mardi 25 février 2014

Je vous dirai la vérité en peinture

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Baigneuse, pastel après Paul  Cézanne. 1986




Grâce à Paul Cézanne

Extrait de Ad Imaginem Dei 1 L'oeuvre invisible - inédit 


(...)
Toute fatigue évaporée, ravi comme le santon de Provence du même nom, je marche maintenant d’un pas vif vers la maison de Cézanne, vers son atelier des Lauves. 
Pas de chance, la maison atelier est fermée en cette saison. 
Poussant la porte du jardin, je m’aperçois qu’elle est restée ouverte alors que le soleil revient. J’entre donc et m’assieds sur un banc pour manger ma tartine. Un pigeon voyageur s’approche. En échange de quelques morceaux de pain, il me dispense une magistrale leçon de gris et de bleu digne de l’ancien maître des lieux. 
Je trouve un coin tranquille dans le jardin de Cézanne pour travailler un peu au soleil d’après d’assez bonnes reproductions des Baigneuses trouvées dans un livre que j’ai acheté ce matin au Musée Granet. Je fais deux pastels.


La vérité en peinture 
Si les cubes, les cylindres et les sphères importent tant à Paul Cézanne ce n’est pas, comme on l’a cru, pour géométriser, ni pour simplifier, ni pour styliser et encore moins pour faire moderne, mais par souci de vérité, par fidélité à ce qu’il voit, à ce qu’il ressent, pour rendre aux choses leurs formes, leur désir propre de poindre, de naître, d'être, de durer, de croître. Cézanne, selon ses propres termes, veut nous dire « la vérité en peinture. »  Pour cela il doit trouver les moyens de peindre la vérité des choses elles-mêmes, leur nécessité intérieure, leur être vrai, leurs forces expansives. Et pour y parvenir il doit percer le mystère de leur apparition. 
Cézanne, envers et contre les imagiers de son temps, avancera en pionnier sur le chemin de la redécouverte de cette vérité, vers le motif interne, la motion qui est émotion, vers la vérité de la peinture qui est double, comme celle de tout phénomène visible ; à savoir, je ne le dirai jamais assez : extérieur-intérieur
Pour regarder un tableau comme il faut, rien ne vaut de le repeindre soi-même, et en soi-même, comme l’a souvent fait Cézanne au Louvre, en copiant les maîtres, ou ailleurs, en travaillant l’Olympia de Manet par exemple. 
Ce faisant, l’âme se laisse pénétrer par le tableau. En se laissant guider par Cézanne, Campin et tant d’autres Maîtres, l’âme peut saisir cette apparition paradoxale du monde et des choses qu’ils cherchaient si ardemment à peindre. 
Ainsi, par exemple, en repeignant les arbres, les ciels, les roches, les corps, les taches, les couleurs, qui constituent les tableaux de Cézanne, on peut ressentir, en vérité, que leur maintien dans l'apparition n'est pas issu d’un acte créateur passé mais d’un acte continu, présent, actuel, d’un désir suscité, renouvelé en permanence, ressuscité par une force qui maintient et anime simultanément les choses dans leur présence extérieure et en nous, dans notre propre venue intérieure. 
Grâce aux tableaux de Cézanne et des Maîtres, nous ressentons plus fortement notre présence à nous-mêmes. Ce ressenti n’est autre que celui de notre âme réjouie de se ressentir plus vivante, fécondée sans cesse par une vie nouvelle. 



Paul Cézanne. 
La Carrière de Bibémus. 1895




Pour nous rendre plus manifeste cette venue incessante et simultanée du monde et de la vie en nous, Cézanne a dû abolir la manière académique, naturaliste, vériste, de peindre et en inventer une nouvelle. Il a dû, en vérité, se crever l’œil objectif, et tuer en lui le Cyclope fabriqué par cinq siècles de peinture monoculaire. Pour accoucher de la peinture nouvelle, il a du abolir la Renaissance et le Classicisme, il a dû faire mourir en lui l'ancien peintre admiré pour son savoir peindre et devenir le peintre nouveau et détesté, à Aix et ailleurs, pour ses barbouillages. Il a dû peindre contre l'opinion et l’aveuglement du monde pour peindre seulement selon la vérité de son âme et de son cœur. Ce chemin sera pour lui un long processus intérieur, douloureux, ingrat, solitaire, un chemin vers la Vérité.
 Cézanne va trouver mille solutions pour libérer sa peinture et inspirer toute la peinture après lui. Exemples : il ne délimite plus la forme apparente des objets par une ligne ou une séparation entre ombre et lumière, mais par plusieurs lignes de couleurs entremêlées, bleues, noires, vertes, grises, qui font vibrer, palpiter les objets et les corps dans l’espace. Ou encore, il accentue le volume des objets. Il faut voir comment la couronne des arbres, les nuages ou les fruits se gonflent en sphères, en boules, comment les roches se font des blocs aux arêtes saillantes, comment les troncs d'arbres, les cruches, les bouteilles et les plissés des tissus se roulent en cylindres, en tubes puissants. Comment alors ses volumes accentués semblent être animés par une croissance interne, autonome, vivante, amplifiée encore par les vibrations de mille petites touches locales, de couleurs nuancées et partiellement fondues les unes dans les autres, se poussant en avant et en arrière, se projetant et venant jouer dans les volumes voisins. Dans cette peinture nouvelle les choses vibrent et dansent dans une fête permanente, dans la joie de leur apparition continuelle dans l'espace ouvert du tableau. Elles naissent sous nos yeux, recréées en permanence, plus encore, elles se créent selon leurs propres nécessités et reprennent vie pour nous, se donnant comme le monde et comme la vie se donnent à ceux qui aiment, jouissant de nous réjouir et de nous ressusciter en permanence. 




Paul Cézanne, autoportrait

 

Paul Cézanne et Robert Campin sont des artistes rares car ils peignent avec les yeux de l'âme et du cœur. C’est pourquoi leurs œuvres sont des tableaux et non des images. 
Mais il reste une condition pour qu’elles nous disent la vérité en peinture : que nous les regardions nous aussi avec notre âme et notre cœur. C’est alors que la peinture rendant grâce à la vérité devient prière, Vera Icona faite à l'image de l'Homme, lui-même icône de Dieu.
N’est-ce pas ce que cherche à nous dire cette parole de l’Évangile de Matthieu : « La lampe du corps c’est l’œil. Quand ton œil est sain tout ton corps est lumineux ; et s’il est mauvais ton corps est ténébreux. Si la lumière qui est en toi est ténèbres, combien épaisses seront les ténèbres elles-mêmes. » 
L’art véritable ne cherche pas à multiplier les écrans trompeurs entre nous et les êtres, entre nous et les choses, entre nous et nous-mêmes, il cherche au contraire à les détruire pour nous dire la vérité. 

à suivre...

Illustrations : oeuvres de Paul Cézanne et de Robert Empain d'après Cézanne.  
Texte : Robert Empain. Carnets recomposés in Ad Imaginem Dei I L'oeuvre Invisible

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