samedi 6 décembre 2014

Ce que j'ai envie de crier quand je vois le travail des jeunes


Grâce à toi Henri Matisse 

Henri Matisse (1869 – 1954)  livre dans cette lettre de 1948 à Monsieur Clifford une réflexion autour de l’exposition de ses œuvres, soulevant des questionnements inhérents à la création et à la réception par le public et les jeunes artistes, de son art.


Interior in Yellow and Blue. 1946



Henri Matisse 

14 février 1948

Cher Monsieur Clifford,

J'espère que mon exposition sera digne de tous les efforts qu'elle vous coûte, efforts qui me touchent profondément.

Cependant, en considérant les grandes répercussions qu'elle peut avoir, en voyant les importants préparatifs qu'elle nécessite, je me demande si son étendue n'aura pas une influence plus ou moins néfaste sur les jeunes peintres. Comment vont-ils interpréter l'impression d'apparente facilité qu'ils auront après un rapide, voire superficiel regard d'ensemble jeté sur mes toiles et mes dessins.



Nu agenouillé. 1936


J'ai toujours essayé de dissimuler mes efforts, j'ai toujours souhaité que mes œuvres aient la légèreté et la gaieté du printemps qui ne laisse jamais soupçonner le travail qu'il a coûté. Je crains donc que les jeunes, en ne voyant que l'apparente facilité et les négligences du dessin, se servent de cela comme d'une excuse pour se dispenser de certains efforts que je juge nécessaires.
Les quelques expositions que j'ai eu l'occasion de voir, pendant ces dernières années, me font redouter que les jeunes n'évitent la lente et pénible préparation nécessaire à n'importe quel peintre contemporain ayant la prétention de construire seulement avec des couleurs.
Ce lent et pénible travail est indispensable. En vérité, si les jardins n'étaient pas bêchés à l'époque voulue, ils ne seraient bientôt plus bons à rien. N'avons-nous pas d'abord à nettoyer puis à cultiver le sol à chaque saison de l'année?
Quand un artiste n'a pas su préparer sa période d'épanouissement par un travail qui n'a qu'un lointain rapport avec le résultat final, il a peu d'avenir devant lui ; ou quand un artiste «arrivé» ne sent plus la nécessité de retourner au sol de temps en temps, il commence à tourner en rond, se répétant indéfiniment, jusqu'à ce que, par cette répétition même, sa curiosité s'éteigne.

Un artiste doit posséder la Nature. Il doit s'identifier avec son rythme par des efforts qui lui feront acquérir cette maîtrise grâce à laquelle, plus tard, il pourra s'exprimer dans son propre langage.
Le futur peintre doit sentir ce qui est utile à son propre développement - dessin et même sculpture - tout ce qui lui permettra de ne faire qu'un avec la Nature, de s'identifier avec elle en s'incorporant aux choses - c'est là, ce que j'appelle la Nature - qui stimulent ses sensations. Je crois que l'étude par le dessin est absolument essentielle. Si le dessin procède de l'Esprit et la couleur des sens, il faut dessiner pour cultiver l'Esprit et être capable de conduire la couleur par les sentiers de l'esprit. Voilà ce que j'ai envie de crier quand je vois le travail des jeunes pour qui peindre n'est plus une aventure et dont le seul but est l'attente du quelconque marchand de tableaux qui les lancera sur le chemin de la célébrité.
Ce n'est qu'après des années de préparation que le jeune artiste a le droit de toucher aux couleurs - pas aux couleurs en tant que moyen de description - mais en tant que moyen d'expression intime. Alors il peut espérer que toutes les images et même tous les symboles qu'il emploie puissent être le reflet de son amour pour les choses, un reflet dans lequel il peut avoir confiance, s'il a été capable d'accomplir jusqu'au bout son éducation avec pureté et sans se mentir à lui-même. Alors il emploiera les couleurs avec discernement. Il les posera en accord avec un dessin naturel, informulé et totalement conçu qui jaillira directement de sa sensation ; ce qui permettait à Toulouse-Lautrec, à la fin de sa vie, de s'exclamer : Enfin, je ne sais plus dessiner.
Le peintre débutant pense qu'il peint avec son cœur. L'artiste qui a terminé son développement pense aussi qu'il peint avec son cœur. Seulement ce dernier a raison parce que son entraînement et la discipline qu'il s'est imposée lui permettent d'accepter les impulsions.



Large Red Interior, 1948


Mon but n'est pas d'enseigner. Je ne veux simplement pas que mon exposition fasse naître de fausses interprétations chez ceux qui ont encore leur route à faire. Je voudrais que les gens sachent qu'il ne faut pas approcher de la couleur comme on entre dans un moulin, qu'il faut une sévère préparation pour être digne d'elle. Mais avant tout, il faut posséder le don de la couleur comme un chanteur doit posséder la voix. Sans ce don, on ne peut aller nulle part et tout le monde ne peut pas dire comme le Corrège : Moi aussi je suis un peintre. Un coloriste marque de son empreinte même un simple dessin au fusain.



Interior with an Egyptian Curtain, 1948



Mon cher Monsieur Clifford, voici la fin de ma lettre. Je l'ai commencée pour vous faire savoir que je me rends compte de toute la peine que vous prenez pour moi, en ce moment. Je m'aperçois que, obéissant à une nécessité intérieure, j'en ai fait l'expression de ce que je ressens à propos du dessin et de la couleur et de l'importance d'une discipline dans l'éducation d'un artiste.
Si vous pensez que toutes ces réflexions peuvent être de quelque utilité, faites de cette lettre ce que vous pensez être le meilleur.
Je vous prie de croire, cher Monsieur Clifford, à toute ma reconnaissance.

Henri Matisse 


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