui sont autant d’amis de notre humanité en Dieu, opère le retournement de la métaphysique classique et prépare la mutation de nos pratiques objectivistes qui de perdues, mortes et mortifères qu’elles sont peuvent revenir à la Vie.

Cette phénoménologie radicale vient également confirmer phéno-ménologiquement ce que la Parole de la Vie et de l’amour en Personne est venue nous révéler, et, ce faisant, elle réconcilie la sagesse du monde avec la Sagesse de Dieu.

J’ajoute qu’une telle expérience de la Vérité vivante peut se produire en un fulguration comme au terme d'un long cheminement spirituel, mais toujours par la voie d’une expérience spirituelle, religieuse ou esthétique qui se rejoignent dans la Source unique de toute expérience vivante possible.  

Des expériences qui ont en commun de nous révéler la coïncidence de nos vies avec la Vie invisible et absolue qui est Dieu, de nous révéler notre naissance dans la chair de résurrection du Christ et par Lui notre filiation dans l’amour du Père et la certitude sans autre preuve que nos vies mêmes, données et reçues pour être données à leur tour et multipliée ainsi infiniment dans la Joie du Père, du Fils et de l’Esprit Saint qui nous accueillent à la Table sainte du Festin retrouvé de la Vie en tant que quatrième aux côtés de Marie, Mère de Dieu et notre Mère, et de tous les saints.

C’est de cette certitude intérieure, de cette confiance absolue, en un mot de la Foi en Dieu, dont l’Eglise a témoigné depuis deux millénaires dans le monde par des oeuvres innombrables : célébration eucharistique, pratique des sacrements, de la charité, de l’hospitalité, de l’enseignement, de la prière, mais aussi par l’oeuvre des arts qui eux aussi participent à l’Oeuvre de la Révélation.
 
Depuis les premiers siècles du christianisme des légions d’artistes et d’ouvriers de Dieu furent, en effet, appelés, inspirés et portés par l’Esprit Saint. Ces hommes ont voués leurs vies et leurs talents à l’Oeuvre divine, ils ont aimés comme Dieu nous aime et nous ont fait connaître son amour par leurs oeuvres et leurs actions. Ils sont les amis et les enfants de Dieu et dans cette amitié et cette filiation ce sont nos frères et nos soeurs en Dieu.

Ces artistes ont légué aux monde un nombre incalculable d’oeuvres d’art capables de donner aux vivants d’éprouver la splendeur de la Vérité dans une expérience affective esthétique d’une intensité telle qu’elle s’avère capable de renverser le monde illusoire dans lequel nous pensons vivre et de retourner les fils exilés que nous sommes vers le Père de la Vie.

Il resterait à dire comment les oeuvres d’art digne de ce nom opèrent ce miracle que la seule prédiction de la Parole de la Vie dans les langues du monde ne peut accomplir.

C’est la description détaillée de ce comment que j’ai tenté de faire dans le livre que j’ai évoqué : Ad Imaginem Dei 1 L'oeuvre invisible. Je vous en lirai quelques passages si vous le souhaitez et si nous en avons les temps après la discussion et les questionnements que mes propos enthousiastes auront je l’espère suscités.

Je donnerai pour conclure la Parole à Michel Henry, que j’ai évoqué plus d’une fois et dont j’ai découvert l’oeuvre capitale par le livre qu’il consacra à Wasilly Kandinsky, le grand peintre et théoricien du XXe siècle, inventeur et rénovateur de l’art abstrait.    

« Qu’est-ce que la peinture ? Que veut-elle peindre ?
N’est-ce pas ce monde que nous voyons avec ses arbres, ses rivières, ses maisons, ses couleurs – sa lumière aussi, ses formes dont la géométrie nous a habitués à saisir la pureté ?
Avec Kandinsky ces évidences sont renversées. La peinture ne représente plus la réalité extérieure mais le fond de notre être : nos pulsions, notre force, nos affects et notre angoisse – notre vie invisible. Est-il possible de peindre l’invisible, de le donner à voir ? Oui, si formes et couleurs n’appartiennent pas d’abord au monde, si elles ont « une sonorité intérieure », si en leur subjectivité pure, en tant qu’impressions, elles sont elles-mêmes invisibles. La prodigieuse révolution de l’abstraction a une signification spirituelle. En congédiant la figuration – soit l’équivalent esthétique de l’objectivisme moderne, de son vide et de son désarroi – elle reconduit l’homme à lui-même et l’art à sa vocation. Car, à l’exception des XVIIIe et XIXe siècles, la peinture a toujours été abstraite, une expérience du sacré, « la résurrection de la vie éternelle » 


Vassily Kandinsky. Composition X. 130 x 195 cm. 1939

Le terme abstraction dans le vocabulaire de Kandinsky signifie faire abstraction du regard extérieur objectivant, acquis et convenu du monde, pour ouvrir le regard intérieur de l’âme vivante aux sonorités et aux résonances invisibles des formes et des couleurs en tant que purs affects que la vie nous donne de ressentir, d’éprouver et d’incarner dans notre chair impressionnelle.

L’oeuvre abstraite du peintre est semblable à l’oeuvre abstraite du musicien qui ne cherche pas à représenter quelque-chose mais qui, comme tous les artistes véridiques, cherche à pénétrer nos âmes, à émouvoir nos coeurs, notre chair impressionnelle, pour la travailler, l’élever, et nous révéler la vérité de notre origine invisible. Et cela en utilisant avec art, c’est-à-dire avec une maîtrise parfaite d’un savoir faire, et une connaissance sensible des ressources et des potentialités rythmiques et harmoniques infinies de la peinture, de la musique, de l’architecture etc,

Ce qui opère, ce qui véritablement oeuvre, dans la peinture abstraite, au sens que je viens de donner, ce sont les couleurs et les formes en tant que réalités spirituelles vivantes dans leurs combinaisons infinies et leurs compositions harmoniques inépuisables qui, ne se figeant plus dans des représentations objectives occultantes du monde (des images), touchent la profondeur abyssale de la Vie absolue par laquelle nous vivons ces expériences esthétiques ressuscitantes, capables de nous révéler sa donation pure, ou sa grâce, et de nous réconcilier avec son amour absolu lui aussi pour nous mener à la béatitude et à la gratitude dont témoignent les larmes de joie que nous versons alors grâce à elles.


Robert Empain, Abbaye de Fontgombault, le 31 juillet 2018

vendredi 24 août 2018

Des études supérieures de dessin, pour quoi faire ?


Grâce à Saskia Weyts

Saskia Weyts est professeur titulaire de l'Atelier de dessin de l'Académie des Beaux Arts de Tournai, qu'elle a fondé il y a plus de quinze années et qu'elle conduit désormais avec Réjean Dorval. 
Saskia est également peintre et membre active et éminente du groupe Grâce que nous avons formé en 2003. J'ai écrit et publié ici le texte de présentation de son exposition intitulée Cosmos intérieur, présentée à Caldas da Rainha, au Portugal, en 2017. Ensemble nous avons exposé en de nombreux lieux, notamment  à la galerie Twilight Zone en 2008, que Réjean animait alors. Je relaye ici un texte qu'elle présente aujourd'hui sur le blog de son Atelier à l'occasion de la rentrée académique 2018-2019, et dans lequel elle donne sa vision de l'enseignement du dessin tout en affirmant l'urgente nécessité dans ce monde du tous et du tout numériques de revenir à une pratique vivante, singulière et sensible du dessin et de l'art.      


Saskia Weyts au travail 

Une question m’est souvent posée par les jeunes et par leurs parents lors des portes ouvertes : à quoi servent les études supérieures de dessin aux Beaux-Arts ?

Par ailleurs, je suis régulièrement confrontée à des professionnels de la création qui me disent : « nous cherchons des créateurs, des dessinateurs capables de mettre en oeuvre un projet singulier ; nous avons besoin de créateurs qui savent transcrire des messages, des émotions, des idées de manière originale et personnelle dans leurs créations. Mais comment ce fait-il que nous n’en trouvions pas ? »

Comment coordonner ou accorder au plus juste ces demandes  ?

Commençons par rappeler que pour nous toute création digne de ce nom vient de la vie. C’est-à-dire des impulsions, des sensations, des émotions et des nécessités intérieures, comme disait Kandinsky que tous nous éprouvons mais que certaines personnes, que l’on appelle des créateurs ou des artistes, éprouvent plus intensément que les autres et cherchent alors à exprimer par le moyen d’un art, par celui d’une création personnelle, par des oeuvres originales et singulières qui s’avèrent capables de toucher les autres et de leur transmettre ces sensations, ces émotions, ces impulsions créatrices, en un mot cette nourriture esthétique vivante dont la vie a impérativement besoin  faute de se désespérer et de dépérir. 

La vocation de notre Atelier de dessin est de mettre tout en oeuvre pour que chaque étudiant devienne le créateur singulier, original et unique qu’il est potentiellement.

Si la création artistique vient de la vie et va à la vie, comme le disait Beethoven de la musique, elle ne peut à aucun moment être figée, automatisée, formatée, contrainte, immobilisée et moins encore, comme on le voit de nos jours, abandonnée à une technologie numérique sous peine d’être déshumanisée.
Il est donc indispensable selon nous, dans ce monde du tout et du tous technologiques, de revenir à des moyens d’expressions simples, sensibles, immédiats, vivants. 


Exposition de fin d'année de l'Atelier de dessin. 2013



Si le regard et l’esprit sont au départ de la captation du monde sensible et de ses formes inépuisables, le dessin exprime spontanément nos rapports au monde, nos émotions notre imagination et notre pensée créatrices. Le dessin est d’ailleurs aussi ancien que l'humanité et il a contribué à toutes les oeuvres civilisatrices.

Le dessin est une forme première et majeure d’expression et de communication entre les humains, car avant d’exprimer nos émotions par la parole ou l’écriture, nous les traçons par le geste et nous les dessinons.

Il s’agit ainsi et d’abord dans le monde actuel pour chaque étudiant de retrouver l'accès à cette pratique humaine universelle, immémoriale, spontanée, sensible, expressive et créative, qu’est le dessin.

Il s’agit encore et en même temps d’apprendre à voir, à regarder, à observer, à expérimenter,  à comprendre, à filtrer, à analyser, à synthétiser, à distinguer un point de vue d’un autre, à cultiver une vision, afin de construire en pleine conscience un langage plastique personnel.

Nous avons à coeur à l’Atelier de dessin d'explorer et d'analyser toutes les techniques de travail pour comprendre en quoi elles élargissent et fortifient la création par d'autres manières que de tracer des formes et des lignes sur du papier.

Par ce langage unique qu’est le dessin sous toutes ses formes, nous cherchons à faire acquérir par chacun les moyens de traduire à la fois le visible dans toute sa complexité et le vaste domaine invisible des émotions.

Chacun cherche à mener son dessin en accord avec ce que son regard fait quand on le laisse faire et chacun devient attentif et fait confiance à ce que ses yeux perçoivent mais aussi à ce que son esprit pense et ressent.

De plus, contrairement à une certaine volonté de faire table rase du passé en art, nous sommes convaincus pour notre part qu’une vaste culture visuelle est indispensable pour élever le niveau et la pratique artistique.

Aujourd’hui, le dessin peut prendre de multiples formes : dessin de représentation, dessin de fiction, dessin à la main, dessin numérique, dessin d’animation, dessin performatif etc.

Nous réfléchissons aux modes les plus propices à la personnalité créatrice de chacun.

Si l’esprit du dessin est intemporel, l’espace du dessin dans l’art contemporain est à inventer continuellement.

Dessiner aujourd'hui, c'est nécessairement mettre en question un rapport au monde, aux autres et à Soi-même.



Exposition de fin d'année de l'Atelier de dessin. 2014



L’ATELIER DE DESSIN

L’enseignement s’effectue en atelier.

L’Atelier est en effet par excellence un lieu d’échanges où travaillent ensemble les étudiants de tous les niveaux.

Le cours est individualisé mais chaque étudiant considère l’Atelier comme un laboratoire et un lieu d’échanges collectifs.

Il s’agit de retrouver en soi comment aller trop loin : ne jamais s’empêcher d’explorer car ce serait se priver du pouvoir créateur de la vie même.  Nous vivons au-delà de ce que nous croyons mais nous l’occultons de toutes nos forces.

« La philosophie, les sciences, les arts sont trois moyens d’avancer dans la connaissance de nous-mêmes. Ces moyens ont des voies apparemment différentes mais tous doivent se confronter au doute. La pensée n’avance pas autrement que par des avancées qui sont détruites et remplacées par d’autres avancées. C’est le mouvement de la pensée. »  écrit Claude Régy.

En bachelors nous proposons différents cours complémentaires comme la photographie, la gravure, le volume, la couleur, qui tous sensibilisent les étudiants et les mènent à élargir leur champ de travail par la pratique de multiples expériences.

En master nous soutenons les étudiants dans une recherche qui engage le dessin dans un champ élargi.

Le dessin peut en effet y être développé comme pratique en soi mais aussi questionné à travers d’autres pratiques comme la gravure, la photographie, le volume, la couleur, l’installation, les arts du mouvement etc,

L’interdisciplinarité est encouragée car la pratique de dessin connaît de nombreux prolongements au sein de toutes les autres disciplines artistiques et graphiques.

L’étudiant développe sa démarche personnelle et argumente ses projets en se nourrissant de sources du monde de l’art et d’autres références liées aux préoccupations historiques, sociales, politiques et culturelles.

Selon le sens et la nature de la recherche, on interrogera à ce stade tous les médiums susceptibles d’enrichir le propos. On considérera l’espace (réel ou inventé), l’échelle (monumentale ou pas) ainsi que les moyens mis en oeuvre pour transmettre la pensée et l’intention créatrice.


APRES LES ETUDES

A la question initiale : à quoi servent les études de dessin aux Beaux-Arts ? posée avec les candidats étudiants et leurs parents au début de ce texte de rentrée académique 2018-2019, nous avons répondu que les cinq années d’études à l’Atelier de dessin visent à ce que chaque étudiant acquière les moyens de devenir le créateur singulier, original et unique qu’il est potentiellement.

Nous avons fait comprendre que cette pratique et cette formation constituent le Fonds indispensable pour quiconque désire s’engager sur le chemin de la création, un chemin qui se poursuit et s'approfondit toute la vie lorsque que l’on est un créateur, et, en vérité, un être humain.

Outre le métier d’artiste, cette formation fondamentale ouvre selon nous à tous les métiers de la création visuelle, ou faisant appel à elle. Le dessin étant, nous y avons insisté, un mode d’expression universel.

Ainsi par exemple, et de plus en plus, les musées et les centres culturelles font appel à nos étudiants-créateurs pour assurer leur service éducatif et culturel ; de même de plus en plus des centres hospitaliers désirent mettre en oeuvre des services de créations artistiques pour les patients.

Mais encore, aux professionnels de la communication et des métiers graphiques qui peinent à trouver de jeunes talents créateurs, nous dirons qu’il vaut mieux faire appel à des jeunes qui possèdent une connaissance visuelle et sensible, culturelle et conceptuelle, acquise au terme d’une pratique ouverte du langage plastique fondamental et commun à tous les arts qu’est le dessin. Ces jeunes créateurs au regard formé et à l’esprit cultivé acquerront en effet facilement la maîtrise des logiciels qu’ils mettront au service de leurs créativité, alors que les techniciens formés, sinon déformés, par ces mêmes logiciels acquerront difficilement le Fonds de connaissances artistiques indispensables aux métiers de la création visuelle. 
                                                                        Saskia Weyts, 24 août 2018

jeudi 16 août 2018

La phénoménologie de la religion selon Michel Henry


Grâce à toi Rolf Kühn 

  Voici le troisième article annoncé de Rolf Kühn que j'associe à la cause d'un Art pour la Vie que nous défendons sur ce blog ; Rolf Kühn est un des plus brillants penseurs et défenseurs d'une culture par et pour la Vie et l'un des plus éminents continuateurs de la phénoménologie radicale inaugurée par Michel Henry dont nous nous réclamons ici. Ces trois articles de Rolf Kühn prolongent la publication du texte de ma conférence Art et Naissance en Dieu, donnée aux Rencontres de culture chrétienne à l'Abbaye Notre Dame de Fontgombault, et publiée ici. Je renvoie donc le lecteur aux quatre derniers articles en relation publiés sur ce blog.
Puisque la Vie est pour Michel Henry avant tout une réalité, et non un simple concept, l’Absolu qui y correspond (en tant qu’immanence transcendantale au niveau d’une auto-affection qui peut fonder sa propre essence par une auto-génération) ne constitue pas une généralité, mais une Incarnation concrète avant tout temps au sens johannique. Cette proto-relation entre « Père » et « Fils » dans la Vie divine se comprend ainsi de même comme une « naissance éternelle» de l’âme au sens eckhartien, ce qui fait que la présence de « Dieu » est donnée à travers toutes nos modalisations pour éprouver la plénitude du vivre à tout moment. Une telle phénoménologie radicale de la religion englobe donc aussi l’éthique et l’art, car en sa «passibilité» foncière le lien religieux originaire fait naître simultanément la force de tout agir.



Fils dans la Vie. 2013

I. Absolu et invisibilité de la vie à partir de l’éthique et de la culture


1. Il est impossible d’avoir conscience de l’Absolu comme on a conscience de quelque chose. Un savoir absolu comme celui que visait Hegel reste également une conscience d’objet ou de ce qu’on voit. Ce savoir absolu est faussé dans son principe même étant donné que la conscience hégélienne se représente elle-même dans un voir qui nécessairement objective sa propre nature. Il est très important de distinguer une subjectivité phénoménologique absolue de ce savoir absolu idéaliste si l’on veut saisir correctement cette absoluité spécifique du savoir de la vie pratique, culturelle ou religieuse selon Michel Henry. Cela seul peut nous éviter tout projet de totalisation éthique ou politique au nom de l’Histoire ou d’autres hypostases (race, nation, classe, progrès, confession, etc.) (1) . Si la religion de la vie est une culture de la vie invisible, elle ne peut jamais se retrouver en un dernier objet comme chez Hegel, dans un objet absolu qui serait finalement elle-même (2).
 
2. Ainsi, l’invisibilité de la subjectivité phénoménologique pure connaît bien une « transcendance » immanente par rapport à l’Origine de l’auto-devenir de la vie absolue, mais sans que cette transcendance représente pour autant une généralité ou une dialectique objectives à l’égard de la subjectivité. La vie absolue est l’ipséisation auto-affective de cette subjectivité, ce qui laisse éclore l’éthique et la religion en son cœur passible même. En ce sens, celle-ci éprouve en elle une certitude inébranlable quant à son pouvoir d’évaluation des valeurs, une foi en cette donation absolue de la vie qui, dans une auto-affection sans distance et refus possibles, inscrit la source de toute valeur et religio au cœur même de chaque Moi. Si donc une telle éthique et religion est en un certain sens la culture même, toute culture véritablement vivante ne peut manquer de renvoyer à un Absolu immédiat au lieu de s’ériger elle-même en absolu par un projet d’autonomie illusoire, comme la technique se le propose aujourd’hui. Un savoir bâti sur un voir théorique, scientifique, technique, monétaire, etc., implique une maîtrise du vu qui doit s’intégrer dans le projet du voir qui lui est supérieur en tant qu’objectivité, progrès, bien commun. C’est une logique implacable qui préside à l’activité de ce sujet occidental de la connaissance, c’est-à-dire de cet homme-vision se modelant finalement sur ce qu’il voit : il ne devient pas seulement principe d’objectivité, comme dans la philosophie classique, mais finalement l’objet lui-même, comme dans les épistémologies modernes héritières de cette philosophie de la connaissance-lumière.
 
3. L’analyse phénoménologique de la toute-puissance et de la domination dans la culture est construite ici à partir de l’hétérogénéité entre le voir ek-statique et le vivre immanent ou religieux. Cette distinction ne se révèle donc pas seulement possible, mais d’une importance décisive pour fonder une véritable liberté créatrice obéissant à la modalisation des lois intérieures ou pathétiques de la vie. L’éthique et la religion du non-voir de la vie exclut que n’importe quel « autre » soit obligé de s’exhiber par le discours, l’action efficace ou les confessions idéologiques. La légitimité de sa vie ne réside en effet dans aucune démonstration visible, mais dans le fait transcendantal de sa « naissance » dans la vie absolue et par celle-ci. Ce respect qu’on peut appeler méta-éthique est donc, en même temps, religieux puisque le lien culturel avec autrui émane du lien commun qui immerge chacun en la vie absolue. Cette éthique culturelle ou cette culture éthique implique, par conséquent, une évaluation catégorique du savoir matériel et objectif comme relatif – le savoir subjectif étant le seul à être absolu. De cette manière, il n’est bien entendu pas question de cesser d’organiser le monde matériel afin que la vie – qui est « nécessité de vivre » et donc répétition – soit possible en suivant son mouvement propre. On n’y cherche toutefois plus l’essentiel de ce que nous sommes. Toute idéologie se trouve ainsi exclue si on entend ici par idéologie la réduction de la vie humaine et transcendantale en dernière analyse à un aspect partiel, qu’il soit d’ordre biologique, social, politique, confessionnel ou philosophique (3). Une phénoménologie radicale de la culture ramène donc constamment à la Vie absolue au lieu de la fuir. Elle fait entrevoir un savoir religieux de la vie qui rend possible la vie en coïncidant avec son essence même en tant que pouvoir sensible, affectif ou pulsionnel.
 
4. La vie est sacrée au sens éthique dans la mesure où elle réclame un respect absolu, interdit toute forme de viol et de meurtre. Elle est également en ce sens le support de tout ce qui est religieux. Dans la mesure où la vie, à la différence de l’exhibition objective, n’implique aucune domination et aucune séparation du type sujet-objet, elle est une pure passibilité vis-à-vis d’elle-même. Ma naissance absolue dans la vie implique ainsi une non-position par moi-même, contrairement aux philosophies idéalistes et existentialistes. Je dépends d’un commencement absolu et de son immémoriabilité généalogique totale. C’est ce qui caractérise la vie à chaque instant de mon existence. La vie transcendantale est également radicalement passible vis-à-vis d’elle-même. C’est cela qu’expriment les notions phénoménologiques de pathos, d’auto-affection, d’intensité ou encore d’épreuve attribuées à la Vie en tant que telle. Cette passivité foncière, primordiale et plus ancienne que toute liberté, ôte tout droit de toucher à la vie dans la mesure même où celle-ci ne se donne que sous cette condition de ne pas pouvoir être déliée d’elle-même. Si de cette épreuve pathétique émanent des forces-potentialités culturelles intrinsèques, la religion peut de façon plus particulière être considérée comme cette « forme de vie » qui – culturellement et eidétiquement – a toujours exprimé cette vérité fondamentale que nous sommes sans aucun pouvoir contre le pouvoir qui nous fait vivre. L’ipséité pathétique que je suis se décline donc comme un non-pouvoir fondamental. Ce lien passif avec moi-même crée un lien transcendantal indissoluble qui fait que je suis un « moi » à l’accusatif, un moi qui porte une investiture à la fois individuelle et divine inaliénable.
 
5. La dimension religieuse de la vie consiste en ce mystère abyssal qui est au cœur de toutes les traditions culturelles authentiques, à savoir que je suis tout entier ma vie sans que je ne sois pour rien dans cette donation offerte à tout moment. Cette auto-donation passible de la vie à elle-même – qui implique néanmoins tous les pouvoirs du « Je peux » de l’ego transcendantal ou actif – est le fondement phénoménologique qui met la réalité même de chaque vie en relation directe avec la vie de Dieu. Le respect infini à l’égard d’autrui et de soi-même en tant qu’ethos implique un fondement de cette épreuve, à savoir l’Infini, qui n’est pas seulement un téléologique théorique inachevé, une idée-limite selon Descartes, Kant et Husserl, mais une Réalité en tant que source ou force de vivre à chaque fois actuelle. La religion paraît ainsi comme une manifestation culturelle qui, à la fois, parachève l’auto-accroissement de la vie par la célébration de son Origine et permet la reconnaissance des modalités phénoménologiques de la vie comme l’auto-révélation de « Dieu » lui-même. Cette analyse pourrait être appliquée à toute religion et implique en tout cas toujours, à son sommet, l’inouï de la vie qui bascule dans la mort lorsque elle doit céder la place à des substituts abstraits. Il suffit de voir surgir aujourd’hui de nouvelles villes purement uniformisées et pour certaines d’entre elles dépourvues de temples, d’églises, de statues ou d’autres monuments, pour saisir sur le vif cette agonie culturelle déjà consommée qui demande un retour à la seule source vivante qui existe – la vie justement – pour laisser espérer une nouvelle régénération (4).


II. Naissance en Dieu » et Auto-Révélation de la Vie

6. La phénoménologie de la religion telle que nous la développons ici à partir de la pensée de Henry permet donc une compréhension de la Réalité de Dieu en tant qu’immanence absolue. Puisque chaque « homme » trouve sa naissance primordiale en cette immanence de Dieu, à savoir comme vie auto-affectée, on peut même parler ici avec Maître Eckhart d’une Naissance en Dieu même (5) . Tout instant de notre vie nous permet de vivre nos affections et événements comme inscrits dans la Vie de Dieu, dans son Auto-Révélation sans distance ou représentation. Dans le cadre d’une recherche phénoménologique toujours plus radicalisée et qui devient ainsi une phénoménologie contre-réductive au sens de Henry, « Dieu » ne peut plus relever du domaine conceptuel, au sens ontologique ou au sens causal d’une métaphysique classique. En effet, tout concept n’est pas seulement soumis ou lié à l’intuition husserlienne avec sa régression infinie, mais il implique toujours aussi, par ce fait même, un doute principiel qui laisse la possibilité au développement de toutes les négations de la vie ou athéismes pensables. Ce ne sont donc pas ces formes de nihilisme historique ou moderne qui en tant que telles font problème. On peut toujours leur trouver une certaine plausibilité herméneutique ou épochale. Ce qui est ici en cause, c’est Dieu en tant que cette Réalité apodictique qui est à l’origine de nos vies mêmes. Si, par réduction transcendantale, j’arrive à saisir ma subjectivité même comme passibilité originaire, je ne peux manquer d’assumer également en celle-ci la certitude co-extensive que ce n’est pas moi qui suis à la source de cette vie que je suis, que celle-ci m’advient hors de toute auto-position de ma part.
 
7. Le fait que la certitude de mon origine passible se fonde dans l’immédiateté d’un sentir pur ne peut manquer en ce sens d’avoir des implications fondamentales quant au statut de la « métaphysique » (6). Celle-ci ne peut que renvoyer en dernière instance au lien substantiel entre la Vie phénoménologiquement absolue et ma vie purement passible en elle et à partir d’elle, ce qui implique un dépassement de la différence ontologique heideggerienne. Cette dernière, surtout en tant que temporalité pure ou Er-eignis, reste en effet attachée à un présupposé phénoménologique crucial, à savoir qu’il y a une Distance, comprise comme le premier Écart, indispensable à tout apparaître ou encore au sens de l’être7. Dans ma vie éprouvée passiblement, il n’y a aucune distance, aucun écart temporel, spatial ou logique qui me sépare de la Vie phénoménologique pure ou absolue. C’est en ce sens que le terme de métaphysique désigne ici une dépendance et une identité beaucoup plus radicales que toute émanation créationnelle ou analogique à partir d’un Être suprême ou d’un Dieu dont l’apparaître serait lui aussi subordonné à la neutralité, l’anonymat de l’ek-stase, de la transcendance. Du point de vue de l’auto-affection immanente de tout ce qui est vivant, le terme de métaphysique chez Michel Henry renvoie à une Passibilité qui ne quitte jamais le Soi et forme sa réalité véritable à tout moment de sa vie éprouvée, c’est-à-dire une réalité à jamais non-représentée et donc non illusoire.
 
8. Philosophiquement, nous pourrions en rester là et ébaucher une pensée de la seule Finitude, comme on la trouve entre autres chez Merleau-Ponty et Levinas, au moins en ce qui concerne l’intentionnalité éthique ou récurrente chez ce dernier. Au contraire, pour une phénoménologie contre-réductive – ou matériellement passible au sens henryen –, la Facticité transcendantale est la révélation même de la Vie absolue à l’origine de ma vie individuée. Dans cette Facticité pratique ou vivante, c’est la Vie absolue elle-même qui se révèle. Mon épreuve d’elle n’est rien d’autre que cette Révélation sans distance ou retard au sens de Derrida. Par conséquent, là où il y a Révélation au sens éminent et primordial, c’est-à-dire comme l’essence même de la manifestation originaire, il y a religion si religio signifie le lien vivant se nouant absolument comme certitude intérieure. Une phénoménologie de la Vie absolue se situe entre la métaphysique et la religion constituée (8). En tant que discours philosophique, cette phénoménologie indique notre situation métaphysique radicale (Finitude), sans devenir pour autant une religion dogmatique (théologie), car elle reste attachée réductivement à la sphère de la coïncidence immédiate entre Donation et Révélation, sans passer donc par une quelconque médiation extérieure supplémentaire, que celle-ci soit Histoire ou Écriture. Ces dernières doivent être justifiées par le Logos interne de la Vie qui est « la Voie et la Vérité » au dire de l’Évangile de Saint Jean, ce qui veut dire qu’il y a identité entre Vie et Vérité, que la Vie constitue l’Accès à sa propre Vérité comme Vie divine (9).

9. En ce sens, la phénoménologie de la vie passible en moi renvoie à l’épreuve d’une Révélation à la fois immanente et immédiate. Elle ne peut donc manquer d’être en rapport avec la mystique comprise ici comme l’expérience même de l’éprouver en tant que tel, autrement dit l’auto-épreuve pure de tout éprouver. Dans la Finitude passible, il n’y a plus ni différence ni extériorité. Il y a seulement une affection vivante par elle-même. C’est pour cette raison que nous pouvons affirmer que l’expérience mystique ne s’appuie pas, par nature, sur quelque chose d’extérieur ou de mondain. Comme le remarque Henry, c’est cela même qui constitue la jouissance indicible de l’expérience mystique (10). Cette jouissance, pour être correctement comprise, doit être articulée à la question de la Nuit. Celle-ci est au cœur même de l’expérience concrète du mystique (11). C’est en ce sens que la mystique peut être saisie comme une critériologie de la phénoménologie contre-réductive. Même pour la réduction husserlienne, il existe au départ de l’analyse phénoménologique une « pauvreté absolue » (absolute Armut) de l’esprit ou de la conscience, une absence de possession d’une connaissance théorique préalable permettant de diriger la recherche (12). De la même façon, la mystique constitue une rupture sans appel avec toute « intuition » sensible ou intellectuelle. Aucune intuition ne peut atteindre la Réalité même de Dieu, autrement dit ce Dieu se donnant lui-même hors de tout horizon de représentation. En ce sens, sans nier aucunement le monde en sa valeur ontologique, la pauvreté, le vide de l’esprit – c’est-à-dire notre passibilité foncière – sont identiques à la plénitude même de la Vie phénoménologique absolue, celle-ci nous étant donnée à tout point de l’analyse contre-réductive comme pure présence auto-affective. Pour le dire encore autrement, cette plénitude manifeste est donnée par et dans toute modalisation vivante, même sur le plan le plus modeste.
 
10. Si la critériologie mystique, en sa co-donation intérieure du Tout et du Rien ou encore de la Joie et de la Souffrance, correspond à la démarche phénoménologique même sur son chemin entre métaphysique et religion positive, entre Finitude et Révélation pure, il importe de ne pas éluder le côté matériel de notre problématique. Jusqu’à maintenant, nous n’avons en effet que « tracé » la méthode formelle d’une recherche religieuse. Il faut maintenant nous diriger avec Henry vers son contenu même, lequel doit se révéler, en fin de compte, comme la Réalité de Dieu et la réalité de notre Naissance en Lui. Dans la perspective de la phénoménologie matérielle, c’est au sens le plus fort que je dois tout à la Vie phénoménologique absolue : je dépends de cette Vie de telle façon que je ne suis rien d’autre que cette dépendance même. Autrement dit, je suis le Besoin pur d’un moi à l’accusatif. À l’encontre de l’idéalisme allemand qui ne voit dans le Besoin (Bedürfen) qu’une contraction aveugle (Schelling) ou qu’un manque dialectique (Hegel), la réalité phénoménologique du besoin désigne ce Fait originaire que j’ai besoin, d’abord, de la Vie elle-même, avant d’avoir besoin de quoi que ce soit (13). Le terme de besoin n’a donc au départ rien d’intentionnel, comme c’est encore bien le cas pour le Souci (Sorge) chez Heidegger. S’il est évident que le besoin traverse toute ek-stase, il faut qu’il y ait, originairement, l’investissement absolu de ce besoin par la Vie même. Seul cet investissement absolument non-intentionnel, purement immanent, permet au Besoin de se modaliser en désir, effort et agir, cette modalisation purement pratique étant intérieure à son s’éprouver permanent (14).  Si nous laissons ici les détails de ces analyses de la modalisation immanente de la vie (15) pour ne cerner que le rapport entre le besoin et la naissance en Dieu, nous dirons que celui-ci – en tant qu’auto-besoin de la Vie à tout moment – apparaît nécessairement comme impliquant également à tout moment ma naissance en cette Vie. C’est dire que chaque besoin – en lequel mon moi est révélé à lui-même comme purement passible – est Révélation de la Vie absolue. J’assiste, à tout instant, à la Révélation du Dieu réel en mon auto-révélation à moi, laquelle est identique à mon auto-affection absolue. La Naissance en Dieu n’a, par conséquent, rien de statique, ni de temporel. Elle ne renvoie pas davantage à un plan créationnel ou encore à l’épreuve d’une perte voire d’une déchéance. Au sens de Maître Eckhart et Michel Henry, c’est un Naître éternel ou toujours neuf. La Réalité de Dieu impliquée dans le besoin le plus discret ou le plus récurrent n’est plus ici l’objet d’une conceptualisation ou d’une une intuition, mais est l’auto-donation même de cette Réalité. L’auto-apparaître de tout apparaître reste à jamais dépendant de cette auto-manifestation de l’auto-révélation en son Se-donner pur.
 
11. Sans entrer ici dans les détails, on peut ainsi soutenir que tout discours de la religion ou sur elle qui méconnait l’auto-révélation vivante ou immanente ne peut que reproduire toutes les difficultés bien connues qui sont liées à un Dieu-Concept ou encore à un Dieu-Chose (16). Nous ne voulons pas ce faisant nier la possibilité légitime de telles recherches. Toutefois, pour la phénoménologie radicale, il y a en toute rigueur coïncidence entre le processus et le contenu, entre l’existence et l’essence. Je ne peux plus me distancer artificiellement ou « scientifiquement » de cette Vie même. Si celle-ci, à tout moment, me permet d’en faire l’analyse réductive, c’est pour finalement se donner comme ce qui précède radicalement toute analyse, comme ce qui se donne de façon contre-réductive. Au bout d’un tel cheminement, prenant en compte ses conséquences ultimes, nous voudrions souligner qu’une phénoménologie entièrement contre-réductive, se situant donc dans l’auto-mouvement culturel de la Vie et dans l’Absolu de sa Révélation, ne peut être continuée que comme une phénoménologie radicalement pratique. Cette praxis – qu’il ne faut pas confondre avec un pragmatisme méthodique ou d’expérimentation (17) – est la conséquence intrinsèque de l’identité du besoin et de la plénitude en tout apparaître. Comme on en trouve déjà l’ébauche chez Pierre Maine de Biran (18), les modalisations immanentes et effectives d’une telle praxis doivent être saisies dans leur naissance permanente. Dans une telle perspective, à cause précisément du lien originaire entre besoin et culture, une telle praxis peut également être définie comme une esthétique et « théologie » élémentaire plus archaïque encore que la Lebenswelt husserlienne (19)
 
12. Une remarque supplémentaire, qui nous importe beaucoup, concerne l’aspect christologique de la problématique (20) Le Christ n’est pas seulement présenté par Michel Henry comme le Logos auto-affectif de la naissance en Dieu, mais aussi bien comme cette Affectivité singulière et concrète qui transforme toute histoire existentielle. Il est donc question ici d’une Affection réelle à la hauteur de la Liberté du Christ comme Fils de Dieu depuis le commencement. Nous éprouvons ainsi la « présence » d’une Affectivité pure au sens universel même qui, comme le montre la formation du canon des Écritures saintes, imprègne effectivement l’histoire des hommes sur terre (21). Ces analyses nous permettent de prolonger nos réflexions sur la « Naissance en Dieu » par une description de la vie ecclésiale et sacramentelle ainsi que par une interrogation sur la mort et de la résurrection de la chair. Ces mystères chrétiens ne sont pas liés, avant tout, à une symbolique distancée, mais justement à notre corporéité immanente saisie comme la réalité ultime de la Donation et du Don de Dieu, c’est-à-dire comme la loi pratique de notre Historialité affective se manifestant en toute joie et en toute souffrance (22). Pour aller à l’extrême de toutes ces investigations, et afin de donner à la Naissance en Dieu sa dernière concrétude transcendantale, nous pensons en effet pouvoir élucider l’individuation de chacun à partir du lien immémorial Vie/Chair, c’est-à-dire en tant que déterminabilité christ(olog)ique de tout apparaître. Si toute détermination prédicative implique l’auto-donation de la Vie en son Auto-révélation, elle contient par conséquent une Archi-individuation originaire qui est celle même du Fils de Dieu – Fils qui est Amour et Obéissance filiale. Or, si la philosophie, comme toute autre pensée, ne crée jamais rien, elle utilise en tout jugement perceptif ou prédicatif une Force qui se prête à une telle détermination chaque fois particulière. On peut donc affirmer que je touche phénoménologiquement la Chair du Christ en tout processus de détermination. C’est bien ce que suggère la démarche de Henry. C’est dire que ce n’est pas seulement en rencontrant Autrui que je touche la Chair du Christ. Je touche celle-ci également en tout faire, penser, sentir ou agi. Il s’agit, à chaque fois, d’une concrétion au niveau d’une vie qui s’individualise dans la Vérité éternelle du Christ même (23).. La problématique de la Naissance en Dieu ne conduit donc à aucun quiétisme, mais bien plutôt à un Faire chaque fois révélateur et déterminé, la particularité de chaque détermination donnant à reconnaître le Don même de Dieu comme cette plénitude inépuisable qui nous affecte en ses modalisations infinies. C’est ainsi que l’Essentiel nous est toujours donné, partout et à tout moment. Le quotidien ne manque ni de rigueur philosophique ni de religion, ni de mystique. Il est le Bonheur de vivre avec toutes ses tonalités et couleurs si émouvantes et révélatrices, lesquelles forment la culture réelle comme aboutissement d’une phénoménologie de la religion digne de ce nom.



Prière. 2004

 

III. Le rapport entre l’art et la religion

13. L’esthétique matérielle et culturelle que nous faisons intervenir également ici est plus qu’une discipline particulière de la philosophie puisqu’il y est question du Fondement phénoménologique commun à l’Affectivité et à l’Art au moyen d’une « aïsthétique », qui imprègne le pathos commun de la vie s’auto-affectant comme charnalité ou incarnation sensible. En ce sens, l’« esthétique henryenne » n’est pas un simple ajout ou une « application » de sa phénoménologie radicale aux arts, mais elle en forme bien le centre matériel. Car l’archi-facticité de l’incarnation originaire implique à tout moment de sa modalisation immanente une sensibilité en mouvement motivée par l’auto-accomplissement heureux ou esthétique de la vie subjective. La perception avec ses corrélats noématiques au sens husserlien n’est donc plus le « fil conducteur » (Leitfaden) d’une compréhension de l’imagination artistique. Étant soumise à une contre-réduction radicalisée, cette perception intentionnelle cède sa place constituante aux aisthéta, lesquels contiennent cette impressionnabilité originaire qui s’enracine, en dernière analyse, dans l’étreinte de la vie, autrement dit dans le foyer ultime de tout apparaître en son auto-apparaître.
 
14. Aucun geste créateur n’étant concevable sans ce pathos intérieur en lequel une vie artistique individuelle naît chaque fois à elle-même en tant que cette impressionnabilité, il faut dès lors reconnaître que l’imagination créatrice réalise chaque fois le « passage » entre le pathos invisible et la « libération » de celui-ci par l’« expression ». C’est pour cette raison que nous ne réservons pas la qualité esthétique aux seules œuvres d’art reconnues historiquement ou publiquement, mais aussi à tout ce qui donne « forme » au vivre sensible (les habits, la nourriture, les rôles, la communication, etc.). Il faudrait poursuivre ces recherches en envisageant des études particulières dans le domaine de la publicité, des objets industriels, des voitures, etc., ce que Henry n’a pas ignoré en citant souvent l’exemple du Bauhaus ou encore l’exemple de Ruskin et de Morris comme une « tentative extraordinaire visant à donner à la production industrielle les caractères d’une production esthétique (24) ».
 
15. C’est dans le sens d’une telle unité culturelle qu’il est possible de parler d’une « aïsthétique » ou d’une « existence esthétique » si l’on veut souligner par ces notions le fait qu’il n’y a pas seulement une unification de l’aisthèsis et de l’esthétique dans un fondement charnel ou affectif commun, mais qu’il y a un véritable vivre esthétique. Ce dernier ne s’arrête pas seulement à l’œuvre artistique créée, mais concerne l’existence esthétique dans son intégralité, c’est-à-dire comme étant chaque fois une vie individuelle esthétique à mener dans toutes les dimensions de l’existence (25). Aujourd’hui, une telle vie esthétique est amenée à se déployer dans des contextes qui ne reconnaissent plus de primordialité à l’art et sa production, qui sont gouvernés par un marché et ses lois. Une telle étude du rapport entre société et art, y compris dans ses aspects économiques et financiers, est présente comme une problématique générale de la modernité dans le Marx et La Barbarie de Henry, mais il faudrait encore prolonger de telles intuitions afin de saisir les possibilités réelles – ou déjà échouées – d’une « co-existence » entre l’art et la science technique, sans exclure la religion. À moins que l’art véritable d’aujourd’hui partage déjà le destin épochal de la vie invisible, à savoir l’underground dont parle le dernier chapitre de La Barbarie. Pour formuler la même question positivement, il faudrait se demander si l’art peut encore – comme la religion, et avec elle – insuffler une nouvelle inspiration à nos sociétés prises dans une « mondialisation » réductrice.
 
16. En fait, il faut bien constater que la question de l’art et de l’esthétique ne forme pas la dernière réponse de Henry face à la situation culturelle et spirituelle de notre temps. À la fin de son livre sur Kandinsky, la création et réception esthétiques sont bien entendu présentée sans restriction comme un « salut » possible pour l’humanité (26). On peut y entendre une certaine réplique à la Krisis où la téléologie d’une prise de conscience phénoménologique auto-responsable est présentée par Husserl comme le « salut » de l’humanité, ce que Henry critique clairement à maints endroits (27). On ne peut toutefois ignorer le fait que les trois derniers ouvrages de Henry « exhibent » le Fond de l’Absolu « religieux » présent dans sa pensée dès le début. Il s’agit d’analyser phénoménologiquement l’« intelligibilité johannique » comme une réponse « par delà philosophie et théologie » aux interrogations radicales sur la Vérité originaire (28). Si « au fond de sa Nuit, notre chair est Dieu » (29) ce Dieu se situe là où se trouve également le lieu originaire de l’Art – au cœur de l’auto-étreinte abyssale de la vie toujours incarnée. Mais « Dieu » et « Art » vont-ils ensemble ou est-ce que le premier remplace dans une certaine mesure le second dans les textes tardifs de Henry ? Nous ne pensons en tout cas pas qu’il y a un « tournant théologique » chez Henry. Son travail contre-réductif tire seulement au clair les dernières implications phénoménologiques entre la Vie et tout Soi par le phénomène indéniable de l’Archi-Ipséisation (30).

17. Nul lecteur de l’esthétique henryenne ignore que Klee et Rothko sont, pour Henry, des « peintres mystiques ». C’est à la même époque que Henry parle des icônes byzantines comme des émanations du sacré (31). Il rejoint dans le texte sur Briesen l’archi-souffrance de l’Un nietzschéen. On peut même ajouter le constat qu’il fait que le christianisme naissant a permis au IIIe siècle une floraison absolument nouvelle de formes artistiques. La question centrale demeure toutefois : est-ce que l’Absolu de l’art et celui de la religion sont le même Absolu ? Même si Henry présente jusqu’à la fin l’art, la religion et l’éthique comme la triade favorite par lequel la vie phénoménologique pure se manifeste aux individus et dans les sociétés, on ne peut esquiver cette interrogation ultime au sujet de cette auto-génération de la Vie divine qui se fait avant tout art. Si l’on pose cette même question du côté de l’ « existence esthétique », il n’est pas difficile de montrer que la vie individuelle d’un artiste plonge dans un Absolu – même en dehors de toute croyance confessionnelle (32) – dans la mesure même où il est appelé à faire entendre toutes les « nuances émotionnelles » de la vie, y compris donc le sentiment religieux. C’est bien ce que Kandinsky explicite avec profondeur (33). Il reste que, tout en plongeant dans l’Absolu de la Vie, l’art n’est pas cet Absolu lui-même. Cette expression ne peut en dernière analyse que renvoyer au Principe auto-générateur de la Vie, à celui qui est « au commencement », à savoir à Dieu en tant que « Père ».

18. Il nous semble donc que les derniers ouvrages de Henry abordent une Réalité qui se trouve avant toute modalisation de pouvoirs spécifiques tels que l’esthétique et la culture pour ce qui nous concerne ici. Si l’on nomme « Religion » ce lien entre vie individuée et Vie absolue ou divine, il faut reconnaître qu’il s’agit bien avec ce lien de la passibilité originaire du soi, de ce qui conditionne chacun de ses mouvements charnels, comme nous l’avons vu. Si le pathos participe déjà inchoativement à la vie esthétique en sa narration affective, le rapport immémorial entre ce pathos et la passibilité est quant à lui le « lieu » originaire de la religion en tant que notre naissance subjective absolue dans la vie. Les analyses de Henry sur la « seconde naissance » reconduisent précisément à ce lieu immémorial (34).  En son immémorialité même, cette naissance est sans « expression » directe possible. Henry n’évoque pas l’art comme ce qui permet d’interroger le commencement entièrement contre-réductif de notre vie, mais la « religion » et la « foi » dont témoigne le christianisme avant toute théologie thématique.
 
19. Henry reconnaît la « vérité du Christ » comme « sa vérité » propre (35). Cette vérité se passe, à ce niveau ultime, de tout texte et de toute esthétique pour être l’épreuve de l’identité avec le Commencement même en tant que Vérité auto-révélante. Si l’on accepte que cette Vérité coïncide avec la « gloire » (doxa) de l’Auto-Révélation en sa manifestation même, laquelle est une « Archi-Passibilisation » pure, on peut y reconnaître une sorte d’ « Esthétique Divine », c’est-à-dire l’éclat d’une Vérité vivifiant tout, y compris la mort. La tradition théologique et philosophique de Platon jusqu’à Schelling en passant par les Pères de l’Église (26) a toujours connu une spéculation métaphysique sur Dieu comme Artiste-Créateur suprême. Mais ce n’est pas à cette tradition que nous songeons ici. Nous voulons seulement faire ressortir avec Henry la question du salut comme étant la dernière interrogation phénoménologique radicale – et cela indépendamment de toute discipline. À ce moment, ni la philosophie, ni la théologie, ni l’art ne peuvent s’approprier la Vérité purement éprouvée de l’abyssalité de la Vie en tant que Révélation dans la Nuit de notre passibilité « plus claire que le jour », selon l’expression que Henry emprunte dans son premier ouvrage aux Hymnes à la Nuit de Novalis (37). Cette expression contient tout le mouvement de l’œuvre de Henry, laquelle s’achève dans la question de l’Auto-Révélation divine immanente en tant que telle.
IV. Ethique et religion dans leur rapport à l’unité du savoir archi intelligible
 
20. La révision henryenne intégrale de l’ontologie en sa dichotomie ousio-logique traditionnelle de la forme universelle et du contenu sensible ou hylétique aboutit ainsi à un résultat crucial, celui d’une nouvelle approche de l’unité des disciplines philosophiques. Gnoséologie, éthique, esthétique et religion ne se juxtaposent plus ici comme des discours chaque fois particuliers sur l’être, chacun étant porteur d’un intérêt spécifique. Il s’agit, bien au contraire, de développer une approche vivante du réel où nos forces et capacités affectives ou charnelles jouent toujours ensemble. Pour appréhender cette unité ontologique, méta-généalogique, culturelle et religieuse de l’expérience, nous ne pouvons plus nous fier à une seule discipline. Sur le plan épistémologique, toute connaissance – qu’elle soit naïve ou scientifique – reste structurellement dépendante d’un type de questionnement singulier qui ne peut pas prétendre posséder la « vérité » de l’apparaître en tant que tel.
 
21. En situant la « connaissance » dans l’Affect et sa projection imaginaire, nous rendons compte de la possibilité même de cette connaissance, mais sans précisément laisser cette possibilité échapper à ce qui la fonde et qui est en deçà de toute connaissance même transcendantale. Ainsi, la question d’une ontologie originaire de la Vie n’implique pas seulement la mise entre parenthèses des « images de la vie » proposées par Husserl comme une eidétique de la vie de l’ego et de sa conscience vécue (38). En abandonnant la méthode de la variation réductive centrée sur l’objectité idéale, il s’agit plutôt de rejoindre l’auto-mouvement historial de la vie en sa praxis interne et d’« assister » ainsi « religieusement » à la naissance de n’importe quelle modalisation affective avant même qu’elle ne se cristallise en une objectivité pensée. Étant donné que toutes les tonalités impressionnelles et émotionnelles s’effectuent toujours dans des passages réversibles, allant par exemple de l’ennui à la créativité et vice versa, nous sommes à chaque fois l’épreuve d’une omniprésence affective de sensations et de sentiments, d’une unité dynamique de la vie, ce qui est le point de départ de toute culturation et religion. Par son rapprochement des méthodologies de Husserl et de Marx, en montrant « leur extraordinaire affinité » – et nous pourrions encore ajouter la méthodologie de Maine de Biran –, Henry cherche à penser la compossibilité fondamentale des pouvoirs de la « chair pathétique » selon « une structure, une finalité radicalement différente des lois du monde ».
Ainsi s’ouvre devant la pensée un domaine de réalité qui, pour être celle du monde, n’en est pas moins foncièrement différente de celui qui est constitué par les phénomènes du monde. C’est donc un problème épistémologique nouveau et fondamental que de rechercher une méthodologie qui, en dépit de cet évanouissement de la vie devant la pensée, serait cependant susceptible de nous y donner accès. […] La relation constitutive de notre condition est donc un mouvement, l’auto-transformation de ce vivant généré dans l’auto-génération de la vie absolue, ne vivant que de celle-ci, et ne pouvant accomplir sa propre essence que dans l’essence de cette vie absolue. Le mouvement de cette auto-transformation est l’éthique, son site est la religion (39).
 
22. Une telle analyse entièrement nouvelle ne réclame pas seulement une réduction de la catégorialité mondaine. Elle demande encore une « déconstruction » de l’idéalité de toute discipline, cette déconstruction étant nécessaire pour se situer véritablement dans la source de tout apparaître en tant que tel, qui est l’Affect ou la naissance du moi originaire par l’Auto-affection initiale (40). Si nous avons dit que le « Moi » n’est jamais l’ego isolé et que l’Affect est le commencement radical de tout Imaginaire social ou culturel du Monde, nous pouvons affirmer finalement que le Moi « expérimente » la richesse infinie de la vie phénoménologiquement absolue en faisant l’épreuve ipséisante de cette Vie même. Nous sommes donc ici en prise avec un en-deçà de toute discipline spécifique et nous nous approchons de cette « archi-intelligibilité » déjà évoquée. Henry a été jusqu’à détacher cette dernière de la philosophie et de la phénoménologie en la qualifiant d’ « archi-gnose » ou encore de « gnose des simples » :
D’autant plus pure, simple, dépouillée de tout, réduite en nous chacune de nos souffrances, d’autant plus fortement s’éprouve en nous la puissance sans limites qui la donne à elle-même. Et quand cette souffrance a atteint son point limite dans le désespoir, l’Œil de Dieu nous regarde. C’est l’ivresse sans limites de la vie, l’Archi-jouissance de son amour éternel en son Verbe, son Esprit qui nous submerge. Tout ce qui est abaissé sera relevé. Heureux ceux qui souffrent, qui n’ont plus rien d’autre peut-être que leur chair. L’Archi-gnose est la gnose des simples (41).
 
23. « N’avoir plus que sa chair », c’est être placé dans l’Épreuve pure de la Chair en tant que telle, c’est-à-dire en ce mode d’unité de toutes les affections possibles avant qu’elles ne se figent en représentations et savoirs abstraits ou théoriques. Cette épochè totale en sa pure archi-intelligibilité affective ou charnelle délivre une « vérité » seulement pratique, une vérité qu’il faut renoncer à nommer prédicativement afin de « vivre » l’essence même de l’apparaître en tant qu’il est identique à la passibilité de la vie, à l’unité originaire de sa réceptivité et de sa donation. Ne mesurant plus les impressions ou tonalités qui naissent inlassablement en moi selon le critère des apparences mondaines et donc prédicatives, idéalisantes ou encore objectives, ma chair devient la parousie même de la vie phénoménologique en son Absoluité, à savoir en son Historialité sans Fond visible ou palpable. Si, en ce point limite, il n’existe plus aucun savoir théorique comme discipline privilégiée, il reste l’ontologique pur, celui de la Force de l’Affect et, ainsi, la passibilité de cette praxis subjective des individus que nous avons définie comme culture historiale. Précisons encore une fois que la « culture » n’est pas le fruit de l’abstraction totalisante des vécus, le fruit de leur représentation souvent idéologique, mais le jaillissement affectif de tout faire. Cette affectivité qui précède tout savoir thématique parce qu’elle est le savoir immanent de la vie inclut la souffrance en laquelle l’agir s’affecte en s’effectuant. Dans cette perspective, philosophie et phénoménologie se situent uniquement au niveau d’une deixis de la vie, sans pouvoir se substituer à celle-ci.
 
24. À la suite de Henry qui définit l’auto-mouvement purement pratique de la vie avant toute visibilisation comme une « auto-transformation » de l’ipséité individuelle, il est possible de décrire cette historialité absolue de la vie dans le sens d’une éthique dont l’essence religieuse n’est donc pas différente de l’ontologique. Aussi longtemps en effet que l’auto-transformation de la vie correspond au mouvement immanent de la vie en tant que cet auto-accroissement où la joie et la souffrance s’échangent sans arrêt ou « blocage », une telle « éthique » met avant tout en évidence l’agir dans l’épreuve de lui-même, l’agir en tant qu’il naît « spontanément » d’un rythme impressionnel, affectif, et se condense en des actions correspondant au vouloir et au désir intrinsèques de la vie même. C’est en ce sens que Henry peut dire que la « maîtrise » corporelle exigée par la danse, pour nous en tenir à cet exemple, forme l’éthique même de tout ce dont les mouvements corporels sont capables(42). Si nous manquons à la réalisation effective de ce pouvoir d’auto-accroissement de la vie, l’éthique religieuse nous rappelle et motive la « restauration » de la donation originaire de la Vie absolue en sa com-possibilité tant individuelle que communautaire (43). Une telle thèse n’a rien d’étonnant aussi longtemps que nous restons fidèles à cette prescription phénoménologique fondamentale de ne jamais confondre la vie immanente avec ses images transcendantes, autrement dit de ne pas substituer à l’éthique immédiate de la vie des normes qui sont abstraites de cette immédiateté, de l’immanence même des praxis individuelles (44). Il importe en effet de problématiser la distance entre les valeurs réellement éprouvées par la vie en son ipséisation intérieure et leurs abstractions. Il faut, pour le dire encore autrement, pouvoir répondre à la question de savoir d’où nous vient la Force pour réaliser les exigences d’une normativité morale ou sociale, si elle s’est déjà coupée de l’affection éthique concrète au sein du mouvement de la vie et de son auto-transformation. En somme, le résultat est ici le même que pour l’aisthétique originaire dans laquelle nous avons reconnu une donation culturelle immédiate : tout sentir implique un sentir plus, ce qui fait justement l’essence religieuse de tout art. De cette manière, l’analyse phénoménologique radicale de la vie est amenée finalement à identifier l’éthique et l’aisthétique. Suivre l’appel intérieur pour conduire l’imaginaire « aisthétique » à son comble correspond à la création ou réception d’une « œuvre » qui est en même temps un accomplissement éthique – ontologiquement et existentiellement (45).
 
25. Si l’éthique et l’esthétique peuvent donc trouver leur enracinement dans ce mode originaire passible qui se situe avant tout savoir et toute discipline spécifique, nous avons montré qu’il fallait les situer encore par rapport à la religion, cette dernière devant être entendue avant toute détermination théologique ou confessionnelle. Henry définit la religion comme ce « site » immémorial où se joue l’auto-transformation de la Vie absolue et de nos vies subjectives en leur réciprocité inséparable. Ce site, qui est le non-lieu mondain par excellence, ne peut être correctement compris, qu’à partir d’une Passibilité sans nom et visage, qu’à partir de ce Mode par lequel toute vie affective et charnelle plonge dans l’Absoluité de la Vie pure. Dans une certaine mesure, l’esthétique et l’éthique renvoient encore à un agir. Si nous poussons la contre-réduction jusqu’à l’essence phénoménologique de ce pur rapport du Moi à la Vie qui l’engendre, la religion n’est rien d’autre que la relationnalité nue de ce Rapport, l’épreuve de ce « lien » comme passibilité absolue, comme religio (46) Si les traditions religieuses conceptualisent cette épreuve ontologique radicale par des notions telles que Création, Révélation, Grâce, Rédemption, etc., et si Henry a apparemment limité ses propres analyses tardives à une « Philosophie du christianisme », il ne faut pas perdre de vue que l’articulation du rapport individu/Vie, chair/finitude ou salut/éternité, etc., concerne toutes les religions. Il devrait donc être possible de concevoir une « Philosophie de la religion » qui, en son universalité, ne tiendrait compte que de rapports phénoménologiques originaires pour dire ce qui est radicalement en jeu en toute expérience religieuse, y compris dans sa négation a-théiste (47).
 
26. Dans un monde « pluraliste » et « inter-culturel », seule une réflexion sur l’unité ontologiquement véritable de la vie nous semble être en mesure désormais de dire encore l’unité réelle de tous les individus en respectant leur « altérité » foncière. L’individu naît comme une ipséité qui ne peut être confondue avec celle des autres, mais au sein d’une communauté aussi originaire que la naissance de chacun. Ce n’est donc jamais la ratio et son logos discursif qui peuvent unifier les hommes. Seule leur affectivité charnelle profonde peut le faire. Il y a en ce sens une unité de toute éthique et de toute religion en tant que modalités émanant d’une même vie, de cette vie en laquelle chacun est filialement engendré. On s’aperçoit ce faisant que la phénoménologie de la Vie n’est nullement « a-politique », qu’elle prend bien au contraire position également au niveau éthique d’une « restauration » ontologique sociale : vivre ensemble ce qui est vraiment « commun » à tous, à savoir notre naissance infrangible dans et par cette Vie phénoménologique absolue qui génère tout pouvoir, qui libère de tout « Pouvoir » extérieur hypostasié par l’idolâtrie régnante (48). Cette ontologie radicale faisant toujours appel à l’incarnation concrète d’une vie éprouvée par chacun ne peut laisser aucun « phénomène » hors de son champ d’investigation. Si c’est bien la vie qui est toujours « en jeu », le champ d’analyse de l’ontologie phénoménologique radicale est aussi large et profonde que la manifestation ou la révélation de cette Vie unique même qui motive tout apparaître en son Auto-apparaître principiel. Tout peut être vivifié si les individus savent « écouter » cette « Parole de Vie » qui ne fait jamais défaut en son Dire historial permanent et éternel. 

Rolf Kühn

Notes
1.Cf. M. Henry, Marx. T.1. Une philosophie de la réalité, Paris, Gallimard, p.162 et suiv.
2. Cf. M. Henry, « Appendice : Mise en lumière du concept originaire de la révélation par opposition au concept hégélien de manifestation (Erscheinung) », in L’Essence de la manifestation, Paris, PUF, 1963, pp. 863-906.
3. Sur la critique de l’idéologie, cf. Henry, Marx. T. I. Une philosophie de la réalité, pp. 368 et suiv. ; S. Brunfaut, « D’une fantastique à une fantomatique de l’affect. L’ambivalence de l’idéologie dans le Marx de Michel Henry », Revue Internationale Michel Henry n° 1, 2010, pp. 101-119.
4. Cf. R. Kühn, « La vie comme demeure » (trad. F. Seyler), Le portique. Revue de philosophie et sciences humaines : L’architecture des milieux, n° 25, 2010, pp. 97-113.
5.Cf. J. Reaidy, Une relecture phénoménologique contemporaine de la mystique eckhartienne de « La Naissance de Dieu dans l’âme » par Michel Henry, Paris, Cerf, 2012 (à paraître).
6.Cf. aussi les contributions de X. Tilliette et R. Bernet sur la christologie et le christianisme de M. Henry, dans A. David et J. Greisch (éds.), Michel Henry. L’épreuve de la vie, Paris, Cerf, 2000, pp. 171-180, pp. 181-204 ; P. Gilbert, « Un tournant métaphysique de la phénoménologie française ? M. Henry, J.-L. Marion et P. Ricœur », Nouvelle revue théologique, n° 124, 2002, pp. 597-617.
7.Cf. M. Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, pp. 47 et suiv.
8.Pour plus de détails, cf. notre ouvrage : Geburt in Gott. Religion, Metaphysik, Mystik und Phénoménologie, Fribourg/Munich, Alber 2003, pp. 11-35, et dernièrement L’Abîme de l’Épreuve. Phénoménologie matérielle en son archi-intelligibilité, Bruxelles, Peter Lang, 2012.
9. Pour cette discussion, cf. M. Enders et R. Kühn, « Im Anfang war der Logos… ». Studien zur philosophischen Rezeption des Johannesprologs von der Antike bis zur Gegenwart, Fribourg-en-Brisgau, Herder, 2011.
10. M. Henry, Auto-donation. Entretiens et conférences, Paris, Beauchesne, 2004, p. 214.
11.Cf. A. Cugno, « Jean de la Croix avec Henry », dans A. David et J. Greisch (éds.) Michel Henry. L’épreuve de la vie, pp. 439-452.
12. Cf. E. Husserl, Erste Philosophie (1923/4), 2. Teil : Theorie der phänomenologischen Reduktion (Husserliana VIII), La Haye, Kluwer Academic, 1996, pp. 10 et suiv.
13. Pour cette discussion avec l’idéalisme transcendantal absolu, cf. R. Kühn, Anfang und Vergessen. Phänomenologische Lektüre des deutschen Idealismus – Fichte, Schelling, Hegel, Stuttgart, Kohlhammer, 2006, pp. 9-32.
14. Cf. entre autres, M. Henry, La Barbarie, Paris, Grasset, 1987 ; Du communisme au capitalisme. Théorie d’une catastrophe, Paris, Odile Jacob, 1990, pp. 25 et suiv.
15. Cf. aussi A. Vidalin, « L’acte humain dans la phénoménologie de la vie », Studia Phaenomenologica n° 9, 2009, pp. 129-144.
16. Nous retrouvons un souci similaire dans le recueil de P. Jonkers et R. Welten (dir.), God in France. Eight Contemporary French Thinkers on God, coll. « Studies in Philosophical Theology », Louvain, Peeters, 2005, avec une contribution de R. Welten sur Henry ; cf. aussi G. Dufour-Kowalska, « Phénoménologie matérielle et christianisme », dans Michel Henry. Passion et magnificence de la vie, Paris, Beauchesne, 2003, pp. 153-250.
17. Pour une telle analyse, cf. aussi notre ouvrage : Praxis der Phänomenologie. Einübung ins Unvordenkliche, Fribourg/Munich, Alber, 2010, pp. 251-276.
18. Cf. P. Maine de Biran, De l’aperception immédiate (Mémoire de Berlin 1807). Œuvres. T. IV, Paris, Vrin, 1995.
19. Cf. M. Henry, Voir l’invisible – sur Kandinsky, Paris, Bourin, 1990, pp. 228-246.
20. Cf. R. Kühn, Gabe als Leib in Christentum und Phänomenologie, Wurzbourg, Echter, 2004, pp. 55 et suiv. ; Gottes Selbstoffenbarung als Leben. Religionsphilosophie und Lebensphänomenologie, Wurzbourg, Echter, 2009.
21. Cf. A. Vidalin, La parole de la vie. La phénoménologie de Henry et l’intelligence chrétienne des Ėcritures, Paris, Parole et Silence, 2006, pp. 147 et suiv.
22. Cf. Henry, Incarnation, pp. 339 et suiv.
23. Cf. aussi M. Maesschalck, « L’incarnation dans les christologies spéculatives. De Fichte et Schelling à Henry », dans M. M. Olivetti (éd.), Incarnation, Biblioteca dell “Archivio di Filosofia”, CEDAM, Padova, 1999, pp. 673-690.
24. M. Henry, « La question de la vie et de la culture dans la perspective d’une phénoménologie radicale », dans Phénoménologie de la vie, T. II. De la subjectivité, pp. 11-30, ici p. 22. Pour un développement plus détaillé un peu plus tard, cf. Voir l’invisible, pp. 176 et suiv.
25. Cf. S. Knöpker, Existentieller Hedonismus. Von der Suche nach Lust zum Streben nach Sein, Fribourg/Munich, Alber, 2010, pp. 94 et suiv.
26. Cf. Henry, Voir l’invisible, p. 244. La phrase finale est : « L’art est la résurrection de la vie éternelle ».
27. Cf., par exemple, M. Henry, « L’invisible et la révélation » dans Entretiens, Arles. Sulliver, 2005, pp. 97-112, ici pp. 101 et suiv.
28. Cf. Henry, Incarnation, pp. 361 et suiv.
29. Ibid., p. 373.
30. Cf. à ce titre le débat public à l’Odéon, à Paris, en 1999, dans Henry, Phénoménologie de la vie, T. IV. Sur l’éthique et la religion, pp. 205-247.
31. Cf. Henry, La Barbarie, pp. 59 et suiv.
32. Cf. A. Jdey et R. Kühn (éds.), L’affect de l’art. Recherches sur l’esthétique de la phénoménologie matérielle, Leyden, Brill, 2012.
33. Cf. W. Kandinsky, « Mein Werdegang », dans W. Kandinsky, Autobiographische Schriften, Berne, Benteli Verlag, 1980, pp. 56 et suiv.
34. Cf. Henry, Incarnation, § 46, pp. 330-339.
35. Cf. ibid., pp. 371 et suiv., et aussi Paroles du Christ, Paris, Seuil, 2002, pp. 115 et suiv.
36. Cf. G. Dufour-Kowalska, L’art et la sensibilité de Kant à Michel Henry, Paris, Vrin, 1996, pp. 17-110.
37. Cf. M. Henry, L’Essence de la manifestation, p. 556 : « Du hast die Nacht mir zum Leben verkündet » (Tu m’as révélé la Nuit comme l’essence de la vie) ; Pour cette question, cf. également C. Ruta, « Das Vergessen aller Hoffnung – Meister Eckhart und Michel Henry », dans R. Kühn et S. Laoureux (dir.), Meister Eckhart – Erkenntnis und Mystik des Lebens. Forschungsbeiträge der Lebensphänomenologie, Fribourg-en-Brisgau, Alber, 2008, pp. 186-212.
38.Cf. M. Henry, « Ultime tentative pour surmonter l’aporie. La question de la ‘donnée-en-image’ de la vie invisible », dans Incarnation, § 14, pp. 115-121.
39. M. Henry, « Le christianisme : une approche phénoménologique ? », dans Phénoménologie de la vie. T. IV. Sur l’éthique et la religion, pp. 110-111.
40. C’est la ligne déjà suivie dans notre ouvrage Radicalité et passiblité. Pour une phénoménologie pratique, Paris, L’Harmattan, 2003. Il s’agit ici de préciser le caractère pré-disciplinaire de notre propre approche. Pour la comparaison avec d’autres formes de « déconstruction » dans la phénoménologie contemporaine, cf. aussi S. Laoureux, « La phénoménologie à l’épreuve de la phénoménologie matérielle », dans L’immanence à la limite. Recherches sur la phénoménologie de Michel Henry, Paris, Cerf, 2005, pp. 23-118.
41. Henry, Incarnation, p. 374 ; cf. également Paroles du Christ, pp. 143 et suiv.
42. Cf. Henry, La Barbarie, pp. 169 et suiv.
43 Cf. M. Henry, C’est moi la Vérité. Pour une philosophie du christianisme. Paris, Seuil, 1996, pp. 216 et suiv.
44. Cf. Henry, La Barbarie, pp. 143 et suiv. Pour une étude approfondie, cf. F. Seyler, L’éthique de l’affectivité dans la phénoménologie de Henry, Paris, Kimé, 2011, pp. 208 et suiv.
45. Pour ce développement d’une telle unité à retrouver aujourd’hui et demain, cf. R. Kühn, « Kultur heute », dans Ästhetische Existenz heute. Zum Verhältnis von Leben und Kunst, Fribourg/Munich, Alber, 2007, pp. 141-214.
46. Sur l’apport de Kierkegaard à l’articulation henryenne de la Vie et de l’ipséité, cf. la contribution de Chr. Moonen, « Touching from a Distance : In Search of the Self in Henry and Kierkegaard », Studia Phaenomenologica n° 9, 2010, pp. 147-156.
47. En plus de la triologie, on trouve des indications précieuses sur ce sujet dans M. Henry, « Sur l’éthique et la religion », dans Phénoménologie de la vie, T. IV. Sur l’éthique et la religion, pp. 67-202. Cf. également J. Hatem, « Jacobsen et Henry : athéisme et oubli », dans Le Sauveur et les viscères de l’être. Sur le gnosticisme de Henry, Paris, L’Harmattan, 2004, pp. 187-196 ; Ph. Capelle (éd.), Phénoménologie et christianisme chez Michel Henry : les derniers écrits de Michel Henry en débat, Paris, Cerf, 2004.
48. Cf. pour une étude plus étendue R. Kühn, Subjektive Praxis und Geschichte. Phänomenologie der politischen Aktualität, Fribourg/Munich, Alber, 2008, pp. 119-146.

Bibliographie
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Référence électronique  Rolf Kühn, « La phénoménologie de la religion selon Michel Henry », Revue des sciences religieuses [En ligne], 86/2 | 2012, mis en ligne le 15 avril 2014, consulté le 16 août 2018. URL : http://journals.openedition.org/rsr/1469 ; DOI : 10.4000/rsr.1469 

Illustration : Collages de Robert Empain