dimanche 16 février 2014

Persée et la destruction de leurre

Grâce à Benvenuto Cellini



Persée tenant la tête de Méduse
 
Bronze de Benvenuto Cellini. Florence -1554


 En partant, j’entre sous la Loggia dei Lanzi dont les arcades s’ouvrent sur la Place de la Seigneurie et où campe une petite troupe de dieux, de sabines, de centaures et de lions sculptés. Un atelier d’artiste idéal. 
Comme toujours en Italie le temps manque au touriste pour admirer tous les chef-d’œuvres, mais pour l’artiste un seul suffit. L’une des sculptures, à la fois sublime et horrifiante, se dresse dans cette Loggia et me fascine plus que les autres : Persée, un bronze vert et luisant de Cellini. Je lui tourne autour et la regarde longuement. Je m’assieds. J’ouvre mon carnet, je m’ouvre et je dessine Persée.
Persée est nu, debout, grandeur nature. L’air sombre, coiffé d’un casque, ses ailes légendaires aux pieds, sa tête baissée, ses muscles bandés bien détaillés, son sabre à la main, il se dresse sur la dépouille sanglante de Méduse, exhibant aux yeux de tous sa tête, grouillante de serpents, qu’il vient de trancher.  
Le mythe nous dit que Persée est fils de Zeus et que Méduse est une Gorgone dont le regard a le pouvoir de pétrifier ceux qui la regardent en face. 
Premier trouble : la tête de Persée et celle Méduse se ressemblent, leurs figures sont les mêmes, ils sont comme frères et sœurs. C’est alors la tête tranchée de son double que Persée exhibe aux yeux des passants sur la Place de la Seigneurie à Florence. Mais si Méduse est le double irregardable et monstrueux de Persée, le combat meurtrier dont il est sorti victorieux n’était autre qu’un combat avec son double monstrueux. Ce que Persée exhibe alors c’est sa victoire sur son double, sa sœur monstrueuse, son âme sœur, son autre lui-même, son Anima nocturne !
Ce qui fascine ensuite dans cette statue de bronze c’est son réalisme pathétique et la persistance du geste qui exhibe cette tête coupée. On ressent physiquement le mouvement musculaire de tout le corps de Persée qui se redresse, l’effort constant de son bras tendu, de son geste qui maintient, qui ne cesse de maintenir à bout de bras la lourde tête sanguinolente de Méduse. 
Persée, se dit-on, va baisser le bras d’un instant à l’autre.
Le pouvoir médusant de cette statue vient de son illusionnisme, son réalisme extrême, parfaitement maîtrisée par Cellini, qui réussit à nous faire croire que c’est Persée en personne, le Persée vivant de chair et de sang, le vrai vainqueur de Méduse, qui est ici figé dans son geste. Dans le Kouros rencontré hier le corps de pierre semblait vouloir se lever de la mort dans la vie, mais ici c’est la vie qui semble se figer perpétuellement.
On reste pétrifié par ces jeux inextricables de doubles et de dupes et on veut en sortir. On se met à réfléchir et on se dit : cette statue géniale n’est évidemment pas Persée en personne, elle n’est que son double fictif, une illusion, un bronze trompeur et infernal d’un certain Cellini, un objet mort. De même, ce qu’elle exhibe, la tête tranchée de Méduse n’est pas la tête de Méduse, pas plus que celle de Persée, mais une tête modelée et coulée dans le même bronze oxydé, un objet mort… C’est une sculpture qui exhibe une autre sculpture. Un double mort qui exhibe son double mort, un montage, une mise en scène, qui ne cesse d’exhiber cette exhibition aux yeux des aveugles crédules et médusés que nous sommes, voilà ce que j’ai en face de moi sous cette Loggia au cœur de la cité des images, la ville de Florence. 
C’est alors que se révèle le sens subtil de ce génial dispositif en miroirs. Un dispositif qui exhibe réellement ce qu’il veut détruire et qui du même coup peut détruire réellement ce qu’il exhibe : Méduse ! 
Méduse qui n’est autre que le pouvoir magique et médusant du double. Un pouvoir qui est le pouvoir secret du monde. Un monde fait de la projection de nos désirs qui, projetés au-dehors, se dédoublent et fondent ce monde où nos désirs se confondent avec lui, avec ses apparences où se figent nos désirs devenus des objets, des objets de nos désirs précisément, des objets qui nous happent, qui nous fascinent, nous paralysent, nous médusent. Le secret du monde est celui de la pensée magique qui pétrifie la vie dans des images mortes dont les hommes sont épris et dont ils font des idoles médusantes. 
Ce secret peut pourtant se révéler à l'homme qui comme Persée livre le combat avec la statue imaginaire et morte de lui-même qu’il ne cesse d’ériger et d’adorer dans le monde. Mais encore faut-il qu’il soit capable avant sa pétrification définitive de trancher sa propre tête dans le miroir illusoire du monde.


Persée et son double


Texte : Publié initialement dans l'Oeil Joyau. Robert Empain. Carnets 1980-1985. Editions Ré. Bruxelles. 1999
Illustrations : Le Persée de Benvenuto Celini. Persée et son double, crayons sur papier. Carnet 1982. Robert Empain



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