lundi 10 août 2015

Les métamorphoses de l'échelle amoureuse


"Dans le fouillis de nos sentiments, Jean-Yves Leloup distingue l'amour du bébé, qui “mange” sa mère, de l'érotisme qui déjà donne des ailes à la gourmandise.  Mais Éros reste rivé au manque, se sublimant en philantropie, et plus tard en don inconditionnel : Agapé.  Deux phrases donnent le ton de cet entretien avec ce prêtre orthodoxe peu conformiste : “Un vrai mariage est une alliance entre deux confiances, deux libertés” ; et “Jésus a une préférence pour Jean, mais il aime autant Judas. Être fidèle à ses préférences n'exclut personne... " 
J'ai découvert cet auteur au début de cette année alors que je préparais notre exposition Noûs de cet été, qui est dédiée à Marie Madeleine. Philosophe de formation, Jean-Yves Leloup fut dominicain avant de devenir prêtre orthodoxe, traducteur, commentateur et enseigneur des textes gnostiques et apocryphes chrétiens qu'il lit en parfaite orthodoxie, c'est-à-dire avec la liberté que donne l'esprit vivifiant. Je recommande les livres de ce grand érudit et homme doux et généreux, plus particulièrement sa traduction commentée de l'Evangile de Marie (Madeleine) et les deux ouvrages qu'il consacre à cette Femme innombrable, comme il la surnomme ; une femme admirablement humaine qui, fidèle aux voeux du Vivant Donateur, s'est faite tout Amour et qui alors a vu avec les yeux du coeur Celui que les autres n'ont vu ensuite qu'avec les yeux du corps : Jésus, le Fils ressuscité en Majesté dans la lumière de L'Esprit- Saint et la Gloire du Père. 



Le Fleuve Amour. 2010




Entretien avec Jean-Yves Leloup, par Patrice van Eersel pour le magazine Nouvelles Clés


Nouvelles Clés : Le problème, quand on parle d'amour en français, c'est que nous utilisons le même mot pour aimer une femme, aimer Dieu, aimer les framboises, aimer un pays ou aimer un chien. Est-ce une pauvreté de notre langage ou parle-t-on bien de la même “chose” ?

Jean-Yves Leloup : Les philosophes distinguent traditionnellement toute une échelle d'états qui vont du pathos, l'amour passion qui vous enchaîne, jusqu'à l'agapé, l'amour inconditionnel qui ne demande rien en échange. Personnellement, j'ai tendance à penser qu'il s'agit de différents degrés d'une même force de vie qui, en s'élevant, prend des visages différents, mais toujours en obéissant à la même loi : tu deviens ce que tu aimes. Si vous aimez l'argent, vous devenez vénalité. Si vous aimez Dieu, vous élevez votre âme. Il est des amours qui élèvent, d'autres qui rabaissent.

Dans la pensée juive, l'être humain ne devient entier que dans sa relation avec l'autre.

La Genèse dit : “Au commencement, Dieu créa l'homme et la femme, homme et femme. Il les créa.” Ce qui est “à l'image de Dieu”, ce n'est pas l'homme ou la femme, c'est leur relation.

Le désir de connaître Dieu passe par la relation entre l'homme et la femme, par la rencontre
de l'autre.

L'histoire du christianisme place cette rencontre comme un chemin décisif vers Dieu. D'où l'importance des Évangiles apocryphes, celui de Marie, ou celui de Philippe : on y voit Jésus en relation avec une femme, Myriam de Magdala. Cette rencontre est aussi l'image de Dieu. C'est la capacité de rencontrer une altérité. On sait que l'humain est androgyne, il pourrait être heureux tout seul. Mais si l'on revient au texte biblique émerge une anthropologie où “il n'est pas bon que l'homme soit heureux seul” (lotov en hébreu).

Pour ceux qui aiment le côté cabaliste, au niveau de la lettre : Adam, avant de recontrer Ève, se dit Adam et la somme de ses lettres correspond au mot “quoi” ; après sa rencontre avec Ève, son nom devient Aadam, et la somme des lettres donne “qui”. Comme si, pour passer de l'état d'objet à celui de sujet, il fallait passer par la relation avec l'autre. À ce moment-là, comme dans l'Évangile de Philippe, le mot amour devient le mot alliance. Une alliance entre deux libertés, entre deux sujets qui s'inclinent l'un devant l'autre. On n'est plus dans un registre de complémentarité. L'autre n'est pas là pour combler le manque. Ce sont deux sujets. Et dans la relation entre ces deux libertés se révèle quelque chose de divin. Ce n'est pas un amour de dépendance, ni un amour de séduction, c'est une alliance qui porte du fruit. Le fruit peut être un enfant, mais aussi une œuvre - ou bien le plaisir ! -, mais dans tous les cas, c'est une façon de mettre Dieu au monde. Au cœur de la relation elle-même se révèle quelque chose de l'être de Dieu.

Si vous voulez aller plus loin, cet “être de Dieu” se révèle comme trinité. La trinité veut dire que Dieu est relation d'amour : ce n’est pas le un, ce n'est pas le deux, c'est le trois, le chiffre de l'alliance, la révélation de ce que peut être Dieu. C'est pour cela que les grands monothéistes, tels Hallaj ou Rûmî, disent : “Dieu est un, comme l'Amour, l'Amant et l'Aimé sont un.”

La relation elle-même est un dévoilement du Dieu-un, qui est à la fois un et trine.

Le Dieu-Relation. C'est la révélation de celui qui est entre les deux. Du troisième...

N. C. : On peut imaginer de nombreuses relations d'amour, par exemple celle d'un parent pour son enfant, ou celle qui relie deux amis, mais est-ce entre un homme et une femme que cela atteint son apogée ?

J.-Y. L. : Oui, il y a là quelque chose d'autre. Il ne s'agit pas d'aimer son enfant comme on aime son mari ou sa femme, on serait dans l'inceste. En grec, ce n'est pas le même mot. L'amour que j'ai pour mon père, ou ma mère, ou mon fils, ou ma fille, n'est pas celui que j'ai pour ma femme, ou pour mon chien, ou pour Dieu. C'est bien le même amour, mais chaque relation est une qualité propre, qu'il ne s'agit pas de mélanger aux autres. Quelquefois, il y a là confusion.

N. C. : Dans Aimer malgré tout (Entretiens avec Marie de Solemme, éditions Dervy), vous parlez de la métamorphose des qualités de l'amour les unes dans les autres. Tout commence par la pornéia, l'amour du bébé, qui “dévore” le sein de sa mère. Puis l'amour nourriture s'allège en amour érotique, qui donne des ailes à la gourmandise infantile, lui évitant de s'alourdir en voracité. Mais éros, malgré ses ailes, vit encore dans le manque. Alors vient l'amour philanthropique, philia, qui est plein, apaisé, et relie les vrais amis dans un partage égal. Mais cela ne s'arrête pas là : philia elle-même quitte le plan de la simple amitié pour s'élèver encore plus haut, là où règne l'amour inconditionnel, l'agapé...

J.-Y. L. : La pornéia est charmante chez un nourrisson “gourmand de sa mère” ; elle est laide chez un homme de cinquante ans, vieux bébé qui cherche à se nourrir de l'autre pour exister - heureusement qu'il a cette pulsion, qui le maintient en vie, mais à partir d'un certain âge il est dommage d'en rester là, à “consommer” l'autre et à le consummer, au lieu de communier. Le chemin consiste à passer de la consommation à un amour qui communique, la philia ; puis de là, à un amour qui communie, l'agapé. Aujourd'hui, on développe beaucoup la communication, mais pas beaucoup la communion.

N. C. : Pourquoi éros reste-t-il dans le manque ?

J.-Y. L. : Éros est un jeune dieu, dommage qu'on en fasse parfois un vieux cochon ! C'est le désir ailé, c'est l'amour du beau - où l'on rejoint ces mystiques qui, dans la femme, peuvent découvrir Dieu. C'est l'amour platonicien qui, à travers un beau corps, trouve l'idée qui le structure et, au-delà de l'idée, la beauté pure. C'est la démarche érotique, qui est déjà une contemplation.

Mais eros est le fils de pénia, c'est-à-dire du manque. Éros est toujours dans le manque. C'est toujours la soif qui cherche son eau vive, le vase qui voudrait être rempli, comblé. Un Éros bien orienté est quelque chose de magnifique, mais lui-même n'est pas source. C'est la différence avec l'agapé. Dans nos amours il y a souvent beaucoup de soif, mais pas beaucoup de fontaines qui débordent ! L'agapé, c'est quand on ne cherche plus l'amour, mais qu'on est capable de le donner, pour rien, gratuitement.

N. C. : Qu'est-ce qui rend possibles les métamorphoses des états de l'amour ?

J.-Y. L. : Lorsque l'enfant a été bien nourri, sa Pornéia satisfaite peut lui permettre de rencontrer l'autre au-delà de sa faim, par une communication, une parole. Quand on a sereinement parlé avec quelqu'un, qu'il y a eu de la philia, de l'amitié, un échange, on peut aller au-delà, pour s'approcher d'une pure présence commune. Et là, on devient capable d'amour gratuit, comme dans l'enseignement du Christ, qui dit : Agapé te aléios. C'est-à-dire : Aimez-vous les uns les autres (comme je vous ai aimés). Il ne dit pas : Soyez amoureux les uns des autres... Ce n'est pas le mot éros. Il ne dit même pas : Soyez amis. C'est important, parce qu'on ne peut pas être l'ami de son ennemi. Un ennemi est un ennemi, mais on peut l'aimer - en tant qu'ennemi, nuance importante. Il ne nous est jamais demandé de devenir l'ami de nos ennemis, ni d'être amoureux des gens qui nous font du mal. Quand Saint Jean dit “Dieu est amour”, il utilise le mot agapé - la capacité d'entrer en relation avec l'autre de façon légère, gratuite, en respectant sa liberté, comme la vie le respecte. C'est à ce niveau-là que l'on peut aimer son ennemi : il a le droit d'exister. Mais devenir son ami (a fortiori son amoureux) peut s'avérer impossible, parce que l'échange avec lui n'existe pas, il reste enfermé dans sa haine. Mais l'agapé accepte que l'autre ne nous aime pas. C'est un autre mot pour dire liberté intérieure. C'est aimer, comme l'émeraude est verte.

N. C. : Il y a là quelque chose de bouddhique !

J.-Y. L. : C'est l'amour comme état d'être. Or, il ne faut pas opposer les deux : la spécificité des traditions sémitiques, c'est d'apporter l'amour comme alliance, c'est- à-dire comme rencontre de deux états d'être. C'est peut-être la différence entre la bonté et l'amour. On peut développer en nous un état de bonté, comme le soleil rayonne... Mais ce n'est pas encore la relation. Il ne s'agit pas simplement d'être un soleil, mais de rencontrer un autre soleil ! (rire) et de faire quelque chose ensemble. L'autre existe dans son altérité, il n'est pas seulement l'occasion pour moi d'aimer.

N. C. : Et comment mieux différencier amour et amitié ? En disant qu'on peut avoir beaucoup d'amis mais un seul amour ?

J.-Y. L. : Être fidèle à quelqu'un, c'est être à son égard dans une relation d'amour plus grande que nos instincts et nos impulsions, qui ne sont pas du tout fidèles. Si notre amour se situe au niveau de l'amitié, il peut respecter la parole donnée et se montrer fidèle à... je dirais à une préférence. C'est une question importante. Quand je regarde Jésus, je vois qu'il aime tous les êtres, mais il a des préférences. Pour moi, c'est le signe qu'il était vraiment humain : le propre de l'amour humain est d'avoir des préférences. Cela ne signifie pas qu'il aime plus Jean que Judas. Mais il préfère Jean. La préférence relie les êtres sur la même longueur d'onde, le même accord. Jésus aime autant Marthe que Marie-Madeleine, simplement il a un accord particulier avec la seconde. L'amour, c'est être fidèle à ses préférences. Mais cela n'exclut pas les autres. Le fait que Jésus aime Marie-Madeleine ne l'empêche pas d'aimer les autres femmes, mais différemment. Quand on aime vraiment quelqu'un, c'est toujours d'une manière unique, irremplaçable. “Parce que c'était toi, parce que c'était moi.” Cela ne signifie pas qu'on n'aimera plus jamais personne, mais qu'on n'aimera plus jamais personne de cette façon-là.

N. C. : Nous vivons une époque très turbulente, sur ce plan-là aussi, avec une sorte d'écartèlement entre deux images fortes : d'un côté celle du couple éternel (Adam et Ève, Roméo et Juliette), de l'autre celle de l'amour libre entre des sujets libres, responsables de leurs nombreuses rencontres amoureuses.

J.-Y. L. : Je crois qu'il s'agit de tenir ensemble le sens de l'universel et du particulier. Beaucoup de gens qui disent : “Moi, j'aime tout le monde”, laissent entendre en sourdine : “Moi, je n'aime personne.” Il n'y a pas d'engagement ni de fidélité possibles. D'autres disent plutôt : “Moi, je n'aime que telle personne, et rien qu'elle.” Entre cet universalisme qui ravale tout le monde au même niveau, et cette sorte d'amour particulier qui exclut l'universel, il s'agit de trouver un équilibre. On peut rencontrer beaucoup de femmes, beaucoup d'hommes, mais on risque tellement de se disperser ! Alors que le fait d'en choisir une (ou un) et d'approfondir cette relation, le plus loin possible, va me faire déboucher sur l'universel. C'est étrange et naturel : on découvre l'universel au cœur du particulier. Dans une femme, je peux découvrir toutes les autres femmes.

Comment choisir un préférentiel qui n'enferme pas ? On rêve : ça supposerait d'être libre de la jalousie, de la possessivité, de toutes nos peurs d'enfant, de savoir vraiment se situer au niveau de l'alliance. Bref, je crois que d'avoir choisi quelqu'un peut nous ouvrir aux autres, et non pas nous fermer. Que Jésus puisse avoir des préférences peut choquer certains (les apôtres eux-mêmes lui demandaient de justifier sa préférence pour Marie-Madeleine), mais c'est cela qui lui permet de mieux aimer les autres.

N. C. : Entre l'image d'Épinal d'un Christ éthéré et puceau et celle qui fait de lui un homme ordinaire, avec plusieurs épouses et des marmots, peut-on parler d'une “sexualité du Christ” ?

J.-Y. L. : Je reprends l'adage des Pères de l'Église : Tout ce qui n'est pas assumé n'est pas sauvé. Donc si le Christ n'a pas assumé la sexualité humaine, elle n'est pas sauvée ; et si elle n'est pas sauvée, elle est mauvaise ; et si elle est mauvaise, elle va nous rendre coupables ; et si elle nous rend coupables, elle va nous rendre malades. Le tout est de savoir de quelle sexualité nous parlons : celle qui reste pulsionnelle et animale ? ou celle d'un être qui a transformé sa libido en amour, et cet amour en capacité d'alliance ? Donc, évidemment que le Christ assume sa sexualité, autrement ce n'est pas un homme, c'est un castrat, un infirme - ce qui serait blasphématoire. C'est une des occasions que la réflexion philosophique a peut-être manqué : celle d'évangéliser la sexualité, de la transfigurer, d'y introduire le sacré. Bien sûr que Jésus a une sexualité, mais il la vit de manière plus intelligente, plus généreuse, plus aimante et plus sacrée. Ce n'est pas la divinité qui a été sexualisée. Il a divinisé la sexualité : elle aussi peut être un lieu d'épiphanie, de rencontre de Dieu. Et c'est ce que dit l'Évangile de Philippe : le lieu où l'on prie vraiment, aujourd'hui, à Jérusalem, c'est la chambre nuptiale. Le saint des saints, c'est là où un homme et une femme se rencontrent. La présence créatrice y est à l'œuvre. Donc, Dieu est réellement présent. Mais on est bien d'accord que, là, nous sommes en présence d'une humanité dont la sexualité est tout entière habitée par la lumière, par l'innocence, par un amour agapé. Il est terrible de penser que, pour certains, parler de la sexualité du Christ est vécu comme une déchéance : c'est là une humanité malade ! Jésus est-il moins divin parce qu'il est plus humain et aime une femme ? Quelle drôle d'image de la femme ! On sait que l'Église, depuis saint Paul et saint Augustin, a produit des milliers de textes charriant cette image, poussée par des peurs compréhensibles mais nullement chrétiennes. C'est nier à la femme le statut de sujet. On ne peut pas aimer quelqu'un et le regarder de haut. C'est pour ça que Jésus lave les pieds de ses disciples, pour les regarder d'en bas, pour les soigner, pour les guérir, pour les remettre debout.

N. C. : Transposez-vous directement tout ce que vous venez de dire à la relation amoureuse entre homosexuels ?

J.-Y. L. : De nouveau, quand on regarde le Christ, il a des préférences pour certaines femmes et pour certains hommes. Cette qualité d'amour, de relation, peut être vécu avec des hommes comme avec des femmes. Une parole très intéressante de saint Paul dit : “En Christ, il n'y a plus ni mâle ni femelle.” Quand on a éveillé en soi le sujet, on n'est pas seulement des mâles ou des femelles, mais des personnes humaines en relations singulières, des relations de sujet à sujet, qu'ils soient masculins ou féminins.


Texte : Jean-Yves Leloup pour Nouvelles Clés
Illustration : Collage de papiers divers. 300 x 120 cm. Robert Empain. 2010

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