vendredi 28 février 2014

Michel Henry : une nostalgie pascalienne


Grâce à toi Thierry Berlanda

Notre gracieux ami, le philosophe Thierry Berlanda publie, chez La Bourdonnaye Editeur, son dernier roman L’insigne du boiteux qu'il présente ainsi : " C’est un thriller particulièrement tordu, que j’ai pris beaucoup de plaisir à écrire ( je suis arrivé à me faire peur à moi-même…) " Ajoutant ailleurs qu'il s'agit de "La vie, en butte à ses propres forces retournées contre elle.. " Commentant le mode éditorial, il dit : " En sortant ce roman, La Bourdonnaye fait le pari d’installer un nouveau modèle éditorial, qui rejoint mes propres convictions : accessibilité bon marché et universelle à la littérature. " On pourra découvrir tous les romans et quelques textes philosophiques de Thierry Berlanda sur le site Commac Productions ainsi que le mode opératoire de commande de ses oeuvres. Pour vous mettre en jambes, je publie ci dessous Michel Henry : une nostalgie pascalienne, le texte de sa contribution au colloque Michel Henry, La vie et les vivants, organisé à Louvain-la-Neuve les 15-17 décembre 2010, où j'ai connu Thierry Berlanda. Les actes de ce colloque, devenu un congrès vu son ampleur, ont parus aux Presses Universitaires de Louvain, dans la collection "Empreintes philosophiques" n°3, début mai 2013. 

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Blaise Pascal


 C’est un motif constant chez les philosophes chrétiens de penser une distorsion de l’Etre instituée par la différence (différence avec un e et/ou même avec un a), entre la Terre et le Ciel, entre le fini et l’infini, entre les hommes dans le Monde et Dieu. On trouve ce motif chez Kierkegaard : c’est le thème du « saut », notamment dans le Concept de l’Angoisse, ou le thème du composé du Fini, de l’Infini et de la relation des deux, notamment dans le Traité du Désespoir. Saut, fini et infini, voici bien des marqueurs de la distorsion de l’Etre. Il y a Etre de part et d’autre du saut, du coté du point d’appui comme de celui du point d’arrivée, pour autant que le point d’appui est lui-même constitué par l’intuition d’un point d’arrivée. « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé » : si Saint Augustin prête ces mots à Dieu, c’est bien en vertu de la présence de Dieu au cœur des hommes. Des hommes au Ciel, du fini à l’infini, s’étagent ainsi, dans l’imagerie philosophique classique, les rapports entre l’ici-bas et le très haut. Sauf à admettre, ce qui n’est pas notre parti, que soit le Monde, c'est-à-dire les hommes au monde, soit Dieu, sont en dehors de l’Etre, il est clair et d’ailleurs habituel de constater, y compris donc chez Kierkegaard, ce que j’appelle cette distorsion de l’Etre, cet écart, cette bipolarité, qui détermine ce que la tradition a retenu sous le nom de transcendance.
 Chez Pascal, la transcendance, cette distorsion, a atteint un degré la portant aux limites du paradoxe, puisque aussi bien, si la transcendance suppose une continuité, une homogénéité même, entre deux termes, entre deux sites, entre deux pôles de l’être, Pascal inquiète cette continuité en pensant la totale altérité de Dieu. Rappelons nous cette pensée fameuse : « Si cette religion (chrétienne en l’occurrence) se vantait d’avoir une vue claire de Dieu et de la posséder à découvert et sans voile, ce serait la combattre (sous entendu, à juste raison et efficacement) que de dire qu’on ne voit rien dans le monde qui la montre avec cette évidence. Mais puisqu’elle dit au contraire que les hommes sont dans les ténèbres et dans l’éloignement de Dieu, qu’il s’est caché à leur connaissance, que c’est même le nom qu’il se donne dans les Ecritures, Deus absconditus, etc. ». Cette totale altérité est la raison même fondant la nécessité du pari. Le pari ne ressortit pas à une sorte d’intuition vague que nous aurions de Dieu. On n’entrevoit pas Dieu dans un halo, chez Pascal : chez Pascal, Dieu m’est absurde. C’est même cette absurdité, rappelant ou même reprenant le quia absurdum de Tertullien, qui est un des moteurs et même des fondements de la foi. Alors certes, Pascal, dans les Pensées, nous dit bien « qu’il n’est pas incroyable que Dieu s’unisse à nous », mais seulement par la médiation du Christ, qui nous fait la grâce de rapprocher les bords de l’humanité et de Dieu rendus inenvisageables l’un pour l’autre par le péché. 
 Donc, nous voyons une transcendance distordue chez Kierkegaard, une transcendance poussée à la tragédie chez Pascal puisque comportant le risque d’un rendez-vous pour toujours raté entre les hommes et Dieu, le risque d’une promesse qui pourrait n’être jamais tenue, laissant les hommes confinés, assignés, à leur nuit.
 Dans les deux cas, il s’agit bien d’une transcendance typiquement chrétienne, qui n’a donc rien à voir avec le motif platonicien d’une transcendance des Idées, par exemple, puisque chez nos philosophes chrétiens, s’en remettre à la raison pour atteindre les vérités dernières serait plutôt une manière de s’assurer d’en demeurer éloigné. Cette dernière remarque doit être entendue comme notre premier coup de semonce contre la trop commode et trop entendue connivence de la religion chrétienne avec le thème de la transcendance, lequel pourrait bien être, on commence peut-être à l’apercevoir, plutôt une rémanence grecque qu’un motif typique du christianisme. Le christianisme, en effet, est fondé sur une idée, je ferais mieux de dire une expérience, et mieux encore une épreuve, du Dieu tout autre, du Kadosh biblique. Il évoque donc une transcendance portée aux limites de sa propre définition, puisque comme chez Pascal il met en péril le principe d’une continuité logique, d’une mesure commune, d’une simple différence de degré entre la Terre et le Ciel, entre le Monde et Dieu. Seul, nous l’avons dit, la grâce du Christ, la grâce de sa naissance, la grâce de sa parole et celle de son sacrifice et de sa résurrection, nous disposent à une restauration de l’Alliance brisée par le péché. Entre les hommes et Dieu, ce n’est pas le fleuve grec qui coule, comme entre le sensible et l’intelligible, que nous pouvons traverser dès lors que nous sommes instruits en navigation selon les principes de la raison ; ce n’est pas un fleuve, c’est un océan qui s’étend entre les hommes et Dieu, un océan dont les hommes ne perçoivent absolument pas l’autre bord, c’est un espace sans rives ni rimes. Il ne s’agit pas de s’y embarquer sur un bon bateau, muni d’une bonne carte et de bons instruments, guidé par un bon timonier ; devant l’océan de la séparation des hommes et de Dieu, il ne peut s’agir pour nous que de nous jeter à l’eau, comme Pierre apercevant Jésus ressuscité sur la grève de Tibériade, complètement dépourvus que nous sommes, aussi bien de carte, d’instruments et de timonier, car cet océan, n’est en vérité pas même un océan. D’un océan, même si nous ne voyons pas l’autre bord, nous savons qu’il en existe un, et cela en vertu même de ce que nous savons ou avons préalablement l’intuition que la terre est ronde par exemple. Mais de la séparation entre les homme et Dieu, nous ne savons pas s’il en existe un autre bord, et de là nous ne savons pas si c’est un océan, ni même d’ailleurs que c’est une séparation : nous ne savons même pas que nous sommes séparés de Dieu car nous ne savons rien de Dieu et vivons donc dans la séparation d’avec lui d’une façon complètement aveugle. Voilà d’où part et d’où parle Pascal. Drôle de transcendance alors, vraiment, que ce que j’appellerais plutôt une déchirante tragédie de l’absurdité, l’absurdité étant d’ailleurs le ressort de toute tragédie, je veux dire l’absurdité au sens latin de « surdité » entre deux êtres, à la fois cause et conséquence de l’absence de l’un à l’autre, c'est-à-dire pas même de leur séparation, mais de leur ignorance et indifférence réciproque (au risque de surprendre, j’insiste sur « réciproque »). D’ailleurs, c’est ainsi que Epicure, du point de vue uniquement rationnel qui est le sien, conçoit le divin : absent, indifférent, sourd.

 Avec les thèmes de l’ignorance radicale, de l’incommensurabilité des hommes à Dieu, qui sont à l’œuvre chez Pascal, nous avons préparé, en envisageant l’ébranlement de la transcendance, l’occurrence des thèmes développés par Michel Henry. Les thèmes henryens tiennent en effet à l’invisibilité de Dieu. Absurde et invisible sont, j’ose le dire, synonymes : ils ne se rapportent pas au même défaut des sens, l’un l’ouïe et l’autre la vue, mais ils procèdent chacun de la même résolution à congédier les sens. Je m’empresse de rappeler qu’aussi bien pour Pascal que pour Henry, il ne s’agit pas de congédier les sens en tant qu’ils feraient obstacle à la manifestation de la vérité, laquelle serait par ailleurs perméable à la raison. Pour Michel Henry, en effet, les yeux de la raison n’y voient pas plus clair, en ces matières, que les yeux du corps. Invisible qualifie Dieu aussi bien du point de vue, si j’ose dire, des sens que de celui de la raison. Et chez Pascal, il en va de même : « Si on soumet tout à la raison, notre Religion n'aura rien de mystérieux et de surnaturel, dit-il. Si on choque les principes de la raison, notre Religion sera absurde et ridicule ». Comprenons que pour Pascal, Dieu ne parle pas à la raison, mais comme il le dit lui-même, qu’il est sensible au cœur. 
  Ici s’instaure le second pilier du christianisme : à coté du premier pilier de l’absurdité des hommes à Dieu, celui, au contraire, de l’intimité des hommes à Dieu. Or comment ne pas considérer ces deux ressorts de la foi chrétienne comme apparemment contradictoires ? D’une part Dieu serait absurde, c'est-à-dire séparé, et d’une séparation telle qu’elle est inconcevable en elle-même : Dieu serait étranger, inconnu et inconnaissable, absent au point que nous n’ayons aucune idée de cette absence sans indice ; et d’autre part, il nous serait intime, c'est-à-dire familier, quotidien, non pas proche de nous mais à même, présent à nos cœurs comme peuvent l’être nos plus proches et même davantage. 

 Michel Henry et Pascal sont tous les deux installés dans cette contradiction supposée. Et tous les deux, d’un même pas, d’un même souffle, ils vont la faire voler en éclats.

 Comment ? En posant, en manifestant faudrait-il dire, que Dieu est à la fois, à la fois je dis bien, ce qui nous est le plus étrange ou étranger, et le plus intime. Dieu est à la fois ce que j’ignore au plus haut point et ce que je connais le plus certainement. Certes, je ne le connais pas en lui-même, et c’est bien là ce qu’il faut entendre par son étrangeté, mais je le connais, c'est-à-dire « je l’éprouve » par le cœur.

 Ce qui semble alors presque aussi étrange que ce double motif contradictoire du christianisme est selon moi que Michel Henry, jumeau de Pascal pour les raisons que je viens d’esquisser, lui qui dialogue avec à peu près tous les philosophes, de Irénée de Lyon à Heidegger, en passant par Descartes, Kant, Hegel et Husserl, ne dit rien ou presque de Pascal. Nous allons voir tout de suite que ce troublant oubli n’est pas du tout l’indice d’une opposition, mais bien plutôt celui d’une identité de points de vue. De même que pour voir quelque chose ou quelqu’un, il ne faut pas être soi-même cette chose ou ce quelqu’un (la montagne ne voit pas la montagne qu’elle est, ni l’arbre l’arbre qu’il est, ni moi l’homme que je suis), de même si Henry ne voit pas Pascal, c’est parce qu’il est, d’une certaine manière, Pascal. Qu’est-ce à dire ? Que Michel Henry est installé au cœur même du concept pascalien, qu’il développe le sien dans une fidélité sans écart à celui de Pascal, et que même, selon moi, il accomplit le concept pascalien, sur le mode de ce que j’ai appelé, dans le titre de cette contribution, d’une nostalgie, c’est-à-dire d’un retour pathétique (c’en est le sens grec, vous vous doutez que je n’emploie pas ce mot au hasard) vers Pascal, ou plutôt vers cela dont Henry provient de même que Pascal, non pas tant en ce que Henry serait fidèle à Pascal, mais plus encore en ce que tous les deux sont fidèles, identiquement, à ce que Henry appellerait la vérité du christianisme.

 Cette vérité qui identifie Pascal à Henry, quelle est-elle ? Nous l’avons déjà remarquée mais il faut l’approfondir. Dieu est à la fois mon plus étranger et mon plus intime, mon plus absent et mon plus présent, mon plus autre et mon plus « moi-même », à la fois absurde, sourd à moi et moi à lui, et mon origine et ma vocation. Henry écrit d’ailleurs dans C’est moi la vérité, qu’il n’y a pas à proprement parler de nature humaine, mais une nature divine de l’homme.

 On pourrait m’objecter que Pascal est on ne peut plus différent de Michel Henry, parce que le premier est un penseur de la transcendance, et l’autre, on le sait bien, un tenant de l’immanence absolue. Or Deleuze, par exemple, est aussi un tenant de l’immanence absolue, mais je conçois néanmoins que Deleuze, bien que formellement proche de Henry, en est beaucoup plus éloigné (quoi qu’il y aurait aussi à interroger la nature de cet éloignement), que Henry ne l’est de Pascal, tout transcendant que soit le registre de l’un et immanent celui de l’autre. Ne nous laissons pas, en effet, perturber voire abuser par cette apparente disjonction transcendance/immanence, et voyons plutôt que la transcendance selon Pascal à tout à voir, je dis bien tout, avec l’immanence selon Henry. Cette disjonction, purement formelle, est en effet, en elle-même, dépourvue de contenu et ne fonctionne que dans le registre grec, et/ou hérité des Grecs, d’une opposition, en somme, entre Platon et Aristote, sur le point de savoir si l’on connaît par les sens ou malgré eux. Ce formalisme, comportée dans et par la langue que la théologie chrétienne parle elle-même depuis l’origine, n’est en soi rien de chrétien. Pour Pascal, en effet, de même exactement que pour Henry, la différence de statut et de pertinence des sens et de la raison, n’a aucun sens, ni non plus d’ailleurs, disons le au passage, celle entre l’esprit et la chair. Ainsi, l’invisible, l’absurde, Dieu, n’est pas à la portée des sens non plus qu’à la portée de la raison (je veux dire la raison géométrique ou paramétrique) : Dieu est sensible au cœur, Dieu parle au cœur. 

 Ayant révoqué le bien fondé de la différence entre transcendance et immanence, en tout cas dans le registre qui est le nôtre et qui n’est pas du tout celui de la science positive (je ne nie pas bien sûr que le soleil, par exemple, soit en lui-même sans doute plus conforme aux résultats de mes calculs qu’à ce que j’en vois avec mes yeux (quoi qu’il y aurait aussi à dire sur ce point, mais pas maintenant), ayant donc aboli la légitimité du formalisme classique grec ou hérité des Grecs, nous sommes désormais tout disposés à bien voir l’identité de Henry et Pascal, une identité forgée dans le travail du même concept, lequel ressortit à la même intuition initiale, ou plutôt à la même épreuve initiale et d’ailleurs de tous les instants, que Dieu parle au cœur. Je veux dire, dans les mots mêmes de Michel Henry, que Dieu, et c’est bien là l’accomplissement nostalgique henryen du concept pascalien, son achèvement, que Dieu parle au cœur, est sensible au cœur, autrement dit que le Verbe se fait chair. C’est-à-dire que chez Pascal comme chez Henry, nous sommes en présence d’une phénoménologie de l’incarnation. Ainsi Dieu n’est pas sensible au cœur comme s’il était en dehors du cœur, et donc comme si Dieu était « du monde » et que je le concevais comme extérieur à moi (nous serions encore alors dans un rapport formaliste grec du point de vue duquel Henry et Pascal divergeraient), mais Dieu est sensible au cœur en tant qu’il est le cœur, je veux dire avec Henry, que Verbe il se fait cœur (Henry dit chair et c’est bien exactement dire le même). 
 De là, comment tenir que le cœur, que mon cœur, ma chair, c’est-à-dire cela où s’éprouve Dieu, me soit étranger ? Selon Pascal et identiquement selon Henry, il n’est pas plus incroyable que mon cœur me soit étranger que mon cœur me soit intime, pas plus intenable qu’il me soit autre qu’il me soit mien. En tant, en effet, que mon cœur n’est rien de visible, qu’il est absurde, qu’il n’est rien de mondain, c’est-à-dire de perméable non plus aux sens qu’à la raison, il est bien étranger à tout discours, à toute lumière, à toute gloire du monde. 
Or, si j’ose dire, il bat.


Le Coeur Vivant. 2006


J’entends par là que s’éprouve en lui, par lui, la séparation océanique dont j’ai parlée, en dépit de l’absurdité ou de l’invisibilité de cette séparation et de ce dont elle est la séparation. Qu’il batte signifie qu’une nostalgie, un retour pathétique, me ramène, à l’aveugle donc, à ce que les sens et la raison séparent de moi, et qui, en dépit de cela, ne cesse jamais, comme le dit Henry, de m’apporter dans la vie, c'est-à-dire, à proprement parler, de m’incarner. Et pas d’incarner un moi tel qu’il m’apparaît par ailleurs dans la gloire du monde, c’est-à-dire par les sens et la raison, mais bien en tant qu’il leur est invisible et absurde : un moi qui ne doit rien au monde et tout à Dieu, je veux dire un vivant.

 La lecture que Michel Henry fait de Descartes nous conforte, s’il en était besoin, dans cette conviction de l’identité philosophique et religieuse de Pascal et de Henry. Selon Michel Henry, en effet, Descartes n’est pas seulement, n’est pas d’abord, n’est pas éminemment, le prince des sciences modernes ordonnées au principe du scio quia demonstratum. Il est le premier philosophe qui, dans une radicalité inouïe (inouï est un des adjectifs préférés de Henry : l’écho de l’absurdum s’y déploie admirablement). Non, selon Henry, Descartes est avant tout, et avant d’ailleurs que Descartes ait lui-même, semble-t-il, déchu de cette exigence initiale pour fonder des concepts positifs, Descartes est avant tout le penseur d’une distorsion de l’homme à lui-même. Quoi donc en effet aurait motivé son travail d’éboulement complet des savoirs classiques, si ce n’est son désir impérieux de sortir de la nuit de cette distorsion, de rapprocher les berges d’une plaie, d’une béance, d’une séparation de l’homme d’avec lui-même ? Mettre fin aux racontars des sciences d’autrefois afin d’assurer la science moderne grâce à une droite méthode est certes une conséquence de la fulgurance cartésienne initiale, mais ce n’en est pas du tout la motivation. Ainsi, lorsque Descartes établit que je pense donc que je suis (c’est celui de la deuxième méditation et celui du Discours), il fonde bien l’être dans une structure prédicative dans laquelle l’être se déduit de la pensée, la pensée elle-même n’advenant à elle-même que dans un sentir (chapitre Videre videor, de la Généalogie de la psychanalyse, où il est admirablement établi que « je pense » fait sens dans un « je sens que je pense... et que donc je suis »). Afin de n’en pas douter, écoutons Descartes lui-même, chapitre 1, 9 de ses Principes de la Philosophie, cité d’ailleurs par Henry, dont la lecture est d’ailleurs sur ce point quasi similaire à celle de Ferdinand Alquié : « …si j’entends parler seulement de l’action de ma pensée ou du sentiment , c’est-à-dire de la connaissance qui est en moi qui fait qu’il me semble que je vois ou que je marche, cette conclusion est si absolument vraie que je n’en puis douter, à cause qu’elle se rapporte à l’âme qui seule a la faculté de sentir ou bien de penser en quelque façon que ce soit. » C’est bien cela, cette pensée ou ce sentiment, cette connaissance qui est en moi, qui demeure seule après l’épochè et qui va féconder le cogito. Or la pensée, selon Michel Henry, est le mot cartésien pour dire la vie, et la vie est le mot henryen pour dire l’apparaître de l’apparaître lui-même, qui est un autre nom de Dieu (cette démonstration est parfaitement claire dans « Incarnation, une philosophie de la Chair » et dans le premier chapitre, déjà mentionné, de « La Généalogie de la Psychanalyse »). On voit ici, sans que je m’y étende davantage, que Descartes peut à son tour, le Descartes des débuts en tout cas, intégrer la confrérie insoupçonnée des fidèles aux principes cardinaux du christianisme : l’intimité de Dieu à mon cœur, à mon sentir, et en même temps, ou plutôt d’avant même le temps, son mystère.
 Ce détour par Descartes nous permet de remarquer ce trait constant chez Michel Henry, d’ignorer son ou ses jumeaux philosophiques, je veux dire Pascal, alors qu’il dispute longuement avec ses dissemblables, je veux dire, entres autres Marx et bien d’autres que j’ai déjà cités, Descartes notamment, en tant qu’à partir d’une épreuve initiale très voisine de celle de Pascal et de Henry, il déroge ensuite pour se consacrer aux sciences (ce qui fut d’ailleurs un grand bien pour elles). Mais le but de cette remarque n’est pas de fustiger Descartes (qui suis-je pour même l’envisager ?), ni de faire quelque reproche à Michel Henry qu’on pourrait trouver étrangement lacunaire sur ses pareils philosophiques, sur Pascal, mais bien de fonder ce que j’ai appelé une identité nostalgique de Henry et de Pascal, en vertu de laquelle Henry consacre des livres entiers, sublimes comme chacun ici le sait, à montrer en quoi il diverge de la tradition de la pensée occidentale, et en vertu de laquelle, aussi, on lit constamment dans les marges de ces livres, aussi invisible mais certaine que la présence de Dieu au cœur des hommes, et sans doute de même ressort, celle de Pascal à la pensée de Michel Henry.

 J’en terminerai en développant rapidement l’idée que si, comme nous l’avons vu, la lecture de Pascal a bien des égards éclaire l’oeuvre de Henry, l’oeuvre de Henry, réciproquement, réalise bien une sorte, comme je l’ai annoncé, d’accomplissement, d’achèvement de la pensée de Pascal. Tout à l’heure nous avons remarqué, citant Michel Henry, que « je pense » est le mot cartésien pour dire « la vie », et pas une vie anonyme et universelle, qui comme le dit Henry n’aurait aucun sens, ou alors un sens générique, extérieur, comme la bios des Grecs (des grecs de toutes les époques et de tous les pays d’ailleurs, « parlés » par une langue, je cite maintenant Michel Henry dans « C’est moi la vérité », « qui véhicule les schèmes pratiques et cognitifs qui définissent une culture »), mais la vie comme « ma vie », celle qui m’instaure comme vivant, qui m’apporte sans cesse dans la vie, ainsi que le montre Henry dans le même opus, chapitre 7, en explorant la parole du Christ rapportée dans Jean 10,10 : Moi, je suis venu pour qu’on ait la vie. Or si cette instauration comme vivant est bien le contenu réel du cogito cartésien (je ne cite pas la troisième méditation mais chacun en entend ici l’écho), que dire, a fortiori, de ce qu’il en est pour l’auteur des « Pensées ». Je ne jouerai sur le mot de « pensées » en tant que titre, posthume et friable, des fragments de Pascal, mais je peux, je dois, citer cet extrait bien connu : « …je ne puis concevoir l'homme sans pensée : ce serait une pierre ou une brute ». Que dit Pascal dans cet extrait ? C’est Michel Henry, achevant le concept pascalien, qui va nous aider à le comprendre.

 « Sans pensée » signifie sans vie, c’est-à-dire sans apparaître de l’apparaître lui-même. Un homme sans pensée serait, dit Pascal, une pierre, c’est-à-dire pour Michel Henry, un invisible et un aveugle, quelque chose pour qui, ou plutôt pour quoi, son milieu ne serait rien et lui-même non plus. D’ailleurs, la locution « lui-même », qui suppose une réflexivité, et donc a priori une ipséité de la pensée, donc de la vie, n’aurait ici aucun sens. L’homme sans pensée serait une pierre, pour Pascal, signifie que l’homme en qui le verbe ne s’incarnerait pas ne serait pas un homme, mais un vague quantum paramétrique, absent à soi et aux autres, et cette fois pas du tout d’une manière tragique, séparée, pathétique, mais sur le mode absolument et définitivement égal d’une chose.
 Et cette chose, je ne puis la concevoir, dit Pascal. Il faut entendre ici que pour Pascal, il est beaucoup plus insupportable pour la raison de se figurer un homme sans pensée, qu’un homme instauré comme tel par l’incarnation du verbe, dans la chair qui le fait ou qui se fait homme. Et que ce soit insupportable pour la raison est renforcé par l’idée qu’un cœur, qu’une chair, bat. Non pas l’idée, d’ailleurs, d’un cœur ou d’une chair, mais ce cœur et cette chair, la mienne, celle de chacun de nous, qui nous identifie en nous-mêmes et les uns pour les autres. Que mon cœur batte (on a compris qu’il ne s’agit pas de la palpitation d’un viscère, n’est-ce pas ?), que ma chair soit l’épreuve, l’éprouver de l’incarnation du verbe, voilà qui pour Henry, illuminant Pascal, est indubitable pour peu que je me défasse de l’apparence pierreuse, de la boue dont je suis issu en tant que consistant dans le monde. « Que je me défasse » ne veut pas dire que je doive m’amputer de quoi que ce soit, bien qu’il y ait eu sans doute une tentation de cet ordre chez le dernier Pascal : cela veut dire, avec le sourire et l’autorité bienveillante de Michel Henry, qu’il faut quand même s’efforcer de vivre aussi, de vivre d’abord, selon l’esprit, selon le souffle qui anime la boue, c’est-à-dire de n’être plus sourd ni aveugle à l’épreuve, que je suis, moi-même et m’instaurant comme tel, de l’incarnation du Verbe.
 C’est ici que Henry accomplit et achève Pascal, et d’ailleurs aussi la tradition philosophique chrétienne toute entière : la boue, la pierre n’est pas la chair, ce n’est pas cela qui s’éprouve et qui éprouve qui serait indigne, ou qui serait un mal. La boue, la pierre que serait « l’homme sans pensée », de Pascal, serait celui qui, croyant s’affranchir, peut-être, de tout en s’affranchissant d’abord de soi, en vue de conquérir la toute puissance d’un « parametron » absolu, du géomètre universel, renonçant à ressentir et éprouver la vie l’instaurant lui-même dans sa vie, au comble de l’orgueil, deviendrait cette pierre, faisant, qui sait, ses calculs de pierre, sans que plus rien ne lui soit rien, ni que personne ne lui soit personne, et que lui, plus même un soi d’ailleurs, ne soit plus rien ni personne pour rien ni personne.
 Enfin, cet enjeu : devenir pierre ou devenir homme, se vouer au monde ou s’ouvrir au sentir de la Vie (double génitif), on voit bien (je l’espère en tout cas) qu’il n’a pas lieu dans, j’allais dire, la géographie mythologique ou titanoïde des Grecs, de la Terre en opposition au Ciel, mais dans un homme, vous, moi, en refus ou non de la grâce de Dieu, en refus ou non du don du Verbe s’incarnant et l’apportant ainsi dans la vie. La transcendance des anciens, y compris chrétiens, celle de Pascal encore, bien que moins en allégeance conceptuelle à l’égard des grecs que la plupart de ses prédécesseurs et aussi de ses suivants, est donc une sorte de représentation, et en cela reste une configuration mondaine de ce qui n’a rien de mondain. La transcendance, avec cet écart, cet espace mythologique, cet océan sans bord qu’elle est pour les philosophes chrétiens de la tradition, ne dit rien d’autre, et c’est considérable, que ce qui se joue dans le plan de l’immanence absolue tel que pensé par Michel Henry : la transcendance, est comme un dispositif à la fois de représentation et d’évitement, à la fois une mise en lumière et une censure, de cette simple et apparemment humble vérité, que la Terre et le Ciel, que le Monde et Dieu, que la pierre et le vivant sont à la fois, et chaque fois chaque instant, cela que je peux vouloir ou refuser.
 C’est ici l’apport gigantesque de Michel Henry à l’histoire de la philosophie chrétienne, d’avoir ramené le mythe grec de la transcendance à l’intimité d’un cœur, d’une chair, de chaque fois ce cœur ou cette chair. Mais en cela, Michel Henry a-t-il rapetissé l’enjeu, avilit Dieu ou le Ciel, en le sortant du champ générique (le genre humain, le divin tout autre) ? Au contraire, il me semble qu’il a non pas réduit l’espace de l’ancienne transcendance aux dimensions d’une chair, mais qu’il a élevé, en la révélant en elle-même, la chair, le cœur, le vôtre, le mien, à la dimension, qui a toujours été la sienne, ou plutôt une fois encore qui est la sienne intemporellement, à la condition que nous acceptions la grâce de l’incarnation du Verbe, à la dimension, oui, ou plutôt au sans mesure, à l’amour sans mesure, de Dieu.
 Ainsi, l’océan sans bord n’est pas devant nous comme s’il était dans le monde ou du monde : il est en nous. Et c’est cet espace, ce non-espace plutôt, sans bords, sans rives ni rimes, cette distorsion tragique, cet « à la fois » du plus intime et du plus étranger, que nous avons à résoudre soit d’ignorer, au risque de devenir une pierre, soit de nous y engager au risque de devenir… un homme.

 Ce n’est pas sur mes propres mots que je veux vous laisser, mais sur ceux, vivifiants, de Michel Henry lui-même, dans Paroles du Christ, ce testament spirituel d’une beauté et d’une profondeur à mon avis unique dans toute l’histoire de la pensée, où s’accomplit et s’achève le concept pascalien. Il y est question, dans ce passage du chapitre 10, de l’identité de la compréhension immédiate que nous avons de la parole de Dieu et de la compréhension immédiate que nous avons de nous-mêmes. « Seul le mot de compréhension, dit Henry, est ici impropre. Car ce n’est pas d’une connaissance au sens habituel qu’il s’agit. La compréhension s’opère dans un enchaînement d’idées, de significations qui deviennent valides à partir du moment où on peut les apercevoir dans une évidence qui relève du voir, c’est-à-dire de la parole du monde. Tout autre est la possibilité qu’à l’homme d’entendre la Parole de Dieu si elle réside dans sa condition de fils de Dieu, ou, comme nous le disons encore, dans sa naissance intemporelle. Elle signifie que la venue de l’homme dans sa condition de s’éprouver soi-même et de se révéler à soi s’accomplit dans l’auto-révélation de la Vie absolue en son Verbe. En d’autres termes, la possibilité qu’a l’homme d’entendre la parole de Dieu lui est consubstantielle. Et cela concerne au premier chef la Parole du Christ en tant qu’il est le Verbe, cette Parole de la Vie en laquelle tout vivant advient à lui-même. »

Texte : Thierry Berlanda
Illustrations : portrait de Blaise Pascal, huile sur toile de Louis-Isaac Lemaistre de Sacy
; La Vie, ou le Vivant, huile et pastel sur velours noir, par Robert Empain. 2006

jeudi 27 février 2014

Corps musical



Extrait de Ad Imaginem Dei 1 L'oeuvre invisible - 1985




Depuis des mois, à l’atelier, je vis en immersion quasi continue dans la musique de Mozart. Cette musique s’immisce jusqu’aux fibres de l’âme pour y régner en maître. Aucune chance de lui échapper. Dictant sa loi, son temps, elle capilarise les sens, imprègne l’intelligence, malaxe le corps et le cœur. Ayant bu et mangé de cette musique, l’ayant incorporée, les êtres musicaux que forment ces orchestres de créatures invisibles d’ondes et de vibrations, deviennent nous, vivent en nous pour toujours ! Un opéra se chantera de lui-même en nous sans nous demander notre avis. Un quintette à cordes s'injectera spontanément dans nos muscles pour les bander et nous lancer malgré nous dans une danse. Un orchestre inconnu, caché dans notre cœur, jouera tout seul un passage de symphonie ou de messe. Si j'appelais cela du cannibalisme psychique, de la greffe de conscience, de la manipulation mnésique, je resterais à côté du phénomène. Je pourrais parler de supplément d’âme ou de transfusion charnelle mais c'est du Souffle vivant de l’Esprit qu'il s'agit.

Il est aisé d’imaginer Mozart entendant sa musique toute achevée en lui et d’admettre qu'il l'ait ensuite simplement retranscrite, c’est-à-dire littéralement notée.


La musique vivante, vécue, incorporée, nous accroît, nous rend plus vivants en nous révélant notre corps musical, qui est aussi le corps musical des musiciens passés, présents et avenirs

Les anges, nos amis et alliés éternels, sont musiciens. Ils ne cessent de descendre, par amour, dans telle ou telle âme humaine pour lui souffler un air de musique céleste qu'il suffit alors au musicien qui écoute de noter avec art et attention pour en faire une sonate, un concerto, une symphonie, un opéra et mille variantes d’animations de l'air terrestre mis en mouvement par le Souffle vital de l’Esprit. Ces mouvements, ces motions de l'Esprit ainsi retranscrites sont capables de s'insuffler dans les âmes et les corps des apprentis vivants que nous sommes quand ces musiques sont rejouées pour nous réjouir, nous émouvoir, nous mouvoir, mais surtout pour ranimer en nous le Souffle de vie oublié. Les anges musicaux rassemblés en un même chœur se réjouissent de nous réjouir et de nous rassembler dans un seul corps musical, un seul corps mystique, une même chair spirituelle, angélique, cosmique, invisible, amoureuse.

Voilà, selon moi, la manière de rendre grâce à nos ancêtres musiciens, poètes, sculpteurs ou peintres véritables qui ayant reçu l’inspiration du Souffle de vie ont su l’entendre et le préserver dans des œuvres qui par delà le temps et l’espace, peuvent pénétrer nos âmes disposées pour les travailler et les nourrir, les élever afin qu’elles puissent elles aussi  s’accroître et désirer transmettre ce Souffle vivant à l'infini à leurs frères humains. 

Je sais bien que lorsque les artistes parlent de cette façon les scientifiques se moquent gentiment de leur naïveté et pensent que ces grands enfants superstitieux parlent en métaphores. Mais ce ne sont pas des métaphores messieurs, mais des réalités qui échappent à vos visées.





En peignant la musique, 1985



Vidéo : Culturebox vous propose de revivre en replay l'opéra de Mozart au teatro de la Fenice. L'opéra le plus populaire de Mozart et un des opéras les plus souvent mis en scène, en direct de la Fenice à Venise ! La Flûte enchantée est l’une des œuvres les plus emblématiques de Mozart et sa dernière composition.
Illustration : aquarelle de Robert Empain. 1985

mardi 25 février 2014

Je vous dirai la vérité en peinture

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Baigneuse, pastel après Paul  Cézanne. 1986




Grâce à Paul Cézanne

Extrait de Ad Imaginem Dei 1 L'oeuvre invisible - inédit 


(...)
Toute fatigue évaporée, ravi comme le santon de Provence du même nom, je marche maintenant d’un pas vif vers la maison de Cézanne, vers son atelier des Lauves. 
Pas de chance, la maison atelier est fermée en cette saison. 
Poussant la porte du jardin, je m’aperçois qu’elle est restée ouverte alors que le soleil revient. J’entre donc et m’assieds sur un banc pour manger ma tartine. Un pigeon voyageur s’approche. En échange de quelques morceaux de pain, il me dispense une magistrale leçon de gris et de bleu digne de l’ancien maître des lieux. 
Je trouve un coin tranquille dans le jardin de Cézanne pour travailler un peu au soleil d’après d’assez bonnes reproductions des Baigneuses trouvées dans un livre que j’ai acheté ce matin au Musée Granet. Je fais deux pastels.


La vérité en peinture 
Si les cubes, les cylindres et les sphères importent tant à Paul Cézanne ce n’est pas, comme on l’a cru, pour géométriser, ni pour simplifier, ni pour styliser et encore moins pour faire moderne, mais par souci de vérité, par fidélité à ce qu’il voit, à ce qu’il ressent, pour rendre aux choses leurs formes, leur désir propre de poindre, de naître, d'être, de durer, de croître. Cézanne, selon ses propres termes, veut nous dire « la vérité en peinture. »  Pour cela il doit trouver les moyens de peindre la vérité des choses elles-mêmes, leur nécessité intérieure, leur être vrai, leurs forces expansives. Et pour y parvenir il doit percer le mystère de leur apparition. 
Cézanne, envers et contre les imagiers de son temps, avancera en pionnier sur le chemin de la redécouverte de cette vérité, vers le motif interne, la motion qui est émotion, vers la vérité de la peinture qui est double, comme celle de tout phénomène visible ; à savoir, je ne le dirai jamais assez : extérieur-intérieur
Pour regarder un tableau comme il faut, rien ne vaut de le repeindre soi-même, et en soi-même, comme l’a souvent fait Cézanne au Louvre, en copiant les maîtres, ou ailleurs, en travaillant l’Olympia de Manet par exemple. 
Ce faisant, l’âme se laisse pénétrer par le tableau. En se laissant guider par Cézanne, Campin et tant d’autres Maîtres, l’âme peut saisir cette apparition paradoxale du monde et des choses qu’ils cherchaient si ardemment à peindre. 
Ainsi, par exemple, en repeignant les arbres, les ciels, les roches, les corps, les taches, les couleurs, qui constituent les tableaux de Cézanne, on peut ressentir, en vérité, que leur maintien dans l'apparition n'est pas issu d’un acte créateur passé mais d’un acte continu, présent, actuel, d’un désir suscité, renouvelé en permanence, ressuscité par une force qui maintient et anime simultanément les choses dans leur présence extérieure et en nous, dans notre propre venue intérieure. 
Grâce aux tableaux de Cézanne et des Maîtres, nous ressentons plus fortement notre présence à nous-mêmes. Ce ressenti n’est autre que celui de notre âme réjouie de se ressentir plus vivante, fécondée sans cesse par une vie nouvelle. 



Paul Cézanne. 
La Carrière de Bibémus. 1895




Pour nous rendre plus manifeste cette venue incessante et simultanée du monde et de la vie en nous, Cézanne a dû abolir la manière académique, naturaliste, vériste, de peindre et en inventer une nouvelle. Il a dû, en vérité, se crever l’œil objectif, et tuer en lui le Cyclope fabriqué par cinq siècles de peinture monoculaire. Pour accoucher de la peinture nouvelle, il a du abolir la Renaissance et le Classicisme, il a dû faire mourir en lui l'ancien peintre admiré pour son savoir peindre et devenir le peintre nouveau et détesté, à Aix et ailleurs, pour ses barbouillages. Il a dû peindre contre l'opinion et l’aveuglement du monde pour peindre seulement selon la vérité de son âme et de son cœur. Ce chemin sera pour lui un long processus intérieur, douloureux, ingrat, solitaire, un chemin vers la Vérité.
 Cézanne va trouver mille solutions pour libérer sa peinture et inspirer toute la peinture après lui. Exemples : il ne délimite plus la forme apparente des objets par une ligne ou une séparation entre ombre et lumière, mais par plusieurs lignes de couleurs entremêlées, bleues, noires, vertes, grises, qui font vibrer, palpiter les objets et les corps dans l’espace. Ou encore, il accentue le volume des objets. Il faut voir comment la couronne des arbres, les nuages ou les fruits se gonflent en sphères, en boules, comment les roches se font des blocs aux arêtes saillantes, comment les troncs d'arbres, les cruches, les bouteilles et les plissés des tissus se roulent en cylindres, en tubes puissants. Comment alors ses volumes accentués semblent être animés par une croissance interne, autonome, vivante, amplifiée encore par les vibrations de mille petites touches locales, de couleurs nuancées et partiellement fondues les unes dans les autres, se poussant en avant et en arrière, se projetant et venant jouer dans les volumes voisins. Dans cette peinture nouvelle les choses vibrent et dansent dans une fête permanente, dans la joie de leur apparition continuelle dans l'espace ouvert du tableau. Elles naissent sous nos yeux, recréées en permanence, plus encore, elles se créent selon leurs propres nécessités et reprennent vie pour nous, se donnant comme le monde et comme la vie se donnent à ceux qui aiment, jouissant de nous réjouir et de nous ressusciter en permanence. 




Paul Cézanne, autoportrait

 

Paul Cézanne et Robert Campin sont des artistes rares car ils peignent avec les yeux de l'âme et du cœur. C’est pourquoi leurs œuvres sont des tableaux et non des images. 
Mais il reste une condition pour qu’elles nous disent la vérité en peinture : que nous les regardions nous aussi avec notre âme et notre cœur. C’est alors que la peinture rendant grâce à la vérité devient prière, Vera Icona faite à l'image de l'Homme, lui-même icône de Dieu.
N’est-ce pas ce que cherche à nous dire cette parole de l’Évangile de Matthieu : « La lampe du corps c’est l’œil. Quand ton œil est sain tout ton corps est lumineux ; et s’il est mauvais ton corps est ténébreux. Si la lumière qui est en toi est ténèbres, combien épaisses seront les ténèbres elles-mêmes. » 
L’art véritable ne cherche pas à multiplier les écrans trompeurs entre nous et les êtres, entre nous et les choses, entre nous et nous-mêmes, il cherche au contraire à les détruire pour nous dire la vérité. 

à suivre...

Illustrations : oeuvres de Paul Cézanne et de Robert Empain d'après Cézanne.  
Texte : Robert Empain. Carnets recomposés in Ad Imaginem Dei I L'oeuvre Invisible

dimanche 23 février 2014

L'essence de la manifestation


Grâce à Michel Henry

Le salut de l'homme ne peut lui venir du monde, de ses représentations, de ses abstractions et de ses idéalités, qui ne subsistent que sur le Fond d'une immanence radicale qui ne se tient jamais à distance : d'une vie s'éprouvant dans le subir, le souffrir et le jouir de son propre pathos. Parce que, avant que se lève le monde, une Affectivité transcendantale accomplit en nous son Archi-Révélation en même temps qu'elle engendre notre ipséité.  
Si, selon la formule de Heidegger, seul un dieu peut nous sauver son Nom est la Vie... 
Voilà ce que soutenait Michel Henry dans son livre incontournable et capital pour notre devenir : L'essence de la manifestation, dont je reproduis ici les premières lignes de la présentation qui en est faite sur le site Michel Henry, où l'on pourra en lire davantage.





Entrepris en 1946 avec pour but la constitution d’«une phénoménologie de l’ego», intitulé ensuite «L’essence de la révélation», puis «de la manifestation», achevé en janvier 1961, publié début 1963, vu les délais alors exigés par la soutenance de deux thèses éditées, cet essai majeur répond à la question que M.H. s’était posée quand il a décidé d’être philosophe : « Je voulais savoir qui j’étais ». Les circonstances extérieures – interruption de ses études pour son engagement dans la Résistance – l’ont mis sur la voie de sa réponse en avivant son sentiment de soi. Sa vie d’alors, danger, risque constant de délation mais aussi générosité de ceux qui le cachaient lui avait fait comprendre qu’il n’est de relation que secrète et d’homme à homme et que « le salut de l’individu ne peut lui venir du monde » (cf. Entretien de M.H. avec R. Vaschalde in M.H., l’épreuve de la vie, Actes du colloque de Cerisy, Le Cerf 2000).

D’autre part, pendant ses mois de clandestinité à Lyon, il avait été marqué par sa lecture de Maître Eckhart, de Kafka, de Kierkegaard, dont les vues sur l’existence avaient pour contre-exemple La critique de la raison pure, le seul ouvrage qu’à son départ pour le maquis du Haut Jura il avait pu emporter dans son sac à dos et dont il avait pu mesurer le caractère spéculatif qui laisse brillamment de côté les vrais problèmes de l’existence. C’est après 1945 que s’est effectuée sa réflexion sur Maine de Biran qui l’a orienté vers l’immanence en même temps qu’il découvrait, a-t-il dit, « des philosophies alors portées sur le devant de la scène par le succès de L’être et le néant (1943), Hegel, Heidegger et surtout Husserl » – ces deux derniers non encore traduits - , Husserl dont il a reconnu que sa méthode phénoménologique l’a aidé à définir le cadre de son travail, même s’il l’a infléchie dans un tout autre sens, initiative consacrée, après des années d’investigation, par L’essence de la manifestation qui traite le problème de l’ego dans sa relation avec l’essence de ce qu’il appelle déjà « la vie ».

Ce renversement capital à l’intérieur d’une branche alors neuve de la spéculation mais qui met également en question toute la philosophie antérieure exigeait de repenser la quasi-totalité de l’œuvre de ses prédécesseurs. Conscient d’aller à contre-courant mais aussi par respect d’une éthique intellectuelle, il a donc exposé son refus d’une philosophie de la transcendance à partir des grands systèmes qui lui ont servi d’antithèses – « les savoirs sont liés », disait-il – en exhibant leurs failles : oubli de l’ipséité du sujet , quand ce n’est pas de l’ego lui-même ; construction d’édifices sans sol où la réalité humaine n’est pensée que dans le vide abstrait de l’opposition du sujet à l’objet ; prise en compte abusive du pouvoir de la raison comme faculté de l’universel ; exigence d’une manifestation dans la lumière du dehors etc. Cette traversée de l’histoire de la philosophie dégage pour la rejeter la continuité inaperçue d’une tradition d’abstraction jamais contestée, dans l’idéalisme en particulier, aussi bien que dans le courant contemporain issu de Heidegger (Sartre, Merleau-Ponty).


  Te souviens-tu de l'oubli. 
Coffret 2008




En notre époque où la philosophie s’est souvent coupée de la réalité pour se griser d’acrobaties, il importe de souligner l’originalité et le sérieux d’une réflexion passionnée qui s’est constamment confrontée à l’épreuve du soi : phénoménologie de l’immanence, édifiée dans le souci de sauvegarder le sujet au lieu de livrer son essence à l’extériorité du monde. Ses principes ont fourni leur armature à ses essais ultérieurs qui dénoncent les errements de l’époque contemporaine - méconnaissance du travail vivant et des valeurs individuelles, dictature des savoirs objectifs et de ce qu’ils engendrent etc. – mais aussi à ceux qui traitent de la positivité de la vie : réflexion sur l’art, la communauté humaine, l’éthique et surtout la reconduction de l’ontologie à sa source véritable dans ses trois derniers ouvrages.
C’est ainsi qu’il a « renouvelé de fond en comble l’idée même de phénoménologie », comme l’a écrit un critique.

Son essai Philosophie et phénoménologie du corps, dont le texte était achevé dès 1949, devant être présenté comme thèse secondaire indépendante, M.H. n’a pas explicitement désigné l’endroit où ses analyses devaient rejoindre celles de L’Essence de la Manifestation. Mais la lecture de ce premier travail avant celle du second est conseillée au lecteur : elle éclaire les intentions de la démarche critique et surtout confère un caractère concret à la relation qu’il institue entre transcendance et immanence ainsi qu’aux attributs de celle-ci, immédiateté, passivité, autonomie, non-liberté etc.

Cette philosophie de l’immanence exigeait un vocabulaire nouveau. M.H. n’a pas caché la difficulté de ses choix. De cette émancipation, créatrice d’un autre type d’écriture, la phénoménologie antérieure avait donné l’exemple. Combattant les abstractions de la philosophie de la conscience comme celles de l’être, il se devait de respecter leur lexique mais aussi de maintenir pour l’ensemble du livre le même niveau technique. La parution prochaine d’un Vocabulaire de M.H. par J.F. Lavigne aidera les débutants...


On lira la suite de la présentation de ce livre de Michel Henry sur le site qui lui est consacré 

                                                                     

Te souviens-tu de l'oubli ?
 Coffret  ouvert  :  images et papiers divers sur lesquels est écrit le poème que voici :


Te souviens- tu
de l’oubli,
des chemins
des dons
des jardins
des voix
de ta chair
de Son Nom
des péchés roses
des passages
sans fin
des salutations
Te souviens-tu
des visages
des formes
des voiles
des tableaux
des taches
des mots
des mélanges
Te souviens-tu ?


Robert Empain 2008

 




Texte : Michel Henry ; Illstrations : oeuvres de Robert Empain

jeudi 20 février 2014

Le feu du ciel


Grâce filmée


Mille grâces mille larmes de joie - Grâce 20110216



L’autre soir, j’ai fait un détour par la rivière entre Rives et Mérigny. Au pied de la falaise, au bord de l’eau, dans un champ inondable dans un coude de l'Anglin, un homme âgé faisait brûler les branches et les souches qui étaient restées par terre après que les grands peupliers eussent été coupés et vendus - Il faut brûler tout ça, me dit l’homme, sinon la rivière emportera tout à la prochaine crue et tous ces bois flottants feront des dégâts plus bas. Le feu était si proche de l’eau et du ciel que j’ai retourné ma caméra pour mettre le feu en haut. Retourner le monde, nous retourner vers nous-mêmes, est notre vocation lui dis-je. Le bonhomme à qui je montrais le plan sur l’écran de ma caméra retournée me dit - C’est comme le feu du ciel. C’était la première grâce de l’année 2011.




Vidéo et texte de Robert Empain

dimanche 16 février 2014

Persée et la destruction de leurre

Grâce à Benvenuto Cellini



Persée tenant la tête de Méduse
 
Bronze de Benvenuto Cellini. Florence -1554


 En partant, j’entre sous la Loggia dei Lanzi dont les arcades s’ouvrent sur la Place de la Seigneurie et où campe une petite troupe de dieux, de sabines, de centaures et de lions sculptés. Un atelier d’artiste idéal. 
Comme toujours en Italie le temps manque au touriste pour admirer tous les chef-d’œuvres, mais pour l’artiste un seul suffit. L’une des sculptures, à la fois sublime et horrifiante, se dresse dans cette Loggia et me fascine plus que les autres : Persée, un bronze vert et luisant de Cellini. Je lui tourne autour et la regarde longuement. Je m’assieds. J’ouvre mon carnet, je m’ouvre et je dessine Persée.
Persée est nu, debout, grandeur nature. L’air sombre, coiffé d’un casque, ses ailes légendaires aux pieds, sa tête baissée, ses muscles bandés bien détaillés, son sabre à la main, il se dresse sur la dépouille sanglante de Méduse, exhibant aux yeux de tous sa tête, grouillante de serpents, qu’il vient de trancher.  
Le mythe nous dit que Persée est fils de Zeus et que Méduse est une Gorgone dont le regard a le pouvoir de pétrifier ceux qui la regardent en face. 
Premier trouble : la tête de Persée et celle Méduse se ressemblent, leurs figures sont les mêmes, ils sont comme frères et sœurs. C’est alors la tête tranchée de son double que Persée exhibe aux yeux des passants sur la Place de la Seigneurie à Florence. Mais si Méduse est le double irregardable et monstrueux de Persée, le combat meurtrier dont il est sorti victorieux n’était autre qu’un combat avec son double monstrueux. Ce que Persée exhibe alors c’est sa victoire sur son double, sa sœur monstrueuse, son âme sœur, son autre lui-même, son Anima nocturne !
Ce qui fascine ensuite dans cette statue de bronze c’est son réalisme pathétique et la persistance du geste qui exhibe cette tête coupée. On ressent physiquement le mouvement musculaire de tout le corps de Persée qui se redresse, l’effort constant de son bras tendu, de son geste qui maintient, qui ne cesse de maintenir à bout de bras la lourde tête sanguinolente de Méduse. 
Persée, se dit-on, va baisser le bras d’un instant à l’autre.
Le pouvoir médusant de cette statue vient de son illusionnisme, son réalisme extrême, parfaitement maîtrisée par Cellini, qui réussit à nous faire croire que c’est Persée en personne, le Persée vivant de chair et de sang, le vrai vainqueur de Méduse, qui est ici figé dans son geste. Dans le Kouros rencontré hier le corps de pierre semblait vouloir se lever de la mort dans la vie, mais ici c’est la vie qui semble se figer perpétuellement.
On reste pétrifié par ces jeux inextricables de doubles et de dupes et on veut en sortir. On se met à réfléchir et on se dit : cette statue géniale n’est évidemment pas Persée en personne, elle n’est que son double fictif, une illusion, un bronze trompeur et infernal d’un certain Cellini, un objet mort. De même, ce qu’elle exhibe, la tête tranchée de Méduse n’est pas la tête de Méduse, pas plus que celle de Persée, mais une tête modelée et coulée dans le même bronze oxydé, un objet mort… C’est une sculpture qui exhibe une autre sculpture. Un double mort qui exhibe son double mort, un montage, une mise en scène, qui ne cesse d’exhiber cette exhibition aux yeux des aveugles crédules et médusés que nous sommes, voilà ce que j’ai en face de moi sous cette Loggia au cœur de la cité des images, la ville de Florence. 
C’est alors que se révèle le sens subtil de ce génial dispositif en miroirs. Un dispositif qui exhibe réellement ce qu’il veut détruire et qui du même coup peut détruire réellement ce qu’il exhibe : Méduse ! 
Méduse qui n’est autre que le pouvoir magique et médusant du double. Un pouvoir qui est le pouvoir secret du monde. Un monde fait de la projection de nos désirs qui, projetés au-dehors, se dédoublent et fondent ce monde où nos désirs se confondent avec lui, avec ses apparences où se figent nos désirs devenus des objets, des objets de nos désirs précisément, des objets qui nous happent, qui nous fascinent, nous paralysent, nous médusent. Le secret du monde est celui de la pensée magique qui pétrifie la vie dans des images mortes dont les hommes sont épris et dont ils font des idoles médusantes. 
Ce secret peut pourtant se révéler à l'homme qui comme Persée livre le combat avec la statue imaginaire et morte de lui-même qu’il ne cesse d’ériger et d’adorer dans le monde. Mais encore faut-il qu’il soit capable avant sa pétrification définitive de trancher sa propre tête dans le miroir illusoire du monde.


Persée et son double


Texte : Publié initialement dans l'Oeil Joyau. Robert Empain. Carnets 1980-1985. Editions Ré. Bruxelles. 1999
Illustrations : Le Persée de Benvenuto Celini. Persée et son double, crayons sur papier. Carnet 1982. Robert Empain



mardi 11 février 2014

Tout est-il art ? me demanda-t-il


Grâce aux artistes de tous les temps

par Robert Empain


À la fin des années quatre-vingt, j'ai visité un grand nombre de musées d'art contemporain en compagnie d'amis, artistes ou amateurs d'art. Cela a donné lieu à des discutions sans fin sur ce qui est de l'art ou sur ce qui n'en est pas, une question qui, en réalité, intéresse surtout les historiens, les journalistes, les marchands et les spéculateurs d'art, animés du même désir d'appropriation de ce qui toujours leur échappera : l'Esprit. J'ai regroupé les notes éparses que je prenais pendant et après ces visites en un petit texte quelque peu décousu que je viens de retranscrire en le corrigeant de mon mieux. 




Marcel Duchamp


    Une pomme de terre, une branche, un tas de briques ou de foin, une fleur, un verre d’eau, un bout de bois, une casserole de moules, un pot de chambre, des déchets divers, voire une décharge publique, une chaise, une perruque, une perruche, un dentier, un cerf empaillé, un tas de fumier, bref n’importe quoi, ou tout ce que tu pourras trouver sur la terre pourra servir à te poser la question de Leibniz : Pourquoi y a-t-il quelque-chose plutôt que rien ? Une question qui fascinera surtout les Sujets barrés et les morts vivants et qui laissent filtrer dans leurs pensées leur préférence secrète pour le rien plutôt que pour le quelque chose, c'est-à-dire pour la mort au lieu même de la Vie. Pourtant, quel but poursuivent les artistes qui exposent des objets quelconques du monde dans les musées si longtemps après Marcel Duchamp ? Veulent-ils encore choquer et ridiculiser les vieilles barbes académiques, les directeurs de musées, les fonctionnaires de l’art officiel, les commissaires et les critiques comme le voulait Marcel Duchamp en 1917 ?  Comment le penser puisque tout ce petit monde accepte de bon coeur d’exposer de tels objets dans leurs musées et en redemande. Espèrent-ils encore scandaliser les bourgeois ou épater le snob à l’époque qui a déplacé au delà de l’imaginable les limites de l’épatant et du scandaleux ?

    Marcel Duchamp, à propos de ses Ready made, a déclaré :  « On peut faire avaler n’importe quoi aux gens et c’est ce qui est arrivé » Mais encore ceci, qui a fait date : « l’art se trouve dans l’œil de celui qui regarde ». De son côté, le peintre Willem De Konning disait : « Je cesserai de peindre le jour où je verrai le monde comme un tableau.»

    L’initiateur de ce geste, de ce déplacement, fut en réalité Wasily Kandinsky, qui écrivait dès 1911 : « Toute chose frémit. Non seulement les étoiles, la lune, les forêts, les odeurs dont parlent les poètes, mais aussi les mégots dans un cendrier, un bouton de culotte blanc, patient, qui nous jette un coup d’œil de sa flaque d’eau dans la rue, un petit morceau d’étoffe docile qu’une fourmi serre dans ses mandibules … tout cela me montre son visage, son être intérieur, l’âme secrète qui se tait plus souvent qu’elle ne parle.» Ajoutant : « Le monde est rempli de résonances. Il constitue un cosmos d’êtres exerçant une action spirituelle. La matière morte est un esprit vivant. »

    Exposer des objets quelconques dans l’espace du Musée ce serait donc dans l’esprit de Kandinsky inviter le visiteur à s’étonner de la mystérieuse présence de ces objets, de leurs inexplicables et miraculeuses apparitions dans le visible, ce serait surtout l'inviter à éprouver la résonance intérieure, vivante et invisible, des formes et des couleurs de ces objets comme l’artiste les éprouve et s’en étonne, ce serait encore, dans la tradition spirituelle dont se réclamait Kandinsky, inviter chacun à regarder toute chose créée comme une oeuvre de l'Esprit créateur.
Cependant, recueillir la mystérieuse présence et percevoir l'esprit secret des choses cela exige que l’on se place dans une attitude de recueillement, où se recueille un triple mystère : celui de l’éclosion du monde lui-même, de son apparaître, celui de la pensée qui recueille ce monde et celui de la vie qui s’éprouve en nous et qui rend possible tout cela, notre présence vivante à nous-mêmes comme notre présence au monde - que nous appelons penser. Car pour recueillir  l'esprit de la moindre parcelle du monde il faut nous recueillir nous-mêmes, recueillir la vie qui nous donne à nous-mêmes.
Ce fondement posé, on demandera : le Musée, devenu un lieu de divertissement spectaculaire, de loisirs chics, peut-il encore être le lieu du recueillement de la vie, de soi et du monde ?
Les artistes et les poètes ne peuvent se passer du recueillement. À l’instar des mystiques et des contemplatifs, certains artistes font même du recueillement l’accomplissement de leurs vies. Les enfants, pour autant que leurs esprits ne soient pas dissipés sinon déjà détruits par le divertissement qu’on leur propose sans cesse de peur qu’ils s’ennuient, peuvent spontanément recueillir le mystère du monde dans la Nature qu'ils découvrent et éprouvent à sa source dans le jeu libre. Mais l’homme contemporain tout absorbé par son activité extérieure s’applique à plein temps à tuer le recueillement en lui. Or, la faculté de se recueillir, une fois perdue, est très difficile à retrouver, à transmettre et à partager. Toutefois, et bien que cette ambition soit perdue pour nombre d'entre eux, les artistes ont pour vocation de nous apprendre le recueillement du monde, de soi et  de la vie. Les artistes véritables, ces rares vivants parmi les survivants, sont ceux qui trouvent des manières de rendre sensibles, visibles, partageables, en les intensifiant dans des oeuvres, leurs perceptions, leurs émotions, leurs visions intérieures, toutes choses invisibles qu'ils parviennent à rendre visibles dans des oeuvres, qui pour cette raison même sont appelées œuvres d’art.

    Une œuvre d’art est une représentation esthétique. Esthétique signifie sensible. Représenter signifie présenter à nouveau, rendre présent une réalité ou une personne en son absence. Une oeuvre d’art est ainsi une représentation capable de rendre sensible et connaissable à d’autres la connaissance qu’un artiste acquiert du monde et de la vie.  Connaissance cela veut dire co-naître, naître avec et ensemble : naître ensemble et avec le monde, naître à soi-même, naître à la vie en soi. Ainsi, toute connaissance est un acte de vie qui peut être partagé par une oeuvre qui représente au dehors ce que la vie nous fait connaître au dedans de nous.
Pour le poète, l’artiste, le mystique, tout visible ou invisible, parle du mystère du monde - la présence incompréhensible de tout ce qui est - et de ses liens avec le mystère de la vie en eux.  Ceux la savent aussi qu’ils pourraient écrire Art, Musée, ou Mystère sur tout, toutes les choses, tous les êtres, sur le monde entier, et même sur l’univers, ces inscriptions, comme toutes autres formules savantes de leur invention, aussi belles et justes fussent-elles, seraient incapables de donner la vie à quoi que ce soit, car c’est seulement en l’homme vivant que quelque-chose peut prendre vie, et c’est à lui seul, le vivant, qu’il appartient d’y reconnaître et d’aimer les beautés, les merveilles, les grâces qui lui sont destinées ou d’en faire des monstruosités.
C’est pourquoi nous disons que le monde dans son ensemble serait « Musée » (si l’on entend dans ce mot le lieu ou les Muses s’amusent et non un lieu d’entassement de productions historico-artistiques) ; Musée dont le vrai nom serait alors « Paradis », le lieu encore voilé de notre séjour dans la vie éternelle, le lieu si proche pourtant du séjour d’une vie « éternellement en joie pour chaque jour d’exercice sur la Terre » comme l’a vu le mystique Pascal, le jour alors où l’homme sera devenu Homme, l’Homme qu’il est en vérité, créé artiste et poète, sans cesse appelé à le devenir - Homme capable alors de parler le langage créateur de la Vie, celui du Bien Nommé et Aimé Verbe.

    Sans cette mutation intérieure l’homme continuera à faire du monde l’enfer des objets - qu’ils soient étiquetés oeuvres d’art n’y change rien - et de sa pensée l’enfer des idées et des vains savoirs et de son coeur l’enfer de ses désirs.
Dès lors, les artistes qui, si longtemps après Marcel Duchamp et tant d’autres qui l’ont imité, se contentent d’installer, tels quels ou pratiquement, des objets du monde dans le Musée sont-ils des naïfs qui croient que chaque homme est déjà devenu poète ou artiste ? Ou espèrent-ils encore par de tels dispositifs que l’homme puisse le redevenir ?
C'est à croire puisque ces artistes jugent superflu, inutile et même dépassé, de créer des œuvres plus élaborées qui donneraient en partage une expérience intérieure, une émotion profonde, une vision, une connaissance spirituelle  en l’intensifiant, en l’excédant pour la rendre plus prégnante.
Certes, comme on l'a déjà dit, poser un objet du monde dans l’espace blanc nimbé de lumière d’un musée ou d’une galerie d’art contemporain, c’est déjà composer une oeuvre en utilisant un bel espace blanc comme support, comme une toile blanche, c’est chercher à intensifier la présence, l’aura de cet objet, c’est tenter de rendre plus manifeste son étrange présence phénoménale, son apparaître, sa capacité de retentissement, sa puissance émotive, c’est donc sans conteste une forme de composition minimale qui relève de l’art, de l’art minimal.


    Cette forme de composition minimale, je l’ai mentionné, trouve son origine dans la révolution de l’abstraction dont Kandinsky fut le pionnier. L’abstraction ici produite consiste, comme dans toute composition dite abstraite, à faire abstraction du monde extérieur et de l’utilisation ordinaire de l’objet pour nous le montrer dans un espace pur - blanc, un espace que Kandinsky appelait le Plan Originel - pour nous exposer à sa présence, nous manifester son «âme», pour que nous ressentions et vivions sa vibration, sa résonance émotionnelle, son être concret.
Notons que si cette forme d’art fut nommée « art abstrait » par la critique de l’époque, Kandinsky, on le sait, l’avait nommée art concret. - Cet art en effet ne cherche pas comme le fait l’art figuratif à représenter le monde par une image, c’est-à-dire en toute logique par une abstraction, l’image faisant obligatoirement abstraction du monde et des êtres, par exemple en faisant abstraction de sa profondeur, de sa lumière changeante ou du mouvement des êtres etc, pour n’en saisir que quelques aspects. Si Kandinsky avait nommé au début du vingtième siècle cet art « art concret »  c'est parce que cet art ne représente pas des choses du monde extérieur ou d'un monde imaginaire mais présente la réalité concrète de l’art, la réalité sensible des couleurs, des lignes, des formes, la réalité de leurs rapports qui donne des réalités concrètes appelées tableaux, des oeuvres donc, qui n’existent pas au préalable dans le monde mais qui s’y ajoutent comme autant de créations nouvelles. Des oeuvres qui se veulent encore spirituelles pour autant que ne renvoyant pas à l’extériorité d’un monde, dont elles font abstraction, elles visent l’intériorité de l’âme humaine où l’Esprit créateur (la Vie) est à l’oeuvre invisiblement comme il l’est en toutes choses crées et pouvant être regardées en leurs mystérieuses apparitions comme données par le Verbe créateur. 

    Toutes ces notions ont été mal définies et mal comprises et cela a conduit à la confusion que l’on sait. Par exemple à l'idée que l'art abstrait abolirait l'art figuratif - une idée stupide car la qualité d’une oeuvre d’art réaliste ou figurative ne vient pas de son sujet, ni de ce qu’elle représente, mais comme je viens de le dire, de la façon concrète, dans le sens de Kandinsky, dont elle le fait, une façon qui répond à la nécessité intérieure, c'est à dire in fine à la sensibilité de l'artiste dont dépend sa qualité d'oeuvre d'art.
Ainsi, les déplacements, les expositions, appelées aussi installations, d’objets du monde dans l’espace muséal relèvent d’un art concret mais aussi d’un art réaliste poussé à son comble. Or, c'est une autre ambiguïté, un tel art réaliste est en son principe paradoxal car il conduit inexorablement à se rendre lui même superflu, tout comme il rend superflu le Musée dans l’exacte mesure où il invite tout homme à délaisser les objets exposés en tant qu’oeuvres au Musée pour le quitter et aller vivre à nouveau en artiste, en poète, en mystique dans le monde réel, créé pour lui, où se présentent et s’exposent à son regard, à sa sensibilité, à son âme, à son esprit, un nombre infini d’installations, de dispositions, de phénomènes concrets appelées à devenir autant d’oeuvres de grâces pour lui.  

    Cette forme d’art minimal, répétant les déplacements d’objets opérés à partir de 1917 par Marcel Duchamp, reste pourtant fidèle à son énoncé majeur selon lequel « l’art est dans l’œil du regardeur ». Ces déplacements, appelés Ready made par Duchamp, s’inscrivaient dans l’attitude anti art, anti musée et anti société du mouvement Dada qui cherchait, contre la falsification de l’art par le négoce à rendre l’art à la vie et la vie à l’art. Or, et je le déplore, la répétition systématique de ce geste de Duchamp a aboutit à faire de cet art concret de la vie, comme de la vie elle même retrouvée comme art suprême, son exact contraire : un art officiel, un académisme de plus, un musée intimidant, divertissant ou ennuyeux, qui anéantissent l’intention inaugurale.
Ceci prouve que la subversion contre les conventions sclérosées et perverties, l’académisme, est à recommencer à chaque génération si l'on veut ressusciter la force créatrice vivante de l’art, celle de l’Esprit créateur à l’oeuvre en tout et en tous.

    Bien sûr, à chaque époque la question du comment reste entière : comment un artiste, un poète, plus que jamais isolés, peuvent-ils lutter contre les forces de pétrification de ces formes de la barbarie moderne que sont la culture et l’histoire falsifiées par le marché ?
En restant fidèles au précepte fondamental et révolutionnaire de Kandinsky, qui en son fond est identique aux conseils de Jung et de Husserl : Créer des œuvres qui sont fidèles à la nécessité intérieure. La nécessité intérieure n’est autre que la voix de la Vie en chacun. La Vie est la source infinie de toute vie et de toute création. Cette règle est pour moi l’unique justification de tout acte de création. Mais au fond du fond, peu importe pour l’artiste vivant l’art, les oeuvres, l’histoire, la culture, l’époque, le marché, le musée, l’actualité, le succès, la mode etc, qui ne sont en vérité que des représentations mortes et étrangères à la Vie vraie, car seul importe pour chaque homme la création en lui de l’Homme véritable, sa création spirituelle dans et par la Vie en tant que créature libre et promise à des créations infinies. Tant il est vrai, cher lecteur, que tu es unique et irremplaçable, que tu es la seule création qu’il importe d’accomplir. Et si il advenait que les oeuvres nécessaires à ton accomplissement te subsistent et perdurent, c’est qu’elles se seront avérées porteuses de vie pour d’autres hommes, alors réjouis toi par avance et prie pour que ces vivants s'en nourrissent librement en leur donnant les noms qu’ils voudront.

    Rendons grâce à Da Vinci, Fra Angelico, Cézanne, Van Gogh, Manet, Kandinsky, Klee, Giacometti, Picasso, De Konning, Marcel Duchamp et à tant d’autres génies qui nous montrent par leurs œuvres que le monde créé fut pour eux une source infinie d’étonnement, un mystère.
Tous ces génies ont beaucoup appris des maîtres et des chef-d’œuvres, conservés dans les Musées ou ailleurs. Tous auraient reconnu que leurs œuvres étaient encore loin d’atteindre la mystérieuse beauté du visage d’un enfant ou d’une montagne, d’une vague ou d’une simple fleur. Il en irait de même pour les grands poètes, musiciens et  architectes.  

    Chaque humain aura à reconnaître qu’une œuvre d’art ne vaut que parce qu’il la voit, la lit, l’écoute, en deux mots parce qu’il la vit et l’aime et qu’ainsi en la recréant il se crée, qu'en la ressuscitant dans sa vie il se ressuscite ! Hors de cette ressuscitation vivante les oeuvres ne valent rien et restent des fétiches pour la consommation muséale, des marchandises pour la spéculation du marché, à savoir de la mort.

Robert Empain 1989, revu en 2011