jeudi 9 août 2018

La Vie comme demeure

Grâce à toi Rolf Kühn

Avec cet article de Rolf Kühn, consacré à l'architecture, cet art majeur en perdition, j'associe à notre combat pour un art pour la Vie un de ses plus brillants défenseurs et un des plus éminents penseurs et continuateurs de la phénoménologie radicale inaugurée par Michel Henry dont nous réclamons nous aussi. Ce sont trois articles de Rolf Kühn qui approfondiront ainsi la publication du texte de ma conférence Art et Naissance en Dieu donnée aux Rencontres de culture chrétienne à l'Abbaye Notre Dame de Fontgombault. Je renvoie donc le lecteur à ces articles publiés ici.

Que le lieu premier dans lequel l’homme puisse s’établir à demeure soit la Vie elle-même, voilà la thèse centrale de l’analyse de Rolf Kühn. En effet, tout l’enjeu de la culture réside dans le fait que de cette Vie qui constitue pourtant sa Demeure, l’homme peut se détourner et s'égarer dans un monde d'objets, un monde coupé de la Vie, obsédé par la mort et voué au néant. Retrouver la Vie oubliée comme Demeure est une nécessité phénoménologique pour la culture tout entière et notamment pour l’architecture, dont il sera question ici. De ce retour à la Vie comme Demeure de l'homme, les implications éthiques et politiques sont centrales car il s'agit de retrouver sans plus tarder les possibilités d’une «existence esthétique», c’est-à-dire de l’accroissement des potentialités subjectives au sein d’une communauté universelle «potentialisée» constituée par tous les vivants. La nécessité d'une «existence esthétique» est étroitement corrélée aux principes à l’oeuvre dans l’organisation socio-urbaine et à la reconnaissance d’une véritable communauté finalement invisible qui est celle de l’Affectivité primordiale, celle de la Vie partagée par tous.



Recueillement. 2006



Insérer l’architecte dans l’existence esthétique – comprise comme l’ensemble du devenir historial de la vie et s’accomplissant à l’intérieur des modalités fondamentales que sont la souffrance et la joie – implique qu’en s’appuyant sur sa revendication aussi bien historique que moderne à disposer d’une « compétence d’interprétation » en matière culturelle, l’architecte puisse comprendre sa vocation comme celle d’une subjectivité radicale. 

Sans présupposer à tout prix et nécessairement l’excentricité de l’art, un art de bâtir ainsi subjectivé se trouve cependant être autant en relation qu’en contradiction avec des attentes sociales ou urbanistiques : celles-ci peuvent alors aller du refus du projet architectural à l’attribution d’une fonction d’exemplarité, en passant par l’arbitraire du jugement de goût individuel. Tandis que l’artiste peintre ou le sculpteur créent pour ainsi dire l’ornement venant s’adjoindre à l’édifice, l’architecte est traditionnellement considéré – et cela justement en raison de sa subjectivité esthétique – comme le représentant, voire comme le metteur en scène d’un contexte constitué des significations symboliques et sociales, parce qu’il fait correspondre aux pratiques de la vie quotidienne des lieux et des espaces déterminés. En exerçant une activité possédant un impact concret sur l’espace public, et bien que cette caractéristique ne soit pas totalement absente d’autres genres artistiques, l’activité de l’architecte connaît certes depuis le début de l’histoire de l’art de bâtir des tensions entre maîtres d’ouvrage et urbanistes. 

Mais il semble qu’aujourd’hui la réticence des pouvoirs publics à soutenir des projets architecturaux de grande envergure, de même que la commercialisation de l’habitat par d’importantes sociétés immobilières, entraînent pour l’architecte une difficulté de plus en plus grande à faire valoir sa subjectivité esthétique au titre d’une sensibilité légitimée à s’exprimer publiquement. Dès lors, en effet, qu’à l’époque des musées imaginaires du monde et de l’urbanité la plus diversifiée rien de ce qui est d’ordre esthétique n’est plus entouré du halo de l’éternité et du surnaturel, mais a justement à faire ses preuves dans l’ordre de l’arbitraire – caractéristique dont témoigne la situation (post-)moderne –, l’existence esthétique se situe toujours dans un rapport problématique avec l’espace public.
 
Sur ce plan, on peut dire de l’architecte exerçant sa subjectivité, qu’il lui est devenu entre-temps possible de faire valoir sa profession comme correctif esthétique à l’encontre des ravages occasionnés par une modernité fonctionnaliste et rationaliste, notamment dans la mesure où le concept d’urbanité – plus exactement, celui de la ville comme œuvre d’art globale – permet la synthèse de la « beauté » architecturale et d’un jugement de goût largement répandu. Ainsi, l’ambiance générale de refus populaire à l’encontre de la destruction des villes et de leur reconstruction sur des terrains disponibles mais dépourvus d’histoire, a pu être utilisée par une architecture visant à redonner vie à des constructions chargées d’histoire. Dans ce contexte, ce n’est pas seulement une tendance nostalgique qui fut relayée, mais sans aucun doute aussi une doctrine esthétique élitiste rattachant l’architecture à la conviction subjective. On ne peut nier que cette démarche ait profité aussi bien à la tradition des Beaux-Arts* (2) dans le style Haussmannien qu’à la culture événementielle de type Disneyland, ce qui entraîne d’autant plus la question de savoir, comment une subjectivité esthétique peut s’exprimer et se réaliser aujourd’hui, sans verser dans l’aménagement des décors de la Lebenswelt ou dans la préservation de parts de marché. 

Les questions de style architectural sont-elles donc seulement accessoires, limitées aux caprices d’un goût soumis à des changements fréquents, ou bien la subjectivité esthétique ne peut-elle être vécue en architecture que par une anticipation de l’avenir qui, étant toujours en avance sur son temps, peut envisager à partir de là les compromis pragmatiques qui s’imposent ? Cela revient à dire que, succédant à l’utopie révolue d’une tabula rasa, la conception de l’urbanité comme ville de culture ne représente plus aujourd’hui la seule conception possible, puisque les besoins d’innovation propres à une Generic City produisent d’ores et déjà un effet de globalisation.

Dès lors que l’architecte « visionnaire » est effectivement toujours en avance sur l’architecture telle qu’elle peut être vécue au présent, son projet esthétique est, en tant que subjectivité radicale, capable d’entrer dans un rapport de communication avec ce qui existe déjà, parce qu’il peut miser sur le fait que, d’un point de vue somme toute économique, il ne dépend pas seulement de la demande existante, mais est en mesure de susciter une modification de celle-ci par la vision d’avenir qu’il offre. Il semble dès lors que l’esthétique caractérisant le métier d’architecte ne puisse être pensée indépendamment d’une certaine « fonction éducative » (déjà présente au xixe siècle), laquelle implique l’exigence renouvelée d’une « recultivation » de l’habitat et de la construction. Ce qui en principe implique que le pouvoir de l’imaginaire, tel qu’il œuvre subjectivement au centre d’une existence esthétique, comprenne toujours davantage de réalité dans ses possibilités qu’il n’y en a dans ses formes réalisées. Et ceci ne vaut pas seulement pour le rapport sociologique de l’individu à la société en ce qui concerne l’urgence d’un « auto-positionnement social » de la modernité, tel que celui exigé par Werner Sewing pour l’architecture en tant que « service culturel » (3) 


Bien plus, il s’agit de rendre possible l’imagination esthétique en tant qu’existence insondable ou abyssale dans sa subjectivité même. Par conséquent, il ne s’agit pas seulement de constater qu’il existe des forces esthétiques qui pourront faire l’objet d’études anthropologiques selon les différentes perspectives scientifiques, mais de reconduire à la dimension phénoménologique radicale du comment de l’existence esthétique et de son surgissement avant toute réalisation particulière et visible. Pour ce faire, c’est surtout la voie d’une architecture comme esthétique de l’Einfühlung ou d’un déploiement phénoménologique de l’espace à partir de la corporéité qui s’est révélée féconde. Ainsi, un bref regard jeté sur l’œuvre de Vitruve permet d’affirmer que le rapport existant entre une esthétique de la sensibilité et la nécessité d’une demeure pour l’homme s’avère être l’origine même de l’architecture.
 
Dans le second ouvrage qu’il consacre à l’architecture, Vitruve (4) rapporte cette position partiellement anthropomorphique au fait que, selon lui, les hommes se sont tout d’abord rassemblés autour d’un feu produit par la foudre. Il ne part donc pas de l’hypothèse d’une « hutte primitive », mais de celle d’une circonstance extra-humaine, le feu, qui – à l’instar du mythe de Prométhée – indique que la culture ne provient pas exclusivement des forces et motivations humaines. Le « feu du ciel » implique ainsi une dépendance de l’existence, laquelle se trouve facilement masquée dans une vision anthropologique ou humaniste qui, pour cette raison, empêche une vue claire des relations phénoménologiques fondamentales. Celles-ci se trouvent, selon nous, dans une vie qui nous précède absolument en tant qu’elle constitue le fondement de la possibilité d’être affecté. 

Chez Vitruve, le rassemblement autour du feu primitif donne lieu à la formation d’une communauté par l’échange de mimiques et de gestes, desquels naissent les sons élémentaires à la base d’un premier langage conventionnel. Le langage et le corps axial mènent alors à l’appropriation autant productive que symbolique du monde où, conformément aux besoins fondamentaux de l’affectivité – chaleur, fraîcheur et nourriture –, ce sont les premières habitations et huttes qui apparaissent. Une telle demeure sur Terre constitue par là, et malgré son caractère provisoire au regard d’une sédentarité définitive, le trait élémentaire de l’architectonique en elle-même, même si, d’après Vitruve, ce sont tout d’abord des formes rudimentaires empruntées au règne animal – cavernes ou nids d’oiseau, par exemple – qui auraient été copiées quant à leurs modes de construction ou leurs matériaux.

D’après cette étiologie, toutes les structures d’habitations plus tardives et plus complexes développées grâce à l’imagination des hommes reposent sur le contexte esthético-culturel tel qu’il est constitué par le feu, la vie communautaire, le langage et l’architecture, contexte dans lequel c’est toujours à la corporéité que renvoient les modalisations décisives de l’intériorité affective.
Si la « demeure » (Bleibe) doit l’origine de son existence au feu comme circonstance extrahumaine, aucune construction au monde – et cela quelles que soient les avancées tant culturelles que techniques dont elle fait bénéficier la corpsproriation – n’est en mesure de masquer la précarité d’un tel séjour (Aufenthalt). De ce dernier concept, Heidegger n’a pas seulement tiré sa conception du Dasein comme ne pouvant se-tenir dans le monde que par l’« ouverture de l’être », il en a également déduit une phénoménologie de l’art. L’esthétique de cette dernière implique précisément l’ouverture de l’être dans l’œuvre d’art comme pure présentification de l’être et comme sa vérité. De son advenir résulte la possibilité même d’un tel demeurer pour le Dasein et, dans la mesure où ils n’obéissent qu’à cette seule parousie de l’irreprésentable, le langage et l’œuvre d’art offrent une demeure dans l’être sous la forme du recueillement (Sammlung) de ce qui de son sens sera disponible à un moment donné 5. Le caractère magistral de cette mise en perspective est indéniable, mais elle revient à déplacer la « transcendance » originaire du commencement esthétique (le feu) dans la seule transcendance du monde dont la compréhension sera toujours à venir ou existentielle. 

Dès lors, le « recueillement du sens de l’être » sera-t-il jamais en mesure de rejoindre l’ouverture (Er-Öffnung) de l’être elle-même et d’ainsi trouver dans cette « origine » sa « demeure » inviolable ? Si tout sens, y compris celui d’un vécu esthétique, est précédé d’une ouverture transcendante, il subsiste en effet un hiatus qui ne peut être comblé à travers l’être-jeté du Da-sein.
Si, avec la perspective de la phénoménologie radicale, nous comprenons le feu qu’évoque Vitruve au titre de commencement absolu de toute architecture comme vie phénoménologique pure, c’est alors cette vie même qui est la demeure dans laquelle les hommes peuvent se sentir unis les uns aux autres. Certes, ce sont les hommes qui s’approprient le feu, mais cela équivaut au don lui-même en tant que ce dernier se réalise par un tel acte d’appropriation. La demeure comme réalité originaire à la base de l’architecture et de la culture comprise comme existence esthétique élémentaire possède dès lors une double caractéristique phénoménologique dont l’unité immanente est donnée par l’affection fondamentale en vertu de laquelle nous faisons à la fois l’expérience du besoin et de la satisfaction. Autrement dit, la vie qui nous est donnée absolument est, pour reprendre le mot de Heidegger, l’Aufenthalt dans lequel un demeurer est possible, parce que cette vie s’avère inlassablement comme besoin de soi. Dans cette demeure transcendantale ou apodictique, nous dépendons, sans illusion possible, de la pure donation de la vie. À travers la passibilité d’une telle réception, c’est alors d’une satisfaction donnée sans distance par la vie elle-même qu’il nous est possible de jouir. Toute architecture possède ainsi une réalité phénoménologique qui ne se limite pas aux aspects visibles de la corpspropriation culturelle, mais qui manifeste dans sa concrétude la caractéristique essentielle de la vie, à savoir celle d’être une demeure irremplaçable. En ce qui concerne l’histoire et l’événement irreprésentable que constitue l’Holocauste, c’est sous le signe du « vide » ou du « mutisme » que, dans le cadre de la construction du Musée juif annexé au Musée de Berlin, Daniel Libeskind à tenter de représenter ce contexte par l’entrelacement linéaire d’édifices sans rapports visibles les uns avec les autres : « Un don de personne et pour personne – la préservation des victimes ; l’offrande qui est la veillée protectrice d’un sens absent. Voilà la fonction de l’architecture, des arts et des sciences. » (6) Si la vie n’est jamais réductible à un sens ultime et visible, alors l’esthétique équivaut à l’effort effectué pour ne pas recouvrir cette donnée, mais sans jamais être amenée pour autant à banaliser ou même à embellir la mort et l’horreur sans nombre.
Par conséquent, l’existence esthétique ne peut s’accomplir qu’à partir du fondement que constitue cette affection originaire de la vie. Elle est alors un demeurer-en la certitude que la vie a d’elle-même, l’immédiateté qui vise constamment à se saisir de ce « feu » tombé du ciel et qui pourtant ne cesse d’en provenir. Une analyse descriptive détaillée de l’architecture (post)mo­derne et de ses implications philosophiques est nécessaire pour mettre en évidence le fait que, dans ce domaine, l’esthétique ne témoigne in fine précisément pas d’une différence ou d’une fracture, mais d’un pouvoir-habiter la vie qui est fondé dans son auto-donation au sens phénoménologique. Sans un retour à cette dimension et, plus exactement, à une pensée renouvelée de la vie culturelle à l’aune du primat du corporel auquel il a été fait allusion, les développements futurs ne feront que poursuivre les dif-fractions dans lesquels le discours esthétique et architectural se perd, que ce soit de manière nostalgique ou globalisante. La réflexion fondamentale à mener concerne ainsi l’esthétique en tant que telle, c’est-à-dire la question de savoir si elle est de l’ordre d’un simple phénomène visuel ou si elle comporte, au contraire, une dimension affective préalable qui ne pourra jamais être réduite à une discussion sur des questions de goût. Pour cette raison, le « consensus » qu’il s’agit de viser est plus radical que ce que permettrait un débat portant sur une compétence publique d’interprétation, médiatisée par ce qui est de l’ordre de l’histoire, ou encore sur une vision d’avenir et les modèles de style par exemple, sans parler de la place qu’il convient d’accorder à l’acceptation ou à la participation sociale dans ce domaine.

Dès lors, où et comment les hommes peuvent-ils s’établir à « demeure » et entretenir celle-ci ? Une demeure qui se donne comme définitive alors qu’elle est censée satisfaire aux seules exigences d’une fonctionnalité instantanée est en contradiction avec la double caractéristique de la vie phénoménologique mentionnée plus haut : celle-ci est donnée entièrement avec l’ensemble de ses potentialités qui seront mises en œuvre selon l’occasion. En ce sens, toutes les œuvres d’art et toutes les réalisations de la vie possèdent bien, lorsque dans leur dimension esthétique indubitable elles apparaissent comme réussies, un aspect parfaitement éternel en même temps qu’une affirmation de l’éphémère. De manière analogue, chaque instant vécu est absolument nécessaire en tant que pure donation en même temps qu’il est irrémédiablement fugace dans sa modalisation affective. Il ne s’agit pas ici, cependant, d’une problématique de la philosophie de la vie, comme par exemple chez Georg Simmel, Ludwig Klages ou d’autres encore, où la réflexion se penche sur le tragique d’une vie pétrifiée dans des formes rigides, mais il s’agit des principes d’une esthétique de la vie que déjà Kandinsky désignait par le terme de « nécessité intérieure ». Le fait transcendantal que représente la transformation incessante des sentiments ou tonalités affectives est elle-même la loi « éternelle » d’où résulte de manière indubitable notre demeure. Décréter « l’éternel » de l’extérieur est dès lors tout aussi problématique que de magnifier le seul « provisoire » ou que d’amalgamer ces deux dimensions sur le mode de l’ironie. Au regard de la certitude phénoménologique que la vie a d’elle-même, la citation ornementale, l’ironie ou encore les provocations fractales restent des phénomènes de surface. C’est pourquoi le regret élitiste avec lequel on prendra acte de « tendances rétrogrades » ne saurait se substituer à la mise en œuvre d’une réflexion esthétique fondamentale.

Même dans la phase déconstructiviste d’une architecture récente, laquelle visait à créer des conditions nouvelles pour que les hommes puissent se rencontrer plutôt que de figer les structures architecturales d’usage, certaines prises de position laissaient entendre qu’il n’était question de sacrifier entièrement, ni le sentiment subjectif de l’architecte, ni le rapport à la corporéité dans l’habitat en tant qu’espace de vie privée au nom d’une architecture censée provoquer par ses « diffractions ». Comme le remarquait par exemple Michael Sorkin : « Vouloir réprimer les nombreux bonheurs que recèle une habitation serait un suicide pur et simple. » Et : « Le sujet humain constitue le centre de l’architecture. Ses projets ne sont pas élaborés à partir d’un souvenir ou d’une image, mais afin de servir un fait concret [parce qu’] elle s’occupe de ce qui est dans le prolongement du corps humain. […] Si l’architecture ne permet plus une intensification de l’expérience, qui peut bien alors encore en avoir besoin ? » Même si Sorkin oppose sa propre « architecture fantastique » à une « architecture terrestre » qu’il s’agit de rendre créative, sa critique d’une méthode de construction par quadrillage « ôtant l’individualité aux citoyens » 7 constitue un énoncé des plus clairs en faveur de l’affirmation du lien unissant l’accroissement de la sensibilité et l’habitat. De sorte que la réalité fondamentale constituée par la demeure comme esthétique d’une intensification possible de la vie individuée représente jusque dans les « espaces » que celle-ci occupe une donation à laquelle une existence esthétique ne peut renoncer.

Ces dernières citations et leur arrière-plan postmoderne montrent par ailleurs que la nécessité esthétique élémentaire que représente le « bonheur d’habiter » ne peut pas être reléguée au rang d’une simple manifestation de l’individualisme, d’une tendance rétrograde ou encore d’une régression vers l’archétype maternel de « l’antre » au sens de la psychanalyse. Bien plutôt, et comme le souligne par ailleurs Tom Mayne (Morphosis), la vie privée constitue, en tant qu’elle se caractérise par le secret, « le fondement de l’originalité », de même que « l’architecture existe par la sensualité de son propre matériau et que, à travers cette sensualité, la joie et la beauté sont vivantes. [De sorte que] l’architecture confère à la réalité une cohérence imaginaire qui la laisse apparaître de manière naturelle et éternelle. » Même le concept d’harmonie réapparaît dans une telle architecture, planifiée en fonction du corps et conçue comme « répétition différenciée » mettant en relation l’environnement naturel et architectural, ceci afin de permettre à chacun « de se sentir chez lui dans le monde, sans qu’il devienne pour autant satisfait de lui-même. » (8) De telles positions nous semblent significatives, dans la mesure où elles ne s’inscrivent pas dans le contexte d’un esthétisme ou d’une approche historisante de l’ornementation architecturale, mais relèvent en toute connaissance de cause le défi présenté par le monde moderne, à savoir celui de la particularisation des représentations liées aux valeurs. Par ce cheminement, elles aboutissent à déterminer l’œuvre architecturale comme « demeure », tout en mettant l’accent sur le vécu sensible comme intensité subjective. Elles empêchent ainsi une cécité qui ne manquerait pas de frapper très rapidement la perception stéréotypée d’un environnement standardisé. Il en résulte que l’existence esthétique – prise dans le sens d’une corpsropriation globale incluant aussi bien l’inté­riorité que l’extériorité, c’est-à-dire ici l’appartement ou la maison à l’intérieur de l’ensemble constitué par la ville et son paysage – est le sol sur lequel s’édifie chaque vécu culturel qui, comme tel, s’oppose aux différentes formes d’aveuglement à l’égard du monde de la perception et des aspects de la vie collective qui s’y déroulent. 


Si d’un point de vue phénoménologique, en effet, des sentiments particuliers comme « l’attachement au foyer » ou, au contraire, celui, tout aussi nécessaire dès lors que la situation l’exige, d’un nouveau « départ » ne sont pas à opposer les uns aux les autres, c’est aussi parce qu’ils forment ensemble l’unité réelle ultime qui se donne à nous comme vie com-possible à travers la certitude réelle que la vie a à chaque instant d’elle-même.

Même s’il convient, par ailleurs, de tenir compte de l’importance de la contextualité, la formule de Jean Nouvel selon laquelle aucun de ses projets « ne parvient jamais aux limites de sa capacité d’imaginer » (9) reflète bien ce dernier point. De là, un excès principiel de l’imagination esthétique qui renvoie à l’antériorité abyssale de la vie, dans la mesure où celle-ci donne toujours plus que ce qui peut lui être pris et restitué. Ainsi, dans cette surabondance de la vie, la certitude que celle-ci possède d’elle-même est à la fois certitude d’être demeure et de n’être bornée par rien, ceci non pas dans le sens où le serait un projet correspondant à une représentation seulement abstraite, mais dans celui d’une intensité du sentiment éprouvé, d’un accroissement du sentiment par lui-même. 

Les lois eidétiques de notre existence phénoménologique sont dès lors esthétiques et elles ne peuvent être comprises ou vécues que comme telles. C’est pourquoi aussi, en renvoyant à des sentiments fondamentaux dont il n’est pas possible de faire l’économie – et justement parce que, dans sa phase (post)moderne, elle s’était trompée de chemin –, l’architecture témoigne de la nécessité de reconquérir une vie culturelle globale. 

Si l’architecture aime le monde autant que l’individu, elle n’est alors précisément pas de l’ordre d’une hétérotopie telle que semblent le devenir des villes comme Los Angeles, New York et Tokyo (10) . Mais, quelle que soit la diversité architecturale des lieux de ce genre, l’architecture représente bien plutôt la possibilité d’unifier l’expérience nécessaire à la prise de décision, sans impliquer pour autant la soumission à l’égard d’une autorité prescriptive. En ce sens, l’espace construit n’est pas simplement équivalent à l’espace de construction conçu à l’image d’une « enveloppe », mais équivaut précisément à une demeure comme lieu d’une nécessité esthétique où advient effectivement la certitude vivante. Dans l’événement appropriant (Ereignis) comme rupture et renouveau, la différence est par conséquent davantage que la résultante d’un passé ; elle se tient dans l’esthétique intérieure de la décision à prendre qui, tant dans sa pointe intentionnelle que dans son fond comme certitude affective, représente l’individuation de ce qui advient. Très concrètement, cela signifie que l’existence esthétique implique un degré suprême de matérialisation, dans la mesure où, en matière esthétique, une faute n’est jamais pardonnée : ce qui n’apparaît pas comme beau ou achevé dans sa composition sombre dans un arbitraire synonyme de « non-vérité » artistique. Il est donc d’une importance décisive que l’esthétique comme demeure comprenne aussi bien l’architecture que l’art ornemental, les structures spatiales autant que les usages, et la forme autant que la fonction. Car c’est seulement ainsi qu’elle pourra correspondre au sentiment fondamental qu’est l’appartenance vivante au monde et à soi.

La question de l’être-touché comme problématique centrale du rapport entre fracture et pathos débouche ici sur une certaine forme de réponse, dans la mesure où il apparaît que même la praxis esthétique de l’architecture ne peut faire l’impasse sur la réalité de l’intensité sensible ou affective. Toute construction, qu’elle soit destinée à des particuliers ou prenne place dans un contexte social élargi, serait immédiatement obsolète, si les individus confrontés à l’édifice ou à l’habitat en question n’étaient pas « touchés » de manière à ce qu’ils éprouvent l’espace qui leur est attribué comme la demeure possible de leurs sentiments les plus intérieurs. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de répéter ici la critique du fonctionnalisme en architecture pour se convaincre que l’absence d’un tel sentiment « d’atta­chement au chez-soi » déclenche la maladie, l’agressivité ou encore l’apa­thie. Ainsi, chaque projet architectural vise, y compris dans sa réalisation matérielle, une maximisation de l’existence esthétique, c’est-à-dire la possibilité d’un vivre au « contact » des aspects essentiels de la vie phénoménologique pure dans son accroissement et dans ses transformations, qu’il s’agisse de la tristesse, de la joie, du désespoir, de la détente ou de l’amour. 


Une architecture non-affective serait une contradiction dans les termes, dès lors que l’acte de construire représente toujours l’accomplissement d’une praxis des hommes pour les hommes, ceux-ci étant liés les uns aux autres dans une communauté affective vivante, même s’ils ne se connaissent pas individuellement.

La dimension fractale, qu’elle soit ancrée dans le discours théorique ou dans la rhétorique de l’image caractérisant la réflexivité postmoderne, vit d’ailleurs pour sa part du pathos propre à l’absence de valeurs ou de celle d’un sens unificateur pré-donné en ce qui concerne les réalisations individuelles et culturelles à l’époque contemporaine. Un tel pathos n’est pourtant pas lui-même une théorie, c’est pourquoi aucune discursivité – pas même celle de la diffraction hypostasiée – n’est en mesure de rejoindre ce pathos dans l’épreuve intérieure qu’il fait de lui-même. Si l’architecture veut lui faire une « place » dans l’essence matérialisée de l’œuvre, celle-ci doit être élaborée en vue de la réalité d’un sentiment, bien que la formulation de ce dernier par la pensée ou le design soit langagière au sens large. La diffraction ou fracture répond par conséquent à un pathos donné préalablement et auquel elle vise à sa façon à donner un espace ou un « foyer» possible. Si l’architecture diffractée repose sur une conception erronée du fondement du pathos qui, en tant que demeure de la vie, est en soi sans aucune diffraction, il n’en reste pas moins que la réponse que l’architecture donne au besoin et au désir revient à matérialiser une prise en compte du pur sentiment aussi bien dans le sens privé que social de l’existence. Et ce rapport est, en tant que praxis de l’architecture, toujours rapport à la corporéité. Il est ainsi affectif, et cela quelque soit le degré d’hypostasiation présent dans le discours théorique relatif à la réalisation architecturale.

Comme notre analyse concerne ici l’existence esthétique dans sa condition de possibilité la plus concrète en tant que fond de la vie phénoménologique absolue, les affirmations relatives à l’architecture ne sont pas seulement illustratives. Bien plus, nous avons reconnu dans la demeure, en tant qu’elle est en même temps origine et but architectonique, ce qu’on pourrait appeler « l’esquisse de la vie » elle-même, c’est-à-dire sa possibilité extrême comme réalité ininterrompue : celle de permettre l’existence dans la certitude originaire de l’affectivité vivante. De ce point de vue, la vie n’est jamais un « événement fractal », mais la situation originaire comprise comme lieu ou fondement transcendantal préalablement donné et dans laquelle toutes les situations pensables prennent place. Cette situativité originaire de la vie comme insertion absolument individuée du soi dans le pathos n’est cependant pas que ponctuelle, elle est historiale – et une telle historialité intérieure livre en même temps, en tant que transformation des tonalités fondamentales de l’affectivité que sont la joie et la souffrance, cette spatialité qui est toujours aussi ornementale. Ce qui signifie que, même dans le cadre du fonctionnalisme le plus extrême, chaque structure conserve une matérialité sensible, et ainsi un aspect ornemental, comme par exemple dans le minimalisme architectural, où elle est réduite aux reflets de la lumière environnante sur les matériaux utilisés.

L’existence esthétique « s’édifie » dès lors en vertu de son historialité intérieure comme demeure de la vie. Simultanément, l’accroissement de celle-ci génère une intensité du sentir qui, par rapport à chaque élément de l’espace, permet le jeu d’une imagination plastique ou ornementale, laquelle reste tributaire de l’ensemble de la réalité pathétique de l’existence en tant qu’habitation ou rapport social. De sorte que la « mise en scène plastique » (Bildregie) opérée par l’architecture exerce son action sur l’ensemble du vécu culturel dans toutes ses nuances : si, en effet, la spatialisation est toujours affective et intérieure à l’historialité, c’est à chaque instant et en chaque endroit que s’exerce l’œuvre de la « beauté ». Cette insertion généalogique de la spatialisation dans la vie n’est alors précisément pas de l’ordre d’une ex-tériorisation du pathos dans le déploiement continu des effets transcendants, mais signifie, au contraire, l’intériorisation de chaque structure spatiale dans une esthétique qui rend sensible de manière charnelle ou affective, comme le montrent les exemples de l’esthétique classique du sentiment et du corps dans l’espace. Que, dans ce cadre, le laid puisse faire l’objet d’un vécu allant de l’intensité originaire jusqu’aux aversions et distorsions psychiques mentionnées ci-dessus, est manifeste, dés lors que dans la résistance à l’égard du vécu esthétique (comme c’est par exemple le cas dans le fonctionnalisme de l’architecture préfabriquée), l’absence de possibilité de celui-ci appelle une modalisation en sens contraire. Cette « douleur », que des immeubles non-proportionnés ou détruits provoquent en nous comme s’il s’agissait de la « perte d’un membre », contredit en effet l’affection originaire de la demeure par laquelle chaque lieu pourrait en soi devenir un « site » de vie.

La manière dont l’image et l’édifice, la structure et l’ornement se rapportent les uns aux autres ne peut être déterminée ni par une référence historisante au style ni par une condamnation théorique préalable de toute « décoration ». Si, d’après notre thèse, le minimum architectonique, ou encore artistique, recèle par principe un maximum d’apparaître dans le cadre de sa réalisation esthétique réussie, alors les moyens les plus économiques peuvent suffire à produire cet effet : par les propriétés particulières de la pierre, par le rapport du verre et du béton ou même seulement par l’effet de contraste entre clarté et obscurité tel qu’on le trouve dans les reflets produits par les surfaces, volumes et angles. Mais cet effet est également produit par les reliefs, les statues et les fresques, précisément parce qu’il n’existe aucun modèle préalable quant à la réalité de ce qui est esthétique et qu’elle s’établit toujours à travers le sentiment de l’imagination vivante tel qu’il est vécu dans le pathos individué. Dans une architecture ou, mieux encore, dans une ville comprise comme une œuvre d’art globale qui, n’étant pas coupée des valeurs propres à la région et au paysage, permet l’unité du vécu esthétique dans sa diversité, se réalise ainsi la compossibilité de tous les sentiments qui peuvent constituer une vie humaine. Dès lors, le concept d’existence esthétique qui nous sert ici de guide ne diffère en rien de ce que l’on peut appeler l’accomplissement terrestre de la vie individuée, et cela dans la mesure où « l’être » de l’individu représente la modalité particulière de son pathos en tant qu’esthétique de l’affection intérieure. En complément des considérations relatives à la nature de l’architecture présentées ici, il conviendrait sans doute aussi de tenir compte des autres genres artistiques, comme nous l’avons laissé transparaître en ce qui concerne la peinture. Mais comme l’existence esthétique ne s’édifie pas de l’extérieur – c’est-à-dire à partir de ce qui est vu ou entendu sous la forme d’un « objet d’art » dans le monde –, nous pouvons nous en tenir ici au pur comment de l’apparaître de ce qui est esthétique, afin de conclure sur sa détermination. Si l’architecture est d’une façon phénoménologique radicale « demeure » ou « site de la vie », tout comme la peinture et la musique signifient en un sens purement affectif son historialisation intérieure comme spatialisation et comme temporalisation, la réalité d’une telle « existence » esthétique correspond à l’essence originaire de la phénoménalisation individuée elle-même. L’existence ne renvoie dès lors pas à une donnée qui subsisterait avant l’esthétique comme intensité du pathos dans sa vie immanente, mais elle est, en tant que située au-delà du temps historique, identique au « devenir » même de ce qui est esthétique. L’existence au sens apo­dictique de ce concept ne peut en effet être un mode de l’être-là qui découlerait d’une quelconque essence métaphysique prédéfinie, mais l’essence est ici son existence même. Ce qui n’est possible que si l’indépen­dance de l’auto-déploiement de l’essence est assurée, et c’est ce que permet précisément le pathos de l’affectivité pure, dans la mesure où, dans son apparaître, auto-donation et auto-réception coïncident en tant qu’imma­nence phénoménologique de la vie.

Comme il n’y a ici aucune donation préalable d’un horizon ou d’une quelconque objectité, comme l’a supposé de manière récurrente la phénoménologie classique depuis Husserl, « l’objet d’art » situé dans l’espace de visibilité du monde s’avère être une apparition secondaire par rapport à son originarité dans le sentir primitif. Ce dernier n’est en effet pas une forme « objective » au sens d’une catégorie de la raison ou d’idéalités eidétiques accessibles à l’intentionnalité, il est en lui-même et exclusivement de l’ordre d’une phénoménalité matérielle, c’est-à-dire un sentiment-de-soi comme individuation absolue de l’intensité pathétique. C’est pourquoi une telle généalogie vivante du concept d’esthétique renvoie à une « existence » dont l’essence réside en son auto-apparaître et en la traversée de ce dernier comme individuation affective. Par conséquent, chaque « point » de l’appa­raître immanent consiste en une tonalité esthétique qui est cette manière avec laquelle « l’individu » s’affecte en son vécu propre. De sorte qu’ici aussi il n’y a pas d’abord un individu se représentant dans l’horizon du monde pour ensuite exercer sa sensibilité, mais c’est la manière originaire de l’affection première qui constitue sans confusion possible l’être-individué lui-même à travers l’intensité toujours singulière d’un tel sentiment de soi. Les approches esthétiques qui traitent du sentiment et du corps, telles que les théories spatiales de l’architecture au xixe siècle par exemple, ne vont finalement pas assez loin, parce qu’elles partent du concept d’objet comme d’un présupposé, pour ensuite comprendre toute « constitution » affective comme une projection ou comme un transfert de type psychanalytique de l’intérieur vers l’extérieur. Le concept d’existence esthétique que nous utilisons signifie ainsi de manière plus précise qu’on ne trouve, à l’origine de l’apparaître, aucun dualisme ni aucun anonymat formel, mais que, dès lors que cette existence se manifeste comme pathos, elle « est » un moment purement affectif, c’est-à-dire un vécu irréfragable en son auto-affection. L’esthétique n’est donc pas originairement une « vérité de l’être », laquelle contient encore selon Heidegger la distance propre à la compréhension comme « advenir d’un sens », mais elle est, en tant que pure esthétique, constituée par la manière intérieure avec laquelle la vie phénoménologique absolue parvient en elle-même comme pure charge de soi.

C’est pourquoi une telle esthétique est aussi d’emblée mouvement ou tension […] : car la charge de soi que la vie supporte en raison de son auto-affection correspond à son « vouloir » intérieur, celui de s’éprouver en tout sentiment, c’est-à-dire d’éprouver le pur bonheur d’être soi dans la jouissance de son essence comme unité de l’auto-donation et de l’auto-réception. Dans la mesure où elle produit des distorsions de « l’objet » par rapport à la perception habituelle qui en est faite, une esthétique peut se manifester par des motifs ou des formes de présentation presque violents, comme en témoignent de nombreux exemples de la modernité jusqu’à l’époque contemporaine. Mais aussi longtemps que « l’objet d’art » continue d’être associé à une revendication esthétique, il ne peut lui aussi exister sans le sentiment intérieur qui est à distinguer des intentionnalités objectivantes ou encore téléologiques. En tant que sentiment qui repose ainsi en soi, la vie esthétique implique par conséquent, en chaque moment éprouvé comme « beau » ou « sublime », la coïncidence de la vie avec elle-même, c’est-à-dire la « résolution » de sa tension ou motilité intérieure dans l’être-un-avec-soi. En ce sens, le sublime n’est jamais simple accroissement ou généralisation du goût suscité par le jugement perceptif. Dans une telle esthétique, c’est d’abord le caractère abyssal du pathos de la vie qui se reconnaît, afin de reconnaître sous la modalité de la jouissance de soi l’intensité de son auto-donation pure. Dans l’esthétique comme joie que la vie éprouve du fait d’être la vie se montre dès lors la tension interne de l’auto-affection, laquelle n’est jamais déçue dans l’ordre esthétique parce que, dans un tel éprouver, il n’y a ni mensonge ni illusion – et donc pas non plus de simulacre* au sens d’un « faux-semblant ».

C’est pourquoi la vérité de l’existence esthétique réside en elle-même, et cette immanence n’implique ni saturation ni une quelconque forme de solipsisme ou d’autisme. L’autarcie de l’ordre esthétique renvoie à une existence dont la possibilité ne consiste pas en un « peut-être aussi… », mais en la possibilité de la réalité de l’apparaître en tant qu’accom­plissement de l’apparaître lui-même, et ce à travers telle possibilité vécue de la vie qui est une détermination aussi bien particulière que singulière de celle-ci. Dans ce contexte, on ne peut donc suivre entièrement le jugement de Kierkegaard : « L’intéressant est une catégorie limite, la ligne de partage entre l’esthétique et l’éthique. Dès lors, la réflexion doit sans cesse opérer des incursions dans le domaine éthique, tandis que, pour être significative, elle doit se saisir de l’interrogation par l’intériorité esthétique et le désir. » 11 

Ce n’est en effet pas l’inter-esse qui suscite la tension intérieure à la vie, mais c’est « l’intéressant » qui est un mode de l’auto-affection esthétique dans lequel celle-ci se saisit comme forme artistique afin de pouvoir s’y saisir en même temps comme intensité de la vie. Si l’intéressant et le fractal vont en quelque sorte de pair, parce que l’effet transcendant circule de l’un à l’autre, l’existence esthétique est en revanche donnée avant toute fracture et indépendamment de tout intérêt particulier. Bien plus, l’immédiateté qui la caractérise à chaque fois implique une détermination esthétique qui peut à son tour motiver un intérêt supplémentaire. La détermination absolue de l’existence esthétique serait en ce sens tout aussi unique et urgente que l’accomplissement éthique chez Kierkegaard. Sans approfondir la problématique correspondante du rapport entre esthétique et éthique, il suffit de retenir ici que la réalité de la déterminabilité pathétique ou affective caractérise l’existence esthétique en tant que telle.

Être déterminé ne signifie rien d’autre que de vivre sur un mode donné d’existence de l’instant, plus exactement : d’éprouver la vie comme cet « être »-là (dieses « Ist ») sans pouvoir introduire dans le pur être-affecté de tel moment le décalage d’une différence ou d’une négativité. L’existence esthétique est par conséquent à la fois nécessité suprême et liberté, ce dont témoignent toute peinture, toute musique et toute architecture : car que je puisse éprouver « quelque chose » comme esthétique implique immédiatement que je puisse éprouver telle donnée ainsi – et non autrement. Autrement dit, la nécessité pure ou transcendantale constitue en tant que facticité ce double pouvoir indispensable dans lequel toute liberté d’approfondir les possibilités d’une intensité appartenant à ce qui se donne comme esthétique trouve sa source. 

Un tel approfondissement ne conduit pas au perspectivisme herméneutique, il caractérise au contraire l’abîme de l’ordre esthétique en tant qu’affection par l’essence de la vie. Et, parce qu’il n’existe pas de mesure mondaine – au sens d’un modèle ou d’une comparaison – des nuances subtiles du sentiment, l’acte d’approfondir cet abîme est la détermination la plus radicale de l’esthétique, c’est-à-dire finalement celle d’éprouver l’absolu comme vie phénoménologique pure à travers la nécessité de sa détermination singulière. Nous laissons ici de côté toutes les autres déterminations historico-philosophiques de l’absolu, par exemple son caractère de procès chez Hegel et Schelling 12, pour mettre l’accent exclusif sur l’inouï esthétique : la possibilité phénoménologique d’être confronté, à travers l’épreuve d’un ceci esthétique donné sous la forme du sentiment, au pathos de la vie absolue elle-même, pour reconnaître en fin de compte dans cette confrontation la mise hors jeu pure et simple des limites mondaines. L’absolu n’est donc pas un contenu objectif déterminé, mais précisément la pure facticité de la vie consistant à être donnée à la sensibilité et de l’être sur un mode fini dont le caractère esthétique correspond justement à l’auto-affection de la vie pure.
 
Si, enfin, nous reprenons l’analyse déconstructiviste de l’architectonique fractale, il apparaît alors que le vécu esthétique ne relève aucunement d’une « identité intuitionniste », c’est-à-dire d’une quelconque présence aperçue sur le mode de l’objet. C’est bien plutôt le pur fait d’être-touché à travers la nécessité esthétique comme passibilité du sentiment qui constitue la puissance même de révélation que possède l’apparaître dans l’absoluité de son caractère vivant. Le pathos, comme « être-touché » au sein de l’être-touché-par la chair de l’affection, n’est précisément pas la « vérité de l’être », mais la « parole de la vie » en l’auto-révélation de celle-ci, ainsi que l’a montré Michel Henry (13) . Dans l’expérience esthétique nous n’entendons pas seulement la parole de l’affectivité abyssale dans sa seule facticité : cette parole se donne à nous en même temps comme joie. La réalité de l’art et de la culture, sous toutes ses formes et dans toutes ses possibilités, se révèle alors dans son caractère proprement inouï : permettre à la subjectivité la plus radicale de se réaliser et, en même temps, porter en soi la promesse qu’aucune réalité mondaine n’en soit exclue par principe. La diffraction contemporaine de l’architecture et de l’image apparaît dès lors comme une nécessité pour la conscience moderne, celle d’être à nouveau en mesure d’éprouver cette hyperpuissance de la vie, sans devoir en rabattre sur l’autonomie de la subjectivité. Une esthétique à venir pourrait alors réunir ces deux dimensions : pure abstraction en arts plastiques en même temps que présence de la plénitude de la vie, et cela tant d’un point de vue individuel que social.
 
Si les pouvoirs de l’esthétique ne touchent pas encore à leur fin, parce que toujours l’imagination subjective renaît à partir de son seul vouloir et désir, sans subir les limitations propres à ce qui peut être représenté, alors ce sont aussi nos villes qui ne sont plus condamnées à rester ce qu’en partie elles sont déjà : des non-lieux dans des territoires occupés par une logique purement mercantile. Le vide esthétique qui les habite suscitera-t-il encore une fois un appel créatif, comme celui que l’on a pu observer en dépit de l’unilatéralité postmoderne après la fin du rationalisme fonctionnaliste ? Retrouverons-nous la certitude que rien de ce qui est advenu n’est condamné à être « ce qu’il est », parce que l’affection esthétique vit d’une autre « nécessité», intérieure, et qui signifie que les forces de l’imagination et de la beauté sont sans modèle ? Mais ceci touche évidemment à la représentation séculaire selon laquelle il s’agit de faire des habitations, édifices et sites de production des lieux définitifs de l’autodétermination humaine, au lieu de laisser jaillir en eux le pressentiment d’un absolu dans l’éphémère et dans la fragilité du moment esthétique lui-même. En ce sens, l’art pour l’art* ne constitue pas une problématique dépassée, mais bien une question qui surgît à l’intérieur même de la tension propre à la vie esthétique, afin qu’à travers son pathos elle prête l’oreille à l’absolu. Absolu qui ne peut être détaché ni de l’art ni de la culture.
 
Traduit de l’allemand par Frédéric Seyler
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Notes
1 . Traduit de : Rolf Kühn, Ästhetische Existenz heute. Zum Verhältnis von Leben und Kunst, Freiburg/München, Verlag Karl Alber, 2007, Kapitel 6, p. 119-137. <NdT> : L’auteur a bien voulu vérifier la présente traduction, qu’il en soit ici vivement remercié.
2 . En français dans le texte <NdT>.
3 . Voir Bildregie. Architektur zwischen Retrodesign und Eventkultur, Basel, Birkhäuser, 2003, p. 137-149 ; ainsi que R. Kühn, Leben als Bedürfen. Eine lebensphänomenologische Analyse zu Kultur und Wirtschaft, Heidelberg, Springer-Physica, 1996, p. 151 s.
4 . Voir Zehn Bücher über die Architektur, trad. all. C. Fensterbusch, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1964.
5 . Voir par exemple l’appréhension de l’œuvre d’art à partir d’un temple grec qui « ouvre au monde par la représentation » et restitue « le sol natal » grâce à la terre : « Der Ursprung des Kunstwerks », Holzwege, Frankfurt/M., Klostermann, 1952, p. 30 s.
6 . Daniel Libeskind, « Between the lines », in P. Noever (éd.), Architektur im Aufbruch. Neun Positionen zum Dekonstruktivismus, München, Prestel Verlag, 1991, p. 76.
7 . Michael Sorkin, « Neunzehn tausendjährige Mantras », in P. Noever (éd.), Architektur im Aufbruch, op. cit., p. 123 et 125.
8 . Tom Mayne, « Connected Isolation », in P. Noever (éd.), Architektur im Aufbruch, op. cit., p. 85 et p. 88.
9 . Jean Nouvel, « Projekte, Wettnewerbe, Bauten 1980-1990 », in P. Noever (éd.), Architektur im Aufbruch, op. cit., p. 101.
10 . Voir Bernard Tschumi, « Architektur und Ereignis », in P. Noever (éd.), Architektur im Aufbruch, op. cit., p. 139, qui représente la référence la plus explicite à Derrida. Également : G. Droesser, S. Schirm (éd.), Kreuzungen. Ethische Probleme der modernen Stadt, Frankfurt a. M., Lang, 2005.
11 . Sören Kierkegaard, Furcht und Zittern, Gesammelte Werke IV. Abt., Düsseldorf/Köln, Diederischs Verlag, o. J., p. 102.
12 . Pour une discussion plus détaillée, voir notre ouvrage Anfang und Vergessen. Phänomenologische Lektüre des deutschen Idealismus – Fichte, Schelling, Hegel, Stuttgart, Kohlhammer, 2004, 2e et 3e parties.
13 . Michel Henry, « Phénoménologie matérielle et langage (ou pathos et langage) », Phénoménologie de la vie, Paris, PUF, 2004, tome III, p. 325-348. Pour les prolongements esthétiques, voir les contributions dans Adnen Jdey et Rolf Kühn (éds.), Michel Henry et l’affect de l’art. Recherches sur l’esthétiquede la phénoménologie matérielle, Leiden, Brill Academic Publisher, 2010.
 
Référence électronique
Rolf Kühn, « La vie comme demeure », Le Portique [En ligne], 25 | 2010, document 10, mis en ligne le 25 novembre 2012, URL : http://leportique.revues.org/index2490.html
 
14 . L’auteur : Rolf Kühn
Rolf Kühn, né en 1944 à Essen (Allemagne), est Professeur émérite de l’Université de Vienne, docteur de l’Université de Paris-Sorbonne avec une thèse dirigée par Claude Bruaire et consacrée à la pensée de Simone Weil. Habilitation à l’Université de Vienne avec une thèse sur la corporéité dans la phénoménologie de Michel Henry (Leiblichkeit als Lebendigkeit. Michel Henrys Lebensphänomeno-logie absoluter Subjektivität als Affektivität, Freiburg i. Br. / München, Alber, 1992). 
Traducteur allemand d’une partie de l’œuvre de Michel Henry, auteur de nombreuses publications sur la phénoménologie de la vie, l’anthropologie, l’esthé­tique, la philosophie de la religion et la psychologie phénoménologique, il a notamment publié : Radicalité et passibilité. Pour une phénomé-nologie pratique (Paris, L’Harmattan, 2003) et, plus récemment, Praxis der Phänomenologie : Einü-bungen ins Unvordenkliche (Freiburg i. Br. / München, Alber, 2009). Professeur invité dans plusieurs universités étrangères (Beirut, Louvain, Nice, notamment), il est actuellement chargé de cours à l’Université de Freiburg i. Br. et dirige le Forschungskreis Lebensphänomenologie (Cercle de Recherche en Phénoménologie de la Vie, www.lebensphaenomenologie.de)

Illustration : Aquarelle de Robert Empain. 21 x 28 cm. 2006

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