jeudi 10 juillet 2014

Ouvrir le noyau intérieur


Grâce à toi Annick de Souzenelle

A la lumière de son cheminement intérieur, Annick de Souzenelle nous invite à la redécouverte de notre nature divine. C’est avec un regard neuf qu’elle scrute les textes bibliques et l’alphabet hébraïque pour nous livrer les secrets de notre devenir. Par-delà son affiliation au christianisme orthodoxe, elle est aussi une femme de son temps, cultivant amour de la tradition et art du psychothérapeute - l’apport de la psychanalyse est pour elle indéniable. Son enseignement véhicule un souffle régénérateur puissant et constitue une formidable dynamique pour nous aider à comprendre et à grandir dans l’émerveillement de la tâche à accomplir.


Annick de Souzenelle lors de sa visite à notre exposition 
Face de Dieu Face de l'Homme à l'église des Minimes à Bruxelles en 2009



Un entretien de Annick de Souzenelle avec Claudine Della Libera pour la revue en ligne Nouvelle Clés.

Nouvelles Clés : L’homme aujourd’hui, quel est-il ? Quelle étape vit-il ? 
Annick de Souzenelle : L’homme patauge encore dans le psychique. Il est l’Homme du 6e jour de la Genèse, un homme en gestation qui n’a pas laissé germer la conscience en lui, mais qui est à la veille de le faire. Face aux problèmes qui le menacent, il ne peut rester dans une logique "animale" ; il lui faudra accéder à la conscience pour sortir du labyrinthe qu’il s’est créé. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir que cela est déjà en marche. Nous vivons cette percée du nouvel homme qui cesse d’être un "forgeron de l’extérieur" pour oeuvrer dans la forge intérieure.
N. C. : On ne peut évoquer le monde contemporain sans évoquer le danger nucléaire, les pollutions diverses et la violence qui prend de multiples formes partout sur la planète. L’homme ne sera-t-il pas assez fou pour se détruire lui-même ?
A. de S. : L’homme d’aujourd’hui est encore sous l’emprise des passions psychiques. Il a banalisé et normalisé l’état de chute ; il accomplit à l’extérieur ce qu’il n’accomplit pas dans son cosmos intérieur et se trouve dépourvu devant les forces ainsi libérées, telle la force nucléaire. Il ne peut dominer une vie qui lui échappe ; d’où les peurs qui l’habitent, génératrices de guerres et de violences. Ce n’est qu’au prix de ce retournement de l’extérieur vers l’intérieur, à la lumière d’une urgente prise de conscience que l’homme ouvrira son noyau intérieur et accomplira le Dieu qui est en lui.
N. C. : Et si le retournement ne se faisait pas ?
A. de S. : Je ne peux y croire. Dans les textes, l’homme est déjà sauvé, accompli dans sa dignité. La résurrection du Christ, c’est celle de chacun d’entre nous au terme de son accomplissement. C’est dans notre inconscience que nous ne sommes pas ressuscités.
N. C. : Pourquoi avoir choisi la tradition judéo-chrétienne pour comprendre l’aventure humaine ?
A. de S. : D’abord parce qu’elle constitue notre racine culturelle. Comme beaucoup d’autres, j’ai eu à un moment de ma vie le besoin d’aller vers l’Inde et des religions orientales. Ma rencontre avec l’Église orthodoxe de France a décidé de mon retour à l’Évangile et aux textes bibliques ; leur richesse est immense. Après 30 ans d’expérience dans cette tradition, je suis de plus en plus dans l’émerveillement. Et c’est dans l’émerveillement que je découvre l’histoire d’Adam, celle du peuple hébreu et celle des femmes de la Bible, comme étant ma propre histoire, la vôtre, celle de l’humanité tout entière. Quant à la langue hébraïque, je la découvre aussi sous-tendue par le verbe divin lui-même !
N. C. : La tradition serait alors bien vivante et nous arlerait à différents niveaux accessibles en fonction de notre propre niveau de conscience ?
A. de S. : Cette communication avec elle est aussi forte que l’est notre désir ; avec elle nous cheminons dès lors que notre coeur s’est ouvert, jusqu’à la mort et la résurrection du "fils" en nous.
N. C. : Ce "fils", quel est-il ?
A. de S. : En hébreu, le mot "fils", "Bar", désigne aussi "le grain de blé" : une seule loi recouvre la vie de ces deux êtres : le grain de blé doit mourir dans la terre extérieure pour croître et donner un nouvel épi. Le "fils", ce grain d’incréé en nous, nous oblige à mourir dans nos terres intérieures pour donner le fruit de l’Arbre de la connaissance : "si le grain ne meurt...", dit le Christ. Et Lui, fils de l’Homme total (l’humanité) meurt et ressuscite pour qu’il donne son fruit !
N. C. : Votre tâche en tant que "transmetteur" du message biblique quel "effort" constitue-t-elle ?
A. de S. : Quand l’homme recherche Dieu, il n’y a pas d’effort. C’est un travail amoureux et partager ce que l’on vit est une joie. Mon travail sur la Genèse n’est qu’un marche-pied qui un jour sera dépassé dans une plus grande conscience des textes. Ceux-ci sont une colonne vertébrale vivante. Ils nourrissent et contri- buent à la verticalisation de l’homme.
N. C. : En tant que femme comment vivez-vous le péché dont Eve s’est rendue coupable et qui fût, nous ne pouvons le nier, le début d’un net ostracisme pour la femme ?
A. de S. : Cette Ève qu’on a dit saisie par le serpent n’est pas la femme ; elle est le premier féminin de la Bible, Isha, côté ombre qu’Adam a reçu l’ordre de garder et de cultiver ; notre inconscient, en fait. C’est lui qui, chaque jour encore est saisi par le serpent avant même que nous le sachions, et souvent sans que nous ne le sachions jamais ! Adam chassé de son Eden intérieur et retourne vers I’exterieur ne connaît plus que la femme biologique appelée Ève. Le mariage entre l’homme et la femme est une vie d’accomplissement renvoyant à la nécessité du mariage intérieur de chacun. La vie monacale est une autre voie, mais le rejet de la femme dans un certain type de monachisme me semble une déviance. En tout état de cause, il ne peut exclure le féminin intérieur hors duquel il n’y a pas de salut.
N. C. : L’image de la femme stérile revient souvent dans la Bible, que signifie-t-elle ?
A. de S. : La stérilité qui affecte dans un premier temps la plupart des femmes de la Bible, c’est la stérilité intérieure. Pour les hébreux, faire le fils, c’est faire le fils intérieur. Dans le mot hébreu qui signifie "stérile", on retrouve la notion d’"essentiel". Cette stérilité est là pour faire prendre conscience que la vraie fécondité n’est pas dans l’enfant extérieur. Le drame de l’humanité, c’est de se satisfaire de ses fils biologiques.
N. C. : Mais toutes les instances sociales et religieuses n’ont-elles pas prôné que le but de la vie est dans la procréation et le mariage ?
A. de S. : Ces données ont des conséquences dramatiques et ont fait oublier à l’homme ce qu’est authentiquement l’être "religieux" : celui qui se relie au fils intérieur. Là est la vraie maternité. Le monde des serviteurs et des esclaves dans la Bible est fécond tout de suite, car biologiquement fécond, comme tout animal.
N. C. : Il est dit aussi dans la Bible que "la femme stérile est belle", ce qui peut surprendre... 
A.de S. : La femme stérile, c’est l’humanité, l’Homme du 6e jour que nous sommes. L’Homme du 6e jour est analogue à l’arbre qui est encore sous terre. Il prend le "sous terre" pour la lumière. Sa vocation à ce moment-là est de planter ses racines. Il ne peut à ce stade porter son fruit. Mais cette étape de sa stérilité est essentielle. C’est le travail de germination des profondeurs. Il y a donc une nécessité de la stérilité pour atteindre à la beauté qui naît de la transformation intérieure. En ce sens, ces femmes stériles, appelées à être rendues fécondes par le souffle divin, sont belles. La beauté, l’harmonie du monde dépend de ces épousailles avec le féminin.
N. C. : Et le masculin dans tout cela ?
A. de S. : Il est indispensable ; il n’y aura pas d’enfantement sans lui. Être mâle, pour l’homme comme pour la femme, c’est être celui qui se souvient de son inaccompli, c’est donc être conscient de sa faiblesse ! Il doit se souvenir de cette réalité intérieure qui est à la fois son futur et son passé : la Adamah, la mère intérieure qui est là avant Adam et qui recèle le noyau de son être. C’est cette mère que nous avons à épouser pour devenir l’homme accompli. Tous les mythes le disent.

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Drame dans le Ciel. Aquarelle. 1990



 
N. C. : Cela crée-t-il pour l’homme une nouvelle exigence ?
A. de S. : Une nouvelle exigence se fait jour, comme lorsqu’on travaille sur les textes hébraïques. A force de les scruter, si nous parvenons à un autre niveau de lecture - les hébreux disent que la Thora peut se lire sur 70 niveaux de lecture - le texte nous oblige à vivre ce qu’il révèle, sinon il se ferme. Lorsqu’il s’ouvre, on acquiert une nouvelle intelligence du coeur, et celle-ci exige de nous toujours plus.
N. C. : Il s’agit de ce que vous nommez "noces" ou "épousailles" et dont la connotation est à la fois amoureuse et charnelle...
A. de S. : Oui, mais il existe deux modes d’épousailles. L’un qui concerne les noces de l’homme avec lui-même (mâle et femelle au niveau essentiel dont nous venons de parler) ; l’autre qui concerne les noces de l’homme et de Dieu : au fur et à mesure que l’homme s’accomplit dans ses premières noces, il se construit en tant qu’"épouse" de Dieu, pour atteindre aux deuxièmes noces. L’Adam est féminin par rapport à Dieu, mâle par rapport à son féminin intérieur, "Ish" (époux) par rapport à "Ishah" (épouse), mais il est aussi "Ishah" par rapport à Dieu, époux-archétype. Les épousailles sont donc à deux niveaux et interfèrent dans un embrassement admirable. Mais c’est en ce sens qu’on ose dire qu’Adam est le "côté ombre" de Dieu, le féminin de Dieu. Cette double rencontre ne peut se faire que dans l’acceptation et l’amour et dans notre dimension chamelle. Les cieux, c’est ici et maintenant, et cela passe par la réalité la plus concrète. Les noces avec le divin se vivent dans chacune de nos cellules. Dans cette perspective, il faut ausi reconsidérer le rapport homme-femme.
N. C. : Justement ce rapport nouveau entre homme et femme quel est-il ? Quelle mutation sera nécessaire ?
A. de S. : Beaucoup de femmes aujourd’hui vivent les prémices de cette mutation intérieure et ont reconnu cette dualité intérieure qui porte en elle-même la dynamique de l’accomplissement. Elles se sont éveillées plus vite que les hommes. Beaucoup d’entre elles souffrent de ce que leurs compagnons de vie ne les suivent pas dans l’éclosion de leur nouvelle conscience. C’est un passage douloureux qu’elles auront à assumer, souvent au prix d’une grande solitude. C’est en ce sens que réside en elles le salut du monde.
N. C. : Comment expliquer ce temps d’avance de la femme sur l’homme aujourd’hui ?
A. de S. : Les deux dimensions : biologique et ontologique, ne sont pas séparées, et la femme comme nous l’avons déjà dit est davantage portée vers le sacré et beaucoup plus sensible à la réalité du mystère qui est en elle. Chaque femme qui porte un enfant vit en résonance avec ce mystère. Elle vit d’une façon naturelle une fonction "sacerdotale" qui dépasse infiniment sa réalité biologique. Avant l’homme, elle semble avoir trouvé son côté mâle, celui qui "se souvient".
N. C. : Qui dit s’éveiller dit aussi souffrir, rencontrer le mal ?
A. de S. : Avoir le désir du face à face avec le divin, c’est accepter d’être confronté aux "animaux" qui nous habitent et qui, doués d’une vie autonome, nous dévorent. Là est le mal constitué par "la chute" dont nous reconduisons chaque jour le drame, ce qui nous amène à reconduire du même coup la souffrance. Nous générons alors des événements qui en sont la conséquence directe, non punition divine, mais effet des lois fondatrices que notre infantilisme nous laisse ignorer, préférant le concept facile et déresponsabilisant de "père fouettard" ! Mais même au coeur de ces événements, si douloureux soient-ils, le retournement est possible. Chaque épreuve est une possibilité pour nous de pénétrer nos ténèbres (le féminin) et d’en faire la lumière. Alors une nouvelle intelligence de la souffrance se fait jour, elle est lumière jetée sur le chemin de l’accomplissement. Nous sommes dans l’esclavage tant que nous n’avons pas compris cela. Tout est dans l’acceptation des événements, là commence la véritable libération, et l’on perçoit soudain la profonde beauté de la vie.
N.C. : Ainsi il n’y aurait ni bien ni mal, mais seulement "accompli" et "inaccompli" ?
A. de S. : Le mal n’existe pas ontologiquement dans la Genèse, et le mot "péché" signifie en hébreu "mal visé". L’Arbre de la connaissance du bien et du mal est en fait celui de l’accompli et de l’inaccompli. Le Christ sur la croix dit : "Tout est accompli." C’est le passage des ténèbres à la lumière. La résurrection est déjà là. Il est le véritable fruit de l’Arbre de la connaissance. C’est celui-là que nous sommes en devenir et qu’alors nous pourrons manger. Dans l’Eucharistie, le chrétien se nourrit de Lui pour le devenir.
N. C. : Comment votre intelligence du monde considère-t-elle ta maladie ?
A. de S. : Elle est la somatisation d’un non-faire intérieur. Le rôle physiologique de chaque organe et de chaque membre est sous-tendu par la fonction essentielle de chacun d’eux : celle-ci concourt à conduire l’homme, "image de Dieu", vers la "ressemblance", la déification. Devenir des hommes - que nous ne sommes pas encore - puis des dieux, telle est notre vocation inscrite dans la programmation de la moindre de nos cellules. C’est pourquoi la maladie est l’un des langages du corps. A nous de savoir le déchiffrer et de devenir responsables. Le médecin, sans le travail du malade, ne peut qu’effacer le langage, c’est-à-dire déplacer le problème, mais non le guérir .
N. C. : Comment pressentez-vous le futur de l’homme ?
A. de S. : Avec une grande espérance, car dans la résurrection du Christ l’humanité est déjà accomplie. Pour l’instant c’est à la femme, plus avancée sur le chemin, de faire le travail, mais lorsque l’homme s’y attèlera, tout ira très vite. Il lui faudra quitter la conquête extérieure pour la conquête intérieure. Cela lui sera difficile, mais quelle beauté immense il nous donnera à ce moment-là ! 


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Se souvenir du Jardin... Gouache sur papier. 
1992





De la femme et de la vocation essentielle

N. C. : Annick de Souzenelle, on ne peut qu’être frappé par l’immense majorité de femmes qui viennent vous entendre. Que signife ce phénomène ?
A. de S. : La société et les moeurs ont évolué de telle façon que beaucoup de femmes se sont libérées de la domination exercée par l’homme et des contraintes de la vie domestique aussi. Ainsi s’est produit la mise en disponibilité d’une énergie folle, cette énergie constituant la force même de la femme. En synchronicité, beaucoup de barrières se sont levées. Autrefois, la force de l’inconscient était jugulée par des interdits religieux ou moraux. Aujourd’hui, cette force n’est plus contenue. Les femmes - et l’humanité tout entière - croient se libérer, mais elles risquent de ne s’enchaîner que davantage à d’autres "époux", si elles n’entrent pas dans ce qui est la vraie libération.
N. C. : Et cette libération, quelle est-elle ?
A. de S. : Il faut bien comprendre que le rapport de l’homme à la femme est analogique à celui du conscient et de l’inconscient : l’Adam de la Genèse, "créé mâle et femelle" est "image de Dieu". A un premier niveau, animal, cette dualité désigne l’homme et la femme ; mais en tant qu’"image de Dieu", l’Adam est infiniment plus que l’animal. A ce deuxième niveau, l’Adam (l’humanité totale, hommes et femmes, chacun de nous) est constitué de deux pôles : l’un qui "se souvient" (même mot que le substantif "mâle" en hébreu) de l’autre, "contenant" d’un immense potentiel d’énergies, dont le noyau est le germe divin, semence de tout être. Ce féminin, cette réserve d’énergies est un potentiel inouï, qui est à conquérir - et ceci en chacun comme en l’Adam total. Il est bien certain que les deux niveaux de lecture ne sont pas étrangers l’un à l’autre et que l’homme est plus que la femme concerné par la vocation de conquérant - mais il ne l’a investie jusqu’à aujourd’hui qu’à l’extérieur de lui-même - et que la femme, plus que l’homme, est sensible au mystère divin qui habite chacun, mais qui, jusqu’ici, est resté noyé dans une inconscience quasi totale. La vraie libération est le retour aux normes ontologiques qui invitent l’homme et la femme à intérioriser la conquête et devenir conscients du potentiel divin qu’ils sont et qui, non accompli, peut devenir diabolique.
N. C. : Ce féminin-là n’a pas grand-chose en commun avec celui qui fait la une des magazines dits "féminins" ?
A. de S. : Non, évidemment. Le féminin en chacun de nous, c’est la Adamah de la Genèse biblique, la "grand-mère des profondeurs" de Jung, celle de notre réalité archétypieue. Elle est notre terre intérieure, le "côté ombre" qu’Adam ne connaissait pas avant que Dieu ne la lui révèle (Gen. II, 22) et qu’il doit "épouser". Chacun d’entre nous en tant qu’Adam est appelé à le faire. Elle est la totalité de notre cosmos intérieur, tout ce que la psychologie moderne nous aide à découvrir, ce "féminin" qui appartient aussi bien à l’homme qu’à la femme.

Illustrations : Photo de Astrid Meurens. 2009. Aquarelle et gouache de Robert Empain. 1990 et 1992

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