samedi 21 décembre 2013

L'Agneau mystique

Grâce aux frères Van Eyck

Extrait de L'oeil joyau - Carnets 1980-1985

par Robert Empain, 1999





 Je revois le troupeau d’adolescents que nous formions s’introduire un matin de novembre 1964, tout tremblant de froid, dans la Cathédrale Saint Bavon à Gand. Je revois les vapeurs s’échapper des lèvres bleuies, j’entends les chuchotements réverbérés dans l’espace glacé du cœur serti de tombeaux, je vois la petite chapelle latérale et le vieux sacristain déployer les ailes du papillon géant piqué à la paroi du vaisseau de granit. 
Pourrais-je un jour revivre une telle apparition, un semblable ravissement, sinon le jour où s’ouvriront pour moi les portes du Paradis ? Au moins en aurais-je vécu le trouble annonciateur, à quinze ans, lorsque je vis L’Agneau Mystique pour la première fois. Ce fut pour moi le choc pictural fondateur, le baptême, la joyeuse entrée en pleurs dans la vie véritable. 
Je restai seul et émerveillé un long moment face à l’apparition peinte après que la petite troupe eût quitté la chapelle. Je m’approchai du panneau central, tout près de la surface peinte. 
Me voici dans l’herbe du Jardin des délices cueillant des yeux un semis de fleurs nettement irréelles. Noyé dans le vert dense, je détaille les brins d’herbes comme autant de traits de pinceau vivants. Voici la pourpre des manteaux, l’or piqué d’émeraudes des chasubles, voici mon visage mêlé au cortège des visages, des faces et des profils à la peau translucide, au torrent d’évêques rutilant, de crosses et de tiares, de fourrures et de chevelures, de diamants et de rubis. Il semble que ce magma d’adorateurs, encombrés de leurs ornements terrestres, se découpent sur le fond nimbé du jardin comme si ils n’étaient pas tout à fait là encore, dans le même lieu, dans le même temps paradisiaques. 
Ce qui me frappe ensuite c’est la frontalité du Jardin sur laquelle se distribuent en couronne autant de lieux qu’il y a de groupes et d’êtres. Tout flotte dans un espace courbe et modulé qui ondule, où tous les repères visuels sont saturés et subvertis en chaque point simultanément. Ma vue comblée s’épanche, déborde sur les autres sens, l’ouïe est touchée :  je perçois une musique, une chorale, ample, claire, circulaire, lumineuse. Le toucher, atteint lui aussi, ivre, s'éprend à toucher de l’œil étoffes, soies, plissés froissant l’espace en éclats, le tordant en coulées, ailes, chevelures, plumes, nuages, feuillages, broderies, pétales, joyaux, chairs nues, branches, roseraies, lys, bois sculptés, chevaux, étendards, armures, marbres, clochers, palmiers.
Le ravissement provient de la joie physique d’abandonner les lois de la gravitation et de la distance pour voler à la vitesse de l’œil, qui est celle de la lumière et de l'esprit, d’un point à une infinité d’autres points d’un espace incompréhensible, saturé, éclairé de partout, qui s’incarne en une apparition maintenue, comme émanant d’elle-même. Ces innombrables foyers d'adoration se rassemblant en une seule prière,  s’offrant partout à notre contemplation, nous attirent en eux et nous ravissent au Paradis. 
Au centre optique du tableau, sur l’Arche-autel, est l’Agneau. Le Fils de Dieu livré pour nous et pour la multitude assemblée. Au centre géométrique du polyptyque est un ŒIL, celui de l’Esprit Saint, celui qui voit dans le secret des cœurs, une petite tache blanche voletant dans la pupille luminescente du Père. Le polyptyque tout entier irradie et s’accélère en constellation, en ivresse, autour de cet ŒIL et de cet humble Agneau fontaine sacrificielle d'où jaillit perpétuellement un trait de sang rouge dans une coupe, la coupe désormais ouverte de mon œil, de mon cœur voyant. Chaque parcelle peinte par les frères Van Eyck se donne irisée en auréole, en joyeux vertige circulaire, en éruption, en cratère de la rédemption. Le mystère de l’incarnation est présent ici, visible dans la matérialité de ce tableau, transfiguré par le don, par la beauté,  par  l’amour, par le bruissement de l’Esprit Saint dans mon œil en larmes… 

Des questions me travaillent depuis ce ravissement inaugural : Pourquoi une surface peinte peut-elle me troubler jusqu’aux larmes ? Comment l'art peut-il nous ravir : nous transporter à la fois au delà de nous-même et en nous-même ? Les scintillements de la beauté, de l’espace, de la couleur, des formes d’où viennent-ils ? A quelle vision du monde et de la vie ouvre cette beauté phénoménale ? 
Aujourd’hui, L’Agneau Mystique est exhibé comme une curiosité de foire foraine. Les touristes viennent voir le tableau le plus cher du monde, bien à l’abri, à distance, dans un coffre-fort de verre blindé. 
À la sortie, caisses enregistreuses, gris-gris variés, cartes postales, objets, catalogues dutch, français, english, japonais... Souvenirs van Gent.


Une question s'ajoute alors aux précédentes : que s’est-il passé, pourquoi avons-nous perdu la vision ?

Texte : Extrait de L'oeil Joyau. Carnets 1980-1985. Robert Empain. Editions Ré. Bruxelles. 1999 - Repris dans Ad Imaginem Dei 1 L'oeuvre invisible.

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