jeudi 23 juin 2022

Epiphanies. À l’opacité du temps du calcul s’oppose la transparence de l’œuvre vraie.

 Grâce à toi, Esprit qui donne la grâce


Fin 2004, j'exposai à l'espace Grâce, 4 Impasse du Val des roses à Bruxelles, une sélection d'une quarantaine de mes collages de 1974 à 2004. C'était la troisième exposition que je montais dans cette galerie d'artistes que j'avais créée en 2003 avec l'espoir d'y rassembler quelques artistes lucides et courageux qui refuseraient de cautionner la machination artistique culturelle marchande contemporaine et seraient prêts à s’aventurer sur le chemin oublié ou méprisé de l’art spirituel au risque de se faire exclure du système de l’art contemporain, compromettant à jamais leurs maigres espoirs de vivre décemment de leurs créations. Ce projet ne réussit que partiellement, car si nous avons monté une dizaine d'expositions et exposé une trentaine d'artistes, hommes et femmes, pendant douze années, trois seulement parmi ces artistes se sont engagés dans le rude combat spirituel et ont approfondi leurs pratiques et leurs vies dans cette Voie. Cette aventure fut pour moi riche en rencontres, en recherches et en grâces. J'y rencontrai Saskia Weyts, une artiste d'une sensibilité et d'une profondeur d'âme rares, qui devint mon épouse par la suite, justifiant à elle seule la démarche initiale. Je raconterai peut-être un jour la longue aventure du groupe et de l'espace Grâce et je publierai les textes de cette période dans le volume III ou IV de Ad Imaginem Dei. 

En attendant, je publie aujourd'hui le texte de la présentation de quatre pages que je fis pour cette exposition ; un texte que je croyais perdu et que je viens de retourner par une grâce particulière. Ce texte, je le composai à partir de notes choisies de l'été 2004 qui rendaient le climat intérieur dans lequel je me trouvais alors que je préparais cette exposition...


Affiche de l'exposition Epiphanies


Robert Empain. Extraits des notes d’atelier. Mérigny. France.


Été 2004


5 juillet

Ouverture. Reprise. Regain. Réveil des dessins endormis. Brassage de mes fardes d’esquisses, de visions. Je navigue sur le torrent de tableaux entrevus depuis une douzaine d’années.  État à retrouver : se souvenir des tableaux qui n’existent pas encore. Le tableau annonce le corps à venir, le corps de résurrection. Le tableau est annonciation. 

Comprendre les intentions plastiques, retrouver les promesses, les sensations, les formules, les clés, les désirs cachés. Éprouver leurs nécessités physiques, leur goût. 

Pour lancer un tableau il faut se mettre en désir physique de tableau, sentir la volupté de ce qui désire apparaître. Aimer le tableau à venir. Rêver sa beauté. Prédisposer sa venue dans l’apparent, séduire son comment matériel, son vouloir avoir lieu sur telle surface, de telle manière, dans telle matière, par tel geste, telle forme, telle lumière. Et, à l’inverse, percevoir le désir de cette surface, de ces matières, de cette forme, de cette lumière. Et puis, comme Picasso, « laisser la peinture faire ce qu’elle veut». Il s’agit d’érotique et de prière. Parfois alors le tableau se fait miroir, apparition, épiphanie. J’ai reçu des flots de visions intérieures toutes ces années 90. J’en suis submergé. Par où recommencer ? Et à quoi bon ?

En 1999, je décidai de rompre avec les galeristes et les marchands d’art. Il me fallait aussi regagner mon pain. Je fus contraint de m’éloigner de l’atelier de peinture, de reporter les mises en œuvre. Ce faisant, j’ai rassemblé mes notes et j’ai versé dans l’écriture en vue de retranscrire mes carnets des années 80 et de publier « L’œil joyau » En parallèle, j'ai tenté cette année là et les suivantes  quelques intrusions bénévoles dans des lieux de vie. Première intervention avec « Résurrection immédiate », une tentative d’ouverture, aussi essentielle qu’ignorée, sur l’Islam spirituel avec des figures, des mots et des verbes dessinés sur les murs de la maison d’un prêtre catholique, Jacques Van Der Biest, vicaire de la paroisse des Minimes.  Ensuite, de 2000 à 2003, avec « Le Cabinet d’art thérapie », j’installais mon cabinet d’artiste dans un Centre médical, pour tenter, humblement et sans succès naturellement, d’alerter les instances médicales et sociales sur les grands malades de notre temps : la médecine, l’art et la poésie notamment, et sur les moyens de les guérir :  la beauté, la joie, la gratuité et l’amour, en un mot la vraie Vie. Puis, avec « Mille grâces », un film infini que je présentai en 2000 dans une chapelle romane en douce France, dans le Parc naturel de la Brenne, j’ai voulu distiller dans le vaste fleuve de la dissolution symbolique et spirituelle en cours quelques gouttelettes de beauté gratuite que nous foulons du pied à chaque instant sans les voir. Enfin en 2003 avec l’ouverture de Grâce, cet espace d’art libre des marchands de produits artistiques et des clergés du tourisme culturel, j’espérais rassembler des amis dispersés de la beauté et de la grâce.




Songe. Collage aquarelle, papier brûlé, crayon. 1984


Personne ne renversera plus le nihilisme global. Notre civilisation aveugle imposera sa logique de mort à la terre entière. « Laissons les morts enterrer les morts » et « Satan expulser Satan » conseillait  le Christ Jésus à ses disciples apeurés, à nous tous donc. Il s’agit pour l’homme, aujourd’hui comme hier, d’échapper à la mort de son vivant (je ne parle pas de la mort du corps qui est le retour et l'éveil de l'âme à la vie absolue, mais de la mort spirituelle ici-bas qui conduit l'âme à la mort éternelle...) Que peut l’artiste dans cet enfer qui se fabrique sous ses yeux sinon chercher à se sauver lui-même, à livrer le rude combat spirituel entre le monde et lui pour devenir si il le peut l’Opéra fabuleux dont parlait Rimbaud, secréter quelques indices, quelques preuves visibles, audibles, lisibles, rendre témoignage…




Je vois Satan tomber comme l'éclair. Collage, aquarelle, huile sur carton. 2004



Pour qui ?  Pour ceux qui ont encore un visage, une âme, un cœur  et des yeux pour voir et aimer, pour les Vivants, pour ceux qui  n’ont pas oublié et qui savent encore un peu que se tourner vers la beauté, vers les épiphanies de l’Incréé dans le créé, c’est se tourner vers l’Aimé, le Provident, le Vivant Amour ; pour ceux qui  sentent encore que « là où est l’œil là est l’Amour » et non la cupidité. Mais sans illusion, tant il est vrai, comme l’écrit Christian Jambet, que "ce qui se trouve aujourd’hui privé de pensée, proprement anéanti, refusé, forclos, c’est le rapport du réel et de l’apparence. Que l’on tienne encore pour vivace l’ancienne croyance en une vérité non manifeste, ou que l’on privilégie des signes sans profondeur, il n’est plus question de cette belle révélation qui faisait surgir dans la présence, ou l’absence d’un corps, d’un paysage ou d’un tableau les effets infinis d’une puissance cachée. Nous ne voulons plus que l’apparence soit apparition, et inversement qu’il n’y ait de réel nulle part hors de sa propre révélation."  Tel est le déni de réel dont l’époque est avide, comme d’une volonté de mourir. Or, il n’en fut pas toujours ainsi. Les formes étaient naguère perçues, immédiatement, comme autant d’épiphanies. Le regard spontanément les déchiffrait. Il n’y trouvait pas de sens assignable, mais plutôt la puissance qui multiplie le sens, l’égare, le transfigure. Ce fut le monde de l’œuvre d’art. » 


6 juillet

La nostalgie de l’union est l’inséparable compagne de la splendeur de la manifestation.


7 juillet. Mollâ Sadrâ

« La connaissance est intensification de l’acte d’être ...  De même que l’être est spontanéité, liberté de son propre flux hors de sa source dans l’acte d’être divin, la connaissance qui vient de Dieu doit être spontanéité pure dans le cœur du fidèle ... Quand Dieu s’épiphanise pour une chose, opère en cette chose sa révélation éclatante, il soumet à lui l’apparent de la chose et sa dimension cachée... À la cité revient le domaine étroit de la contrainte, hors de la cité, là où il est question de l’être et de l’acte d’être, la liberté restaure le droit du désir essentiel et de l’amour intégral.» 



10 juillet

À l’opacité du temps du calcul s’oppose la transparence de l’œuvre vraie, l’apparition, l’œuvre de l'instant Réel, où la forme éternelle se lève de son ombre embrumée par la rivalité vaine.


20 juillet. Collages-peintures entremêlés. Être à tous les temps.

Le collage opère le retour, les jeux et les mélanges de bribes de temps et d'espace anachroniques et en propose une unité ouverte. 

Il subvertit notre représentation du temps. Ce procédé, cet art est à mettre en parallèle avec la spatialisation picturale qui, par exemple, en faisant monter les fonds en avant tout en repoussant les avant-plans en arrière et en jouant avec l'avancée et le retrait propre à chaque couleur, conteste nos repères dans l‘espace, nos illusions représentatives dans l' espace-temps


« Il faut, dit Picasso, que le spectateur vibre, s’émeuve, crée à son tour par l’imagination, sinon effectivement. Pour cela, il faut créer des images inacceptables, que les gens écument » 

En vue  de quoi ? «...d’une déstabilisation perceptive, d’une fragilisation du moi, permettant à la peinture d’opérer  son travail de déchiffrement et de sape de la réalité. » Collages et peinture cherchent ainsi à subvertir nos représentations du temps et de l’espace falsifiées par le spectacle, par l’enregistrement reproductible du temps et de l’espace,  pour  nous conduire à une conversion du regard, nous rendre à la plus grande liberté d’être possible. 


2 août

L’œil n’est sauvé de la ruine, de la misère rapace, de la concupiscence scopique - l’être est inapropriable -, que par une conversion du regard. C’est une conversion de l’œil  que vise la peinture. C’est ce que pointe Jacques Derrida dans un texte sur «L’Allégorie Sacrée», un tableau magnifique de Jan Provost, lorsqu’il écrit « Pour contempler ce tableau le regard doit devenir chrétien… se convertir, apprenant à voir la condition divine du tableau… et cela n’est possible que dans l’hymne ou dans la prière. » 



Prophète.Collage aquarelle, huile, calque, papiers divers,
sur carton. 1996




15 août. Epiphanies

« Dieu se confondait d’abord avec la beauté cachée à l’abri du rideau du mystère. Il fit des mondes, des miroirs reflétant chacun son visage. Tout ce qui paraît beau à l’œil clairvoyant n’est qu’un reflet de cette beauté éternelle. Du moment que tu as vu ce reflet, hâte-toi vers la lumière primordiale devant laquelle s’évanouit le pâle reflet. Ne reste pas éloigné de cette lumière divine, sinon, le reflet s’éteignant, tu resterais dans les ténèbres. »  

Nûr al Dîn Abd al Rahmân Jâmi 



Vue de l'exposition Epiphanies - Collages de Robert Empain.
Espace Grâce. De octobre à janvier 2004.









   
























   


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